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Maroc

Quel développement pour Tanger?

Article publié le 21/07/2007 Dernière mise à jour le 21/07/2007 à 17:04 TU

Mise en route de Tanger Med, installation de zones franches, complexes touristiques sortant de terre face à la baie. Candidate pour l’Expo 2012, la ville du Détroit est en chantier. Mais de nombreux Tangérois se sentent exclus de cette dynamique qui privilégie promoteurs et touristes.

De notre envoyée spéciale à Tanger, Cerise Maréchaud

Bientôt, on ne les entendra plus. Ces coups de corne de brume annonçant l’arrivée ou le départ des ferries au port de Tanger, dont le grondement sourd monte jusqu’à la médina, résonneront à une quarantaine de kilomètres, vers l’est. C’est là, après quatre ans de travaux titanesques que Tanger Med, désormais l’un des plus grands ports d’Afrique, vient d’accueillir, en juillet, ses premiers bateaux et containers. Pour quelque 10 milliards de dirhams (plus de 900 millions d’euros) financés par l’Etat marocain et des acteurs privés, Tanger Med aura une capacité cinq fois plus grande que celle du vieux port, bientôt reconverti en marina de plaisance.

La bannière Tanger 2012 le long d'un immeuble en construction sur le littoral.(Photo : Cerise Maréchaud/RFI )
La bannière Tanger 2012 le long d'un immeuble en construction sur le littoral.
(Photo : Cerise Maréchaud/RFI )

«C’est la grosse loterie de la région», avance Abdelouahid Zemmouri. Depuis trois ans qu’il couvre le chantier Tanger Med, ce photographe a également vu les tronçons d’autoroute et de voie ferrée avancer le long du littoral, et des entreprises étrangères (plus de 260) fleurir à Tanger Free Zone. Suivront bientôt d’autres zones franches, la pointe du Nord marocain ambitionnant de se muer en plate-forme industrielle – automobile, électronique, textile - en plus d’une place financière off-shore. Plus de 145 000 emplois sont annoncés pour les années à venir.

Alentour, 4 500 hectares sont en voie d’urbanisation : Ksar Sghir, village voisin de Tanger Med, s’est incliné devant le tracé d’autoroute et les promesses d’une future ville d’environ 80 000 habitants, avec son parking, son centre commercial. « Plus de 40 000 unités de logement sont en construction aujourd’hui », décompte Jelloul Samsseme, directeur du Centre régional d’investissement (CRI) Tanger-Tétouan. Assainissement, voirie, transports : la ville du Détroit est en pleine mise à niveau, avec pour autre objectif d’absorber 2 millions de touristes à l’horizon 2015.

Nouvelle vitrine du royaume

Après quarante ans de léthargie socioéconomique, entretenue par le désamour que vouait l’ancien roi Hassan II au Rif rebelle, Tanger et sa région ont aujourd’hui la bénédiction de son fils Mohammed VI pour espérer devenir une nouvelle vitrine du royaume. Une modernisation bienvenue pour redorer une réputation noircie par la contrebande, le trafic de drogue et les drames de l’immigration clandestine, autant de maux qui ont contribué à faire des quartiers pauvres de Tanger, comme Beni Makada, un fief de l’intégrisme.

C’est d’ailleurs l’ancien wali (gouverneur) de Marrakech, Mohamed Hassad, auréolé du succès de la ville ocre dont il a mené les grands travaux d’infrastructures, qui a été choisi par le roi pour faire de même à Tanger, candidate pour organiser l’Exposition internationale 2012 contre la Coréenne Yeosu et la Polonaise Wroclaw. « Nous sommes la première candidature d’un pays arabe, africain, musulman et en développement, souligne Jelloul Samsseme, également vice-président de l’Association Tanger Expo 2012. Ce serait le couronnement de la stratégie de développement actuel ». Six millions de touristes sont attendus pour trois mois, et plus d’un milliard de dirhams (100 millions d’euros) de recettes directes. De quoi consoler le Maroc, qui a vu il y a trois ans l’Afrique du Sud lui rafler la tenue du Mondial de foot 2010.

Depuis un an, le logo «Tanger 2012» s’est répandu sur les murs et vitrines de la ville, enjoignant les habitants à rester « tous unis » et accompagnant la moindre bannière de projet immobilier. Mais si l’engouement est là, certains se méfient de tout consensus béat. « On parle de ‘routes unies et de rencontre des cultures’ (thème de la candidature) là où les frontières sont plus fermées que jamais», ironise la photographe Yto Barrada, habituée du spectacle de jeunes désœuvrés rôdant dans le port pour se glisser sous un camion en partance vers l’Europe.

Chez les habitants, face à tous ces chantiers et projets, la méfiance le dispute à l’optimisme : fin des embouteillages de l’été, assainissement de vieux quartiers où, récemment, un médecin italien déplorait « des cas de tuberculose » sont attendus avec impatience. Mais nombreux s’inquiètent de voir la baie tangéroise balafrée par d’énormes immeubles en béton. « On reproduit les mêmes erreurs que sur la Côte d’Azur ou la Costa del Sol », avertit Abdelouahid Zemmouri.

Rachid Taferssiti, président de l’association Al Boughaz qui s’est battu pour faire classer une centaine de bâtiments, déplore le sacrifice de certains lieux de mémoire sur l’autel de complexes touristiques, la dégradation d’anciennes églises et synagogues. Tout en arpentant ses ruelles, il s’irrite de voir la médina malmenée par des initiatives de rénovation hasardeuses, sans respect pour l’historique des lieux. « 26 hectares… c’est minuscule mais unique, c’est l’âme de la ville ».

« Plus de droits pour nous, Tangérois »

Sur la mythique place du Grand Socco, de hauts palmiers et une énorme fontaine en marbre ont délogé le souk hebdomadaire. « Un facteur important de lien social », regrette Yto Barrada sur le perron du vieux cinéma Rif, ressuscité depuis fin 2006 par la Cinémathèque de Tanger qu’elle dirige. Son espoir, réhabiliter le 7e art dans les habitudes des Tangérois et, à contre-courant des coulées de béton, replacer le socioculturel, grand oublié de la « renaissance » tangéroise, comme outil indispensable de développement. « Je voudrais monter une maison de jeunes, mais je n’ai personne à qui m’adresser », regrette Souhail Afilal, jeune tangérois passionné de musique, de théâtre et d’écriture, mais désespéré par l’indigence du système éducatif et le manque d’espaces d’expression, bibliothèques ou salles de musique.

« L’économie profite des chantiers actuels, mais le peuple ? », doute Abdelouahid Zemmouri, constatant le doublement du prix des terrains dans la médina où des maisons sont rachetées à prix fort par des vedettes, le départ de familles vers des quartiers ghettos, la pression environnementale des golfs construits en lisière de la Forêt diplomatique.

Même les promesses d’emplois ne semblent pas s’adresser aux Tangérois, en l’absence de formations adéquates. « Un jour, des habitants de Ksar Sghir, la plupart pêcheurs et agriculteurs, sont descendus demander du travail sur le chantier Tanger Med. Sans succès », rapporte Zemmouri. « Quand une compagnie vient, elle ramène ses travailleurs, renchérit Abdelhak, chauffeur. On se sent exclus de tout ça. Même les jeunes sur l’affiche de Tanger 2012 ont été castés à Casablanca ! », lance-t-il, caustique.

Un demi-siècle après l’ «âge d’or» tangérois, dont seul profita un microcosme de banquiers, intellectuels et artistes, l’avenir de la ville est-il réservé aux touristes, à la jetset et aux promoteurs ? « Je souhaite qu’on gagne Tanger 2012, conclut simplement Abdelhak, pour que l’attention internationale fasse que l’attitude des gouvernants change, et qu’on ait plus de droits, nous Tangérois ».