Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Turkménistan

L'envers de la dictature

par Régis Genté

Article publié le 20/11/2007 Dernière mise à jour le 20/11/2007 à 19:06 TU

Près d'un an après la mort de Saparmourad Niazov, dictateur fantasque et brutal, l'ancienne République soviétique d'Asie centrale vit toujours au rythme du culte de la personnalité et du parti unique autorisé. Mais les six millions de Turkmènes n'en soutiennent pas moins leur pouvoir, notamment grâce à la quasi gratuité du pain, de l'électricité ou du gaz. Reportage.

De notre correspondant en Asie centrale, Régis Genté

Il en rit d'aise, Arslan, découvrant une rangée de dents en or. «Un dollar, et je fais le plein de ma Volga (marque de voiture russe), eh eh», soit une cinquantaine de litres, explique-t-il, alors que nous défilons entre les grands immeubles neufs, de marbre blanc, de l'avenue Maqtoumkouli, à Achgabad, la capitale du Turkménistan. Lorsqu'on lui demande ce qu'il pense du nouveau président, Gourbangouly Berdymoukhamedov, élu en février dernier, le retraité au tein cuit par le soleil n'est guère critique. «Il est bien, comme celui d'avant», lâche-t-il, sans toutefois se lancer dans un éloge.

Dans un pays où le chômage est rampant, plus de 50% de la population active, disent des observateurs du Turkménistan, être taxi est l'un des  moyens de gagner les quelques manats qui permettront d'acheter l'essentiel. Au prix dérisoire des denrées de base, la course en devient presque du 100% bénéfice pour le chauffeur.

Sur les marchés, le prix bas de certaines denrées alimentaires permet au régime d’être soutenu par une partie de la population.(Photo : Régis Genté / RFI)
Sur les marchés, le prix bas de certaines denrées alimentaires permet au régime d’être soutenu par une partie de la population.
(Photo : Régis Genté / RFI)

«Au bazar russe. 5 000 manats [15 centimes d'euros]. D'accord ?», dis-je. «On y va», réplique, sans même tenter de négocier, Babamourad, autre retraité coiffé d'une takhia, petit couvre chef traditionnel turkmène, porté sur l'arrière du crâne. «Les retraites sont payées, Il n'y a rien à dire. Et elles sont versées à temps. Je reçois 2.500.000 manats par mois [environ 75 euros]. Cela me suffirait pour moi seul. La vie n'est pas chère ici. Mais il faut faire vivre la famille. Mes enfants ne trouvent pas d'emploi. Alors, je fais le taxi la journée», explique le paisible vieillard, alors que son vieux poste radio crache une romance turque.

Babamourad affiche le même petit rire en coin qu'Arslan et que tous ses collègues d'infortune, lorsqu'on parle des prix dans le pays. «La viande, c'est deux dollars le kilo [1,5 euro]. Et en plus elle est bonne. L'électricité et le gaz, presque rien. Le pain aussi est presque donné.» Dans l'ancienne rue Engels, nous nous arrêtons au feu rouge devant un magasin d'Etat. Un policier stationne là, comme à la plupart des angles de rue de la capitale. De la boutique, les femmes en robe traditionnelle et foulard colorée sur la tête, sortent les bras chargés de pain. A l'intérieur, trône le portrait du président. Il a remplacé celui de Turkmenbachi, «Le père de tous les Turkmènes», ainsi que se faisait appeler son prédécesseur, décédé le 21 décembre dernier, après avoir régné d'une main de fer pendant 21 ans sur la République d'Asie centrale.

«La viande, c'est deux dollars le kilo [1,5 euro]. Et en plus elle est bonne. L'électricité et le gaz, presque rien. Le pain aussi est presque donné.» (Photo : Régis Genté / RFI)
«La viande, c'est deux dollars le kilo [1,5 euro]. Et en plus elle est bonne. L'électricité et le gaz, presque rien. Le pain aussi est presque donné.»
(Photo : Régis Genté / RFI)

Le feu passe au vert, la Jigouli (autre marque d'automobile russe) de Babamourad toussotte et repart. Partout la propagande. Les portraits de l'actuel chef de l'Etat remplacent peu à peu ceux de l'ancien. Les statues et bustes en or, ou plaqués or, de «Turkmenbachi le Grand», sont encore légion. Au loin, nous apercevons l'Arche de la neutralité sur laquelle est posée une autre statue, immense, qui tourne avec le soleil. «Vous avez aussi votre roi soleil, comme nous l'avions en France» : le chauffeur affiche un sourire discret. Même dans le cocon de l'automobile, on préfère ne pas critiquer trop ouvertement le pouvoir.

Certes, l'absence totale de médias indépendants et, d'une façon générale, de toute voix publique non laudative, ne favorise pas l'esprit critique. Mais au fil de nos courses en taxi dans Achgabad, nous comprenons que le président Berdymoukhamedov, comme son prédécesseur, jouit d'un réel soutien. Il en bénéficie grâce à la quasi gratuité des produits de base, à la stabilité politique qui règne dans le pays, question à laquelle sont particulièrement sensibles les populations de l'ex-URSS. Les Turkmènes sont fiers de voir Achgabad prendre belle allure, avec ses tantôt élégantes, tantôt très kitschs, nouvelles constructions, le fait pour nombre d'entre elles de Bouygues, entreprise française de BTP.

Les portraits de Berdymoukhamedov commencent à envahir les rues.(Photo : Régis Genté / RFI)
Les portraits de Berdymoukhamedov commencent à envahir les rues.
(Photo : Régis Genté / RFI)

Nous nous séparons de Babamourad devant un édifice public, au fronton duquel une grande affiche vante le Roukhnama, «livre de l'âme» écrit par Turkmenbachi, qui sert de base à l'idéologie officielle, nationaliste. A Kiptchak, ville natale de l'ancien chef de l'Etat, la mosquée, construite par Bouygues en 1995, est ornée de versets du Coran et de citations du Roukhnama. La télévision, quant à elle, diffuse quotidiennement des lectures soporifiques de cet ouvrage à la couverture rose.

Réécriture de l'histoire turkmène, collection de platitudes morales et valeurs nationales, recueil de poésies, à l'eau de rose, du défunt dictateur, le Roukhnama est étudié à l'école comme à l'université. «Un peu trop, on finit par ne plus avoir le temps d'étudier le reste», nous expliquait, il y a peu, un jeune Turkmène, installé à l'étranger. Le nouveau maître du pays, bien que soucieux de corriger les excès de son prédécesseur, s'appuie aussi sur ce drôle de livre pour formater les têtes à sa guise.

«Vous savez, personne ne le lit, le Roukhnama. S'il faut en connaître des bouts pour décrocher un boulot, on en apprend vite fait des passages, mais c'est tout», nous explique Vassili, un jeune Russe dont les grand parents, ingénieurs, se sont installés à Achgabad dans les années 1950.  Nous traversons le «Microraïon 2», quartier où les immeubles, datant de l'époque soviétique, sont recouverts d'antennes paraboliques... tournées vers la Russie et ses chaînes de télévision autrement plus «vivantes» que celles du Turkménistan.

Le régime s’appuie encore sur le Roukhnama (la« pensée » de l’ancien dictateur) et en fait sa propagande un peu partout, même sur les abribus.(Photo : Régis Genté / RFI)
Le régime s’appuie encore sur le Roukhnama (la« pensée » de l’ancien dictateur) et en fait sa propagande un peu partout, même sur les abribus.
(Photo : Régis Genté / RFI)

Les Turkmènes ont deux vies. Celle officielle, quand ils ne peuvent faire autrement, remplie de propagande et de laudations à n'en plus finir. Celle privée, faite de débrouille et de vie simple. Retour à l'hôtel. Nous allumons la télévision. La chaîne turkmène du «Siècle d'or» fait le compte rendu du dernier conseil des ministres. Le président est montré entrant dans la salle alors que les ministres l'applaudissent interminablement. En fin de journal, les footballeurs de l'équipe nationale, qui ont battu Singapour 3-0 la veille, font l'éloge du président et de la nation. Nous zappons sur une chaîne russe. Un reality show vulgaire attire notre attention.