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Maroc

La mort de Driss Benzekri

Driss Benzekri est décédé dimanche soir à Rabat des suites d'une longue maladie. 

		(Photo : AFP)
Driss Benzekri est décédé dimanche soir à Rabat des suites d'une longue maladie.
(Photo : AFP)
Dites «Vérité et justice», ou encore «Equité et réconciliation» - et tout de suite les Marocains évoquent son nom : Driss Benzekri bien sûr, l’ancien opposant de Hassan II devenu ensuite un des piliers de la réconciliation nationale sous son fils Mohamed VI, l’ancien militant marxiste-léniniste converti au dialogue et à la diplomatie, et qui a participé à la modernisation et l’ouverture démocratique du pays au début des années 2000. Driss Benzekri – ou l’histoire d’un parcours improbable, porteur de grandes espérances mais aussi de vraies frustrations : c’est un peu une page de l’histoire du Maroc qui se tourne avec la mort de cet infatigable militant des droits de l’homme, décédé à 57 ans des suites d’un cancer.

Voix douce, de petite taille et peu disert – Driss Benzekri cachait sous son allure modeste un véritable homme d’action, préférant la discrétion pour défendre efficacement la cause des victimes de la répression politique lors des années de plomb du Maroc. Né en 1950 dans une famille berbère modeste, près de Tiflet, il a une quinzaine d’années lorsqu’il découvre Voltaire, Rousseau mais aussi Marx. Il s’enthousiasme ensuite pour mai 68, avant de militer dans une organisation marxiste marocaine, Ilal Amam, qui prônait la révolution prolétarienne. Contact avec les jeunes intellectuels de l’Université, soutien de fait au front Polisario - Driss Benzekri a 24 ans lorsqu’il est arrêté par la police; trois ans plus tard, il est condamné à 30 ans d’emprisonnement. Une réclusion très dure au départ : il est torturé, passe un an ligoté dans une chambre plongée dans le noir absolu. L’épreuve aurait pu rompre le jeune professeur, mais celui-ci est doté d’une extraordinaire force morale ; il résiste, s’organise avec ses camarades de détention, et parvient peu à peu à obtenir de meilleurs conditions de vie. Visites de leurs familles, mise en place d’une bibliothèque, abonnements à la presse - Driss Benzekri en profite pour reprendre ses études par correspondance, et quand il sort de Kenitra en 1991 il est diplômé en linguistique de la faculté de Rabat. 

Après la prison, une nouvelle vie

Cette très longue détention marque le début d’une nouvelle vie pour l’ancien marxiste, désormais gagné au combat pour les droits de l’homme. Il obtient un master de droit international de l’université d’Essex (Grande Bretagne), se passionne pour la Commission vérité et réconciliation créée en 1993 en Afrique du Sud, pour le Tribunal pénal international de La Haye, créé la même année. Pour lui, seule la transparence pourra recoudre le tissu national marocain; et à la mort du roi en 1999, il parie sur la transition monarchique réussie et l’alternance au gouvernement pour participer à la création du Forum Vérité et Justice (FVJ), qui regroupe d’anciennes victimes de la répression politique pendant les années de plomb, et leurs familles. Il s’agit de sensibiliser l’opinion publique, et de créer un environnement propice à la mise en place d’une commission vérité. En 2003 c’est la reconnaissance suprême de son engagement lorsque le Palais l’appelle et lui propose de diriger l’IER, l’Instance Equité et Réconciliation : une vraie révolution au Maroc, puisqu’il s’agit d’enquêter sur les graves violations de l’homme commises au Maroc des années 1956 à 1999. Ce sera désormais la grande affaire de Driss Benzekri.

Avec 30 mois de débats publics et d’investigations, des auditions spectaculaires retransmises en direct à la télévision et à la radio et très suivies, entre 150 et 350 enquêteurs selon les périodes, 22 000 dossiers de victimes examinés, l’IER a représenté un immense espoir pour les Marocains. Il fallait retrouver les archives, parfois interdites, parfois disparues ; obtenir des témoignages, des noms, des preuves. Un immense travail de récupération de la mémoire nationale, de libération de la parole, qui pour autant ne devait pas tourner au règlement de comptes : car il n’a jamais été question de publier les noms des donneurs d’ordres, ou des tortionnaires, ce n’était pas dans la «feuille de route» de l’IER. Et ce fut donc sans surprise l’une des principales critiques de ses détracteurs : comment dire qu’on œuvre pour la justice lorsque les coupables ne sont pas punis. Porteuse de modernité démocratique, signe d’ouverture observé avec un énorme intérêt dans toute la région, l’IER a ainsi aussi focalisé les déceptions, les frustrations. Accusé par les uns d’être une marionnette du pouvoir, par les autres d’être trop légitimiste et d’empêcher une vraie démocratisation du pouvoir, Driss Benzekri a toujours réfuté les critiques, rappelant inlassablement que le travail de l‘IER permettait aux Marocains de faire passer un passé qui ne passait pas, et de libérer leur parole –comme il l’avait expliqué à Christophe Boisbouvier le 12 janvier 2006 sur notre antenne :

Driss Benzekri

Président de l’Instance Équité et Réconciliation

«La société marocaine a voulu aller vers l'essentiel, la vérité sociale historique et non pas judiciaire.»

De fait l’IER a montré les abus d’un système et non pas de ses hommes. Disparitions forcées, torture, détention arbitraire :16 000 dossiers ont finalement été instruits par l’IER, qui a été dissoute comme prévu après avoir remis son rapport au roi en novembre 2005. L’indemnisation de milliers de victimes a commencé, mais de très nombreux dossiers sont encore en souffrance. Depuis fin 2005 Driss Benzekri était à la tête du Comité consultatif des droits de l’homme, un de ses derniers geste a été de signer sur son lit d’hôpital un texte créant une couverture médicale pour les victimes des années de plomb. En 2005 un hebdomadaire l’avait élu homme de l’année. La mort de ce pionnier de la justice transitionnelle va laisser un vrai vide au Maroc.



par Catherine  Frammery

Article publié le 21/05/2007 Dernière mise à jour le 21/05/2007 à 18:18 TU