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Cinéma

«L’avocat de la terreur»: Vergès et sa part d’ombre

Un avocat qui tend les mains pour se faire menotter, l’image n’est pas banale. C’est l’affiche du nouveau film de Barbet Schroeder, L’avocat de la terreur qui sort cette semaine sur les écrans français. Le sujet s’impose d’emblée : qui se cache derrière le sulfureux et très controversé Jacques Vergès, l’homme de l’affiche ? Pour tenter de répondre à cette question, le réalisateur s’est mué en détective. Le documentaire est mené comme une enquête qui tournerait autour de la personnalité de cet avocat énigmatique qui, de la cause anticolonialiste à la défense des terroristes de tous horizons en passant par le procès de Klaus Barbie, se révèle éminemment emblématique. En effet, en épousant les méandres (disparition comprise) du parcours de Jacques Vergès, Barbet Schroeder retrace l’histoire du terrorisme de ces 50 dernières années. De l’idéalisme au cynisme, le cinéaste propose une mise en abîme et en perspective absolument passionnante. Suspens, générique de rêve où l’on croise le gratin du terrorisme de ces dernières décennies, liaisons dangereuses bref, L’avocat de la terreur fait la preuve qu’effectivement la réalité dépasse la fiction.


(Copyright : Les films du losange)
(Copyright : Les films du losange)

Premier plan, Jacques Vergès face à la caméra évoquant le génocide cambodgien. Pardon, le «prétendu» génocide cambodgien car pour lui, il y a eu «amalgame, le nombre de victimes ayant été très largement inférieur au nombre de morts annoncés». Le préambule négationniste achevé, le film peut commencer, guidé par une seule question aux multiples ramifications : quelle est la part de sincérité et de conviction de cet avocat que Barbet Schroeder, dans un étonnant renversement des rôles, questionne sur ses choix, interroge sur sa disparition pendant huit années entre 1970 et 1978, sonde sur ses amours, interviewe sur ses amitiés tendancieuses, sans jamais se départir de ce calme propre à celui qui n’est pas là pour juger mais pour comprendre et faire entendre. Ni voix off ni commentaire, le réalisateur s’efface derrière son sujet, derrière sa caméra. Cette approche, volontairement plus cinématographique que journalistique, privilégie donc les chemins de traverse, les biais, les à-côtés qui, en entrant en résonance, finissent par bâtir une analyse des plus pertinentes sur le terrorisme, de la guerre d’Algérie à nos jours. Près d’un demi-siècle de connexions vertigineuses y compris avec les milieux néo-nazis auxquelles se trouve mêlé, de plus ou moins près, Jacques Vergès dont le parcours ne va pas effectivement sans rappeler l’évolution du terrorisme passant de l’idéalisme d’une Djamila Bouhired, figure mythique de l’indépendance algérienne - que Vergès défendra puis épousera - au cynisme d’un Carlos, devenu le prototype du mercenaire sans foi ni loi.

L’avocat de la terreur a nécessité deux ans et demi de recherches, huit mois de montage pour réduire les 120 heures d’entretiens dont 20 avec le seul Jacques Vergès à un film d’un tout petit peu plus de deux heures. Exactement 135 minutes palpitantes, haletantes sur lesquelles Barbet Schroeder revient pour nous.

RFI : Pourquoi le choix de Jacques Vergès ?

Barbet Schroeder 

		DR

Barbet Schroeder : D’abord parce que je l’admirais beaucoup quand j’avais 14, 15 ans et que je regardais ce qu’il faisait pour le FLN (Front de libération nationale, en Algérie), je m’enthousiasmais beaucoup pour son activité à cette époque-là. Et puis, il fait partie de ces gens que j’ai toujours gardés comme ça sur le côté, en me disant «un jour, peut-être un documentaire». Il y a comme ça, une dizaine de sujets que je garde en réserve. Amin Dada était l’un d’eux, donc si vous voulez, ce sont des choses, des personnes sur lesquelles je découpe des articles, je continue de me renseigner jusqu’au jour où quelqu’un me dit, «voilà, il y a la possibilité de le faire». Mis au pied du mur, je dois alors me décider et pour Vergès, je me suis dit que ça faisait trop longtemps que j’avais envie de le faire pour ne pas m’y risquer. Car c’était, à mon avis, le sujet le plus dangereux que j’ai jamais entrepris. Non pas dangereux sur le plan physique mais sur le plan moral c’est à dire qu’on a quand même à faire à un maître manipulateur qui ne dit pas que c’est lui qui va me manipuler et que je vais finir par faire un film à sa gloire !

RFI : Le piège a été évité, le film, à l’arrivée, est plutôt à charge à l’image du préambule…

B.S : Je n’ai pas conçu le film comme ça. Je l’ai conçu comme un film de fiction, comme un film à suspens ou d’espionnage avec toute une galerie de personnages hauts en couleur, en fait on pourrait intituler le film Conversation avec des terroristes, L’envers de l’histoire contemporaine ou L’histoire du terrorisme, de la naissance à nos jours. Donc ce n’est pas uniquement Vergès, le sujet, mais je ne peux pas faire un film documentaire sans avoir un personnage central auquel j’accroche tout le reste du film. Et il faut dire que de ce point de vue, Vergès campe un personnage ambigu comme je les aime puisque j’ai, réunis en un seul homme, l’avocat et l’homme maléfique.

RFI : Votre travail s’apparente à celui d’un détective qui dégagerait un certain nombre de pistes pour tenter de cerner Jacques Vergès…

B.S : Bien sûr, et si par exemple, on prend sa disparition, on peut dire que, au cours de cette recherche pour essayer de découvrir où il a pu disparaître, on découvre énormément de choses sur lui et là, d’ailleurs, je pense que le film amène du nouveau. Au cours de cette enquête, on rencontre en effet des personnages absolument hallucinants comme des nazis suisses qui financent des mouvements palestiniens extrémistes, toujours extrémistes, jamais il ne s’agit du peuple palestinien. Et c’est justement à ces mouvements extrémistes que Vergès se trouve à un moment possiblement associé. Et puis il y a bien sûr toute l’exploration de la matrice de ce personnage, en l'occurence l’Algérie, là où il s’est formé, et qui est la partie héroïque, sublime, bouleversante de sa vie. C’est une part importante du film consacrée à la lutte pour l’indépendance algérienne et à la naissance de ce qu’on appelle «le terrorisme aveugle» c’est à dire les bombes posées dans les cafés fréquentés par les Européens.

(Copyright : Les films du losange)
(Copyright : Les films du losange)

RFI : L’un des témoins dit qu’il est né colonisé (Jacques Vergès est né en Thaïlande, d'un père français et d'une mère vietnamienne) et qu’à cet égard il est né en colère. Et cette colère, même si par la suite Vergès s’est fourvoyé, semble fondamentale pour comprendre le personnage…

B.S : Je crois, oui. Je crois que ça reste quelque chose de fondamental mais on ne peut pas s’empêcher de se demander quand même si aujourd’hui, il croit encore à quelque chose. Et je pense que oui, il défend encore des causes. Sur le site du film (www.lavocatdelaterreur.com), j’ai mis le discours qu’il a prononcé le 15 octobre dernier devant les partis d’extrême droite serbes et où il les encourage à ne pas livrer les criminels de guerre au tribunal de La Haye donc il croit à quelque chose. Il n’a rien à gagner à faire ça donc c’est bien qu’il y croit. Il s’est aussi beaucoup engagé aux côtés de Saddam Hussein donc, vous voyez, on en trouve des causes. Ce n’est pas quelqu’un qui croit à rien ! (rires)

RFI : D’ailleurs, son parcours est on ne peut plus emblématique, à l’image de ce terrorisme qui passe d’une Djamila Bouhired, une icône en Algérie et dans le monde arabe, à un Carlos, mercenaire qui se vend au plus offrant…

B.S : Bien sûr mais c’est un parcours que l’on retrouve dans la vie de beaucoup de gens. C’est très humain malheureusement. Et donc, j’ai voulu montrer cette chose là à la fois sur le plan personnel et surtout sur le plan des idées, montrer la mort des illusions au cours des 50 dernières années, montrer comment les idéologies sont mortes les unes après les autres, comment les rêves se sont dissous et comment le terrorisme a évolué. Tout ça évidemment est dur à digérer. On voit aussi comment on est arrivé à un autre terrorisme où l’on considère que les gens qui commettent des attentats sont des Kleenex, des gens qui ne comptent pas pour ceux qui s’en servent. Et si on veut être juste, on voit là, dans mon film, des terroristes qui sont capables d’avoir un discours lucide et cohérent, des terroristes qui parlent. Ce sont les derniers qui parlent avant donc l’arrivée des terroristes jetables.

RFI : Jacques Vergès n’a pas hésité à faire ce film. Après tout, il prend un risque en acceptant…

B.S : C’est quelqu’un de très courageux, il a pris un énorme risque car évidemment, je n’aurais jamais fait ce film si je n’avais pas eu le final cut c’est à dire, le montage final. Donc ça, évidemment, c’est quelque chose d’assez terrible pour un personnage comme lui. Mais c’est quelqu’un qui n’a pas peur du risque puisqu’il est capable de gestes insensés. Regardez l’affiche que nous avons, absolument extraordinaire où il tend les mains pour être menotté avec, derrière lui, des barreaux qui évoquent une prison. Quelle est la pulsion qui l’a poussé, lui, un avocat, à faire ce geste ? Car ce n’est bien entendu pas moi qui lui ai demandé de prendre cette pose. Donc, pour moi, la pulsion qui l’a poussé à faire mon film, c’est la même que celle qui l’a poussé à faire cette photographie.

RFI : Et pour le titre, c’est lui encore ?!

B.S : Ehhh... C’est une collaboration ! (Rires) Disons que là encore, c’est une pulsion que j’ai interprétée.

RFI : Il y a quand même du masochisme chez cet homme ?

B.S : Non, c’est quelqu’un qui aime bien avoir raison contre tous. Il se dit que s’il est seul contre tous, il a plus de chance alors d’avoir raison. Et ce n’est pas complètement faux, c’est ce que prétendait Nietzsche qui disait, «si vous voyez courir la foule dans une direction, courrez dans  la direction inverse, vous avez plus de chance d’avoir raison». Et puis, c’est peut-être une perversion mais il n’a pas peur qu’on dise du mal de lui. Il s’en délecte même peut-être et donc, c’est une tournure d’esprit, de caractère qui peut provoquer des situations, des dialogues très cocasses.

RFI : C’est d’ailleurs tout le sens de la dernière phrase du film que vous lui laissez et où Jacques Vergès dit que ce qui est important, c’est de ne pas franchir la ligne blanche, condition sine qua non pour ne pas être vulnérable…

B.S : Exactement. On vient de prouver, durant tout le film, qu’il a franchi plus souvent qu’à son tour la ligne blanche et il termine en disant qu’il ne faut surtout pas la franchir. C’est une dernière pirouette que je trouve absolument géniale. C’est pour ça que qu’ai voulu finir là-dessus parce que tout d’un coup, en deux phrases, à la fin, il détruit tout ce qui a été construit auparavant. 

RFI : Et vous, au terme de cette enquête, vous ne vous sentez pas défait ?

B.S : Si bien sûr, mais c’est ma vision du monde. J’ai une vision extrêmement noire de l’âme humaine, de la situation du monde. Ma vision est en réalité tellement noire que j’ai décidé d’en rire. Pour moi, c’est un film qui est plein d’humour, plein d’ironie et plein de situations absurdes et c’est ça que j’aime.



par Elisabeth  Bouvet

Article publié le 05/06/2007 Dernière mise à jour le 05/06/2007 à 09:43 TU

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Barbet Schroeder

Cinéaste

«Barbet Schroeder a présenté à l'occasion du dernier festival de Cannes, dans la section Un certain Regard, son documentaire choc sur Jacques Vergès, L'avocat de la terreur.»

[19/05/2007]