par Nadia Blétry
Article publié le 23/04/2008 Dernière mise à jour le 23/04/2008 à 23:56 TU
Le travail « lié » est une forme d’esclavage répandu dans la province du Sindh, fief du Parti du peuple pakistanais qui vient de remporter les élections législatives. Au moment où le pays annonce qu’il a amorcé sa transition démocratique, où en est l’esclavage au Pakistan ? Enquête dans la province du Sindh.
De notre correspondante au Pakistan, Nadia Blétry
Reportage dans la province de Sindh
« Ma sœur a été vendue pour l’équivalent de 100 euros par le fils du propriétaire terrien pour qui on travaillait. Le patron nous a dit qu’il retrancherait ce montant de la dette qu’on lui devait. Nous, ça nous a étonné et quand on lui a dit que c’était lui qui nous devait des salaires, il a dit : ' Je vous nourris, je vous héberge et vous fournis des vêtements. C’est ça votre salaire. L’argent que je vous ai versé auparavant, vous me le devez'. Comme on a protesté, on a été torturés », raconte Lalli pensive, libérée après 22 ans de captivité sur les terres de son seigneur féodal.
Au Pakistan, Lalli ne constitue pas une exception. Son sort est partagé par des centaines de milliers de personnes qu’on appelle les « travailleurs liés ». Autrement dit, des travailleurs lourdement endettés auprès d’employeurs qui les exploitent. Dans le Sindh, une province située dans le sud du pays, les principales victimes de cette servitude à la dette, sont les haris, des ouvriers agricoles qui vivent sur les terres de grands propriétaires. Lorsque les haris ne parviennent pas à rembourser leurs dettes de leurs vivants, ils transmettent ce lourd héritage à leurs enfants. Il est alors presque impossible de sortir de ce cercle vicieux.
80% des «travailleurs liés» du Sindh sont d’origine hindoue
Mushtaq Mirani, membre de la Commission pakistanaise des droits de l’homme, dénonce la perversion du système de la dette : « Socialement, il s’agit d’une forme d’esclavage. Ces travailleurs ne peuvent pas gagner suffisamment d’argent pour pouvoir rembourser leur seigneur. Chaque année leur revenu diminue alors que leur dette augmente à cause de l’inflation et de la réduction de la production. Le temps est leur ennemi. Au fil des jours, ils deviennent de plus en plus pauvres et de plus en plus dépendants ». D’autant que le calcul de la dette reste très aléatoire. Les travailleurs ne savent généralement ni lire ni écrire et il n’y a souvent aucune trace écrite de l’emprunt.
Aujourd'hui, 80 pour cent des « travailleurs liés » du Sindh, province frontalière de l’Inde, sont d’origine hindoue, issus de la caste des intouchables, dans un pays essentiellement musulman. Leur appartenance à une minorité accentue leur vulnérabilité. Ils n’ont aucune visibilité sociale et ne sont pas toujours protégés par les institutions. Marwan, une ancienne esclave, en a fait la douloureuse expérience : « Pendant ma captivité, mon seigneur a tué mon fils et sa femme qui étaient eux aussi prisonniers. Lorsque j’ai été libérée, je suis allée voir la Cour de justice pour demander qu’elle m’aide à libérer les autres membres de ma famille, toujours retenus. Mais ça ne s’est pas passé comme je l’imaginais, la Cour a défendu les grands propriétaires terriens et m’a demandé de payer une amende de 10 000 roupies[1] », s’insurge Marwan en époussetant le temple hindou qu’elle a installé devant sa hutte en terre, dans le camp de Sikanderabad.
5 000 esclaves libérés vivent dans la camp de Sikanderabad, à proximité d'Hyderabad.
(Photo : Nadia Blétry / RFI)
Depuis 1992, une loi interdit cette forme d’esclavage mais elle est peu appliquée. Aucun contrôle n’est exercé par l’Etat. Grands seigneurs féodaux ou propriétaires de briqueterie peuvent continuer à exploiter une main d’œuvre forcée en toute impunité. Dans sa briqueterie, située à proximité d’Hyderabad, Channa veille à ce que ses ouvriers ne puissent s’entretenir en privé avec les visiteurs. Il y a quelque temps certaines organisations de défense des travailleurs ont reçu des plaintes émanant d’ouvriers qui ont réussi à s’échapper de cette briquèterie. Mais pour Channa, cette histoire du travail lié est « très exagérée » et les véritables victimes, ce sont les patrons : « Les ouvriers sont libres. Il n’y a pas de telles pratiques ici. Quand les ouvriers travaillent plus, ce sont eux qui l’ont choisi. Vous savez ce qu’ils font quand ils ne peuvent pas payer ce qu’ils doivent au patron ? Ils nous font du chantage avec l’aide d’organisations sociales », annonce-t-il avec fermeté. Nazir, petit ouvrier de 12 ans, l’écoute avec l’attention d’un adulte avant de se laisser rattraper par l’enfance lorsqu’il se met à sourire en coin.
Nazir, un ouvrier de 12 ans, travaille dans une briqueterie, l'un des secteurs réputés pour abriter un grand nombre de travailleurs liés.
(Photo : Nadia Blétry/RFI)
Pour les « travailleurs liés » qui ont pu être libérés ou qui ont réussi à s’enfuir, une nouvelle vie commence… dans des camps. Ce sont des ONG qui ont financé la construction d’une dizaine de villages dans la province du Sindh mais les conditions de vie y sont très précaires. Sans eau et sans électricité, les camps sont spartiates. Kalpana, une jeune femme, qui porte en équilibre un pot de terre sur la tête, vient tous les jours chercher de l’eau à la pompe : « Nous, ici, on a de gros problèmes d’eau potable. On doit parcourir de grandes distances et on est épuisés ».
A en croire le récit des travailleurs libérés, il arrive parfois même que les camps soient attaqués par les grands propriétaires terriens. Insécurité, pauvreté, difficulté à trouver un travail… Les esclaves libérés sont livrés à eux-même. Rien n’est fait pour permettre leur réhabilitation. Face à une telle situation, certains d’entre eux choisissent même de retourner à une servitude volontaire. Pourtant, pour Mushtaq Mirani, membre de la Commission pakistanaise des droits de l’homme, des solutions existent. « Premièrement, le gouvernement du Sindh devrait leur donner des terres le long de routes irriguées, deuxièmement, il faut leur donner accès à un système de santé et enfin troisièmement, il faut modifier le contrat entre les travailleurs liés et leur employeur. Mais l’Etat ne fait rien ».
Zulfiqar Shah, qui travaille pour l’Institut de recherche PILER, partage cette inquiétude : « La question de la responsabilité de l’Etat est cruciale. D’autant que contrairement à ce qu’on pense, le travail lié augmente. Il n’est plus cantonné au domaine de l’agriculture et des usines de briques mais il s’insinue dans tous les secteurs ». Quant à la déresponsabilisation de l’Etat, le chercheur engagé ne mâche pas ses mots : « Vous savez, tout ça, ça a aussi à voir avec l’économie parce que les travailleurs liés constituent une main d’œuvre gratuite. La plupart des travailleurs liés dans le secteur de l’agriculture travaille sur les terres de grands seigneurs féodaux. Et vous savez, quand ce sont justement ces grands seigneurs féodaux qui dominent votre Assemblée nationale et votre gouvernement, il y a de quoi se poser des questions. Même le Parti du peuple pakistanais qui constitue le parti politique fort du nouveau gouvernement est dominé par les seigneurs féodaux ».