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France

Grèves: «On est loin du conflit de 95»

Article publié le 15/11/2007 Dernière mise à jour le 15/11/2007 à 15:06 TU

Henri Vacquin, sociologue, spécialiste des rapports sociaux.(Photo : DR)

Henri Vacquin, sociologue, spécialiste des rapports sociaux.
(Photo : DR)

La France est touchée depuis mercredi par une grève dans les transports en commun lancée par un large mouvement des syndicats de cheminots de la SNCF et de ceux de la RATP (les transports en commun parisiens). Le mouvement va se poursuivre ce vendredi mais le spectre d’un conflit qui traînerait en longueur, comme les grandes grèves de 1995, est finalement en train de s’éloigner, après plusieurs gestes du gouvernement et des syndicats. Henri Vacquin est sociologue, directeur des études au cabinet Idée consultants, il a également co-écrit un ouvrage consacré au mouvement de 1995, intitulé Le sens d’une colère. Dans un entretien sur RFI, il livre son analyse de la situation.

RFI : Henri Vacquin, il semblerait que l’histoire ne bégaie pas ; 1995 ne se renouvellera donc pas ?

Henri Vacquin : Non, parce que les conditions sont très différentes. Le président de la République en 1995 avait été élu en mai sur la fracture sociale et il était, à peine 4 mois après -la mémoire collective est plus longue que cela - rentré dans une stratégie d’exacerbation de cette rupture sociale. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation, que cela plaise ou non, où le nouveau président de la République avait dit qu’il ferait cela, qu’il le ferait vite et d’une certaine manière, il y a au moins une cohérence dans la crédibilité du discours politique à cet égard.

La deuxième grande différence, 12 ans après, c'est que le principe de réalité dans l’opinion publique, comme chez les acteurs syndicaux, a pris une autre place. J’avais inventé à l’époque le concept de "grève par procuration", de la part des salariés du privé, qui, sous le poids du chômage, pouvaient difficilement entrer en confit. Je prêtais donc aux syndicalistes du privé le sentiment de vivre la grève des transports publics comme une grève de procuration. Aujourd'hui, ce n’est pas du tout le cas. Il faut bien voir que la manière dont a été préparée cette approche des régimes spéciaux s’est beaucoup fondée sur le fait de désigner les salariés concernés comme des « boucs émissaires », comme des privilégiés, ce qui, de vous à moi, n’est d’une part pas le cas, et qui en deuxième lieu a suscité chez eux le sentiment d'être victime d'une culpabilisation, ce qui est sûrement à l’origine d’une part de la colère qu’ils manifestent.

On est donc désormais dans une situation radicalement nouvelle, d’autant qu’à la différence de 1995, la « tornade sarkozienne » de réformes met sur la table toute une série de problèmes qui étaient antérieurement enterrés, et qui réinterrogent tout le monde, tant la pratique politique que la pratique patronale, ou la pratique syndicale.

RFI : Parlons justement de la position des syndicats face à Nicolas Sarkozy. Eux aussi ont changé, ils ont intérêt à « sauver les meubles » et peut-être à négocier. D’où l’ouverture de la CGT ?

Henri Vacquin : Oui et à mon avis, c’est un fait historique qui aura des conséquences importantes. Toutes les confédérations représentatives traditionnelles étaient très timorées à l’égard d’un mouvement de cet ordre et la CGT tout particulièrement. La CGT, depuis Louis Viannet, secrétaire général un peu avant 1995, et depuis 1995 avec Bernard Thibault, se targue d’ouverture. Et c’est vrai qu'on peut rappeler qu’en 1995, le congrès unanime pendant le conflit avait radié le premier article du statut de la CGT, qui avait pour objet d’imposer le socialisme. Avec cet acte symbolique, la CGT se « re-syndicalisait », c'est-à-dire qu’elle ne mettait plus le champ politique dans ses objectifs.

Aujourd'hui ce confit frontal avec les pouvoirs publics est quelque chose que la confédération CGT a envie de stigmatiser d’une certaine manière. En deuxième lieu, c’est vrai qu’elle veut éviter à ses gros bastions des entreprises publiques et de la fonction publique d’aller à Canossa, parce qu’il ne faut pas acculer, à mon avis, le gouvernement. Indépendamment des menaces tactiques que celui-ci avait faites, à savoir que l’on irait au bout de la réforme, la CGT n’a aucun bénéfice à ce qu’on accule les pouvoirs publics dans cette position, à partir de laquelle ces gros bastions iraient à la défaite.

RFI : Mais n'est-ce pas un risque pour le leader, Bernard Thibault par rapport à sa base ? De fait, la grève a été reconduite dans toutes les AG, que ce soit la RATP ou la SNCF ?

Henri Vacquin : Oui, vous aurez noté aussi que la CFDT, à la RATP comme à EDF, a demandé de cesser la grève. On ne peut pas agir comme cela, pour un mouvement qui est marqué par une très forte colère. On ne peut pas demander à un conflit de cet ordre, parti comme il est, de répondre au doigt et à l’œil. Je note quand même que le nombre de manifestants du 18 octobre était plus important que celui qu’il y a eu mercredi et qu’une certaine forme de reprise est en train de s’opérer dans les différentes entreprises touchées.

Je pense qu’effectivement, il va y avoir débat ; non seulement à l’intérieur des fédérations syndicale concernées, mais aussi avec les cheminots. Et je ne pense pas un seul instant qu’avant que les AG aient pu découvrir concrètement le type de cadre nouveau de la négociation, les leaders puissent du jour au lendemain, remettre en cause cette saine colère qui a animés leur base dans ce mouvement. Il va donc falloir prendre du temps à cet égard.

Ceci dit, ce que fait la CGT dans cette affaire est quand même très astucieux : elle accepte, alors qu’elle les refusait, les négociations décentralisées et elle demande que par ailleurs, à côté des directions des entreprises publiques, la tutelle ministérielle soit présente. Ceci est très important parce que, soyons clairs, les présidents des entreprises publiques ne sont que les agents de maîtrise de la tutelle. En demandant cela dans les négociations décentralisées, on met en place des acteurs en mesure d'assumer les décisions, parce qu’il y aura et l’Etat-patron et les patrons managériaux face aux acteurs syndicaux, et je pense que c’est une donnée très importante.

Je ne suis pas des gens qui pensent que pour autant, la CGT signera derrière cela un accord. Mais il n’empêche qu’elle aura créé les conditions pour qu’une négociation s’ouvre, ce qui n’exclut pas d’autres formes de conflictualité, mais des formes de conflictualités qui cette fois s’appuieront sur des problèmes concrets, à l’intérieur des entreprises, au lieu d'un mouvement qui ressemble plus jusqu’à maintenant à une espèce de débat politique après les élections présidentielles.

                                          Entretien réalisé par Catherine Rolland