par Camille Magnard
Article publié le 12/03/2008 Dernière mise à jour le 13/03/2008 à 00:04 TU
De notre correspondant à Kiev, Camille Magnard
C'est tout à la fois un atout majeur et une encombrante fatalité pour l’Ukraine indépendante: le pays est un carrefour privilégié entre la Russie, à l'Est, et l'Europe, à l'Ouest. Son vaste territoire est traversé par une multitude de réseaux d'échanges parmi lesquels le plus crucial : un système de gazoducs hérité de l'époque soviétique qui achemine vers l’Ouest 80% du gaz acheté par les pays européens à Gazprom.
En monnayant au groupe gazier russe l'utilisation de ses tuyaux, Kiev allège considérablement sa propre facture gazière et gagne au passage un moyen de pression fort appréciable face aux méthodes de négociations agressives du géant russe. La toute récente crise gazière le prouve: quand Moscou menace de couper le gaz à l’Ukraine pour faire accepter ses prix et ses conditions, Kiev brandit à son tour le risque d’une rupture des livraisons de gaz russe vers l'Europe.
Face aux tensions répétées entre l’Ukraine et la Russie, l’Europe a compris combien il était dangereux pour elle d’être trop dépendante des humeurs de Moscou et de Kiev. L’UE cherche donc à diversifier ses approvisionnements. De son côté, Moscou, échaudée par l’attitude beaucoup moins docile de l’Ukraine depuis la Révolution orange, veut à tout prix trouver le moyen de vendre son gaz à l’Ouest en évitant la case ukrainienne.
Les nouveaux gazoducs visent à réduire la dépendance de l'Europe à l'égard de la Russie.
(Carte : M. Gilles-Garcia/RFI)
A l’horizon 2012, c’est donc une profonde redéfinition des routes du gaz vers l’Europe qui s’annonce. Avec pas moins de trois projets de pipelines concurrents, qui s’accordent néanmoins sur un point: la nécessité d’amener le gaz des régions de production (la mer de Barents et la Sibérie occidentale en Russie, mais surtout les champs gaziers de la Mer Caspienne et d’Asie centrale) à l’autre extrémité du continent européen, en contournant ostensiblement la route la plus évidente, celle de l’Ukraine. Pour cela, deux voies possibles, celle du Nord et celle du Sud.
Par le Nord, Gazprom devrait ouvrir en 2010 la première portion de son gazoduc Northstream, qui reliera les champs gaziers russes de la mer de Barents à l’Allemagne, via Saint-Pétersbourg et une portion sous-marine de près de 1 200 kilomètres à travers la Mer Baltique. La direction de ce projet est russo-allemande, Gazprom gardant la majorité des parts mais ayant placé aux commandes l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder.
Northstream vise à donner à Gazprom un accès direct au gourmand marché européen, ce qui n’est pas du goût de tous les pays membres de l’Union. « C’est un projet européen, pas allemand ni russe ! », martelait, lors d’une conférence européenne sur les questions énergétiques, Gernot Erler, ministre adjoint aux Affaires étrangères allemand, afin de convaincre les plus réticents.
Au Sud, c’est la mer Caspienne et l’Asie centrale, ces prometteurs champs gaziers d’Azerbaïdjan, du Turkménistan, du Kazakhstan et d’Ouzbékistan, qui attirent les convoitises. L’UE espère, là, traiter directement avec les pays producteurs, évitant ainsi l’intermédiaire Gazprom qui considère pourtant cette région d’ex-URSS comme son pré-carré.
Et pour transporter ce gaz sans tomber sous tutelle russe, Bruxelles a misé sur le projet Nabucco, un pipe-line qui devrait, dès 2012, traverser la mer Caspienne et le Caucase pour cheminer ensuite à travers la Turquie et le Bosphore pour desservir l’Europe d’Est en Ouest via la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, et l’Autriche.
La route sud, version russe, se nomme Southstream. Ce projet russo-italien est l’alternative proposée par Gazprom à la route ukrainienne actuelle. Il devrait, à compter de 2013, acheminer vers l’Italie le gaz de Sibérie occidentale, celui-là même qui transite actuellement via l’Ukraine. Le pipe-line initié par Gazprom et la société italienne ENI devrait relier la Russie à la Bulgarie via 900 kilomètres de tubes sous-marins au fond de la Mer Noire, avant de se séparer en deux routes, l’une remontant à travers la Roumanie et la Hongrie vers l’Europe du Nord, l’autre traversant la Serbie puis la Mer Adriatique pour déboucher en Italie.
La nouvelle carte des routes du gaz parle d’elle-même : à l’horizon 2012, l’Ukraine devrait perdre son statut avantageux de pays de transit au profit de ces nouveaux gazoducs. C’est ce qui pousse le politologue ukrainien Vitalii Martiniouk à penser que les récents conflits gaziers entre Kiev et Gazprom « ne sont que bagatelles par rapport aux challenges énergétiques qui s’annoncent pour l’Ukraine d’ici à trois ans. La vraie crise gazière n’a pas encore commencé », selon le chercheur du Centre ukrainien d’études politiques indépendantes de Kiev.
Cette analyse n’a pas échappé aux dirigeants ukrainiens : le Premier ministre Ioulia Timochenko a remis ces derniers mois sur la table européenne un projet alternatif nommé Whitestream, qui concurrence directement Nabucco. Le gazoduc Whitestream, initié en juillet 2007 par la Géorgie et auquel pas grand monde n’avait prêté attention jusque-là, reprend le tracé centrasiatique et caucasien de Nabucco. Mais au lieu de bifurquer au Sud vers la Turquie, il continue Nord-Ouest à travers la Mer Noire, reliant la côte géorgienne au sud de l’Ukraine, puis traverse le pays pour gagner l’Europe de l’Ouest. Ioulia Timochenko s’est fait, depuis ses derniers démêlés avec Gazprom, le VRP zélé de ce projet dont les partenaires européens peinent à voir les avantages réels… Si ce n’est pour l’Ukraine, qui avec Whitestream, se retrouve à nouveau au centre du transit gazier.
Avec ce nouveau projet, l’Ukraine tente de sauvegarder son poids sur la scène internationale, au moment où le pays multiplie les tentatives de rapprochement avec Bruxelles. Ioulia Timochenko répète à l’envi que l’Ukraine veut et va devenir à terme un membre à part entière de l’Union. Il suffit pourtant de constater comment quasiment tous les pays bénéficiaires des élargissements récents de l’UE sont concernés directement par les tracés des nouveaux gazoducs pour s’en convaincre : sans part dans le transit du gaz vers l’Europe, l’Ukraine perd beaucoup d’attrait aux yeux de Bruxelles.