par Jean Piel
Article publié le 29/04/2008 Dernière mise à jour le 06/05/2008 à 06:33 TU
MFI : États-Unis, France, Japon, Tchécoslovaquie, Mexique… Autant de pays divers, avec des contextes politiques particuliers. Comment expliquer que tous aient connu de grandes manifestations la même année ?
Patrick Rotman : Une des causes majeures est l’apparition de la jeunesse comme force politique, sociale et culturelle. C’est une lame de fond qui part des campus américains et déferle, dans une critique radicale des modes de vie et de la société, sur tout le monde occidental. Cette jeunesse est surtout étudiante, mais pas uniquement, et pour la première fois dans l’histoire, elle est nombreuse. Ce sont les enfants du baby-boom qui se révoltent. Ces jeunes remettent en cause la morale, les idées, la conception de la société héritées de leurs parents et souvent influencées par la religion chrétienne. Ils remettent en cause l’enseignement, la transmission du savoir ; une revendication à laquelle les universités, que ce soit en France, en Italie ou au Japon, sont incapables de répondre. Cette force nouvelle que représente la jeunesse est un facteur essentiel pour comprendre 1968 dans le monde.
Le second facteur est la guerre du Vietnam. Celle-ci joue un rôle fondamental dans la politisation et la radicalisation des mouvements estudiantins. Aux États-Unis évidemment, mais aussi en France, au Japon et dans le monde entier. La contestation de la guerre américaine au Vietnam est un ferment de révolte. Cette guerre apparaît immorale et injuste, c’est une guerre du fort contre le faible, du riche contre le pauvre, de l’Occident contre le Sud. L’offensive du Têt en janvier 1968, lorsque les Viêt Cong prennent le contrôle d’une centaine de villes au Sud-Vietnam, accentue la prise de conscience de la violence du conflit.
Évidemment, chaque pays a son histoire, ses spécificités. Mai 68 en France a des causes propres qu’on ne retrouve pas dans le soulèvement estudiantin d’octobre au Mexique ou dans le Printemps de Prague. Mais il existe des causes profondes, communes à tous ces soulèvements. Ce n’est pas seulement un effet contagion ; il existe une cohérence dans les révoltes qui secouent la planète en 1968. Les mêmes causes produisent partout les mêmes effets.
MFI : On conteste le modèle dominant car on réalise que celui-ci n’est pas infaillible ?
P. R. : C’est l’une des raisons en effet. Côté américain, l’offensive du Têt constitue un coup de tonnerre. Les Viêt Cong, communistes, pauvres et mal équipés, mettent en difficulté la première armée du monde. Ils s’emparent de Hué, de Saigon et d’une centaine d’autres villes. Les GIs vont mettre plus d’un mois à les déloger, au prix de combats d’une rare violence. Cette capacité de résistance des Vietnamiens surprend le monde entier ; les journaux et les télévisions suivent l’événement au quotidien. L’offensive du Têt marque énormément l’opinion mondiale.
Dans la sphère communiste, le mythe de l’infaillibilité de Moscou est battu en brèche. Il y avait déjà eu le rapport Khrouchtchev lors du XXème congrès du Parti communiste en 1956 ; un rapport d’une portée considérable puisque, pour la première fois, le premier des communistes critiquait le communisme. Cela a ouvert une brèche dans l’unicité de l’idéologie. Plus près de 1968, le schisme chinois est fondateur. Moscou ne détient plus la vérité unique du communisme ; un autre modèle est possible. En 1967 en effet, Pékin et Moscou ont rompu leurs relations diplomatiques après des années de tension. Officiellement, le différent est idéologique : la Chine accuse l’URSS de « révisionnisme » à cause de ses liens avec les pays occidentaux ; de son côté, l’URSS critique la Révolution culturelle en cours. En réalité, l’enjeu est celui de la domination du monde communiste. Cette lutte d’influence se fait particulièrement sentir dans le Tiers monde. À Paris aussi, les étudiants brandissent le Petit livre rouge de Mao.
MFI : Le Printemps de Prague trouve-t-il aussi son origine dans cette confrontation ?
P. R. : Pour partie, oui ; il devient possible de contester le régime soviétique. Bien évidemment, les manifestations en Pologne comme en Tchécoslovaquie obéissent à un contexte particulier. Dans les deux pays, la révolte est partie des étudiants et des intellectuels, comme à l’Ouest. La critique du Parti, du modèle stalinien est portée par la jeunesse. Le Printemps de Prague tente de répondre à ce que tout le monde cherche à l’époque, à savoir concilier le socialisme et la démocratie. Le modèle soviétique est rejeté par toute la jeunesse contestatrice en 1968. Le Printemps de Prague est partout porteur d’espoir car il symbolise la recherche de cette troisième voie entre capitalisme et communisme. Les manifestants tchèques réclament une économie avec une forte dominante sociale, et le respect des libertés publiques et de la démocratie. L’intervention soviétique sonne le glas de cette espérance. Au-delà de la situation en Tchécoslovaquie, cela prouve qu’une troisième voie n’est pas encore possible en 1968, d’où partout une terrible désillusion. Ces évènements vont énormément compter dans la décomposition du communisme en Occident.
MFI : Sans l’affrontement Est-Ouest, le monde n’aurait pas connu la révolte en 1968 ?
P. R. : Il est difficile de refaire l’Histoire. La certitude est que la division du monde en deux blocs, l’affrontement communisme-capitalisme structurent la pensée politique à l’époque. Chacun se positionne par rapport à cet antagonisme. La pensée politique a totalement changé aujourd’hui. Les manifestations en France, en Allemagne, au Japon, aux États-Unis, en Pologne… témoignent de la recherche d’une société qui échapperait à ce clivage. Les manifestants ne veulent être ni à l’Est ni à l’Ouest. Ils n’ont de sympathie ni pour le modèle capitaliste ni pour le modèle soviétique. Certains croient dans le modèle chinois, mais l’espoir est surtout cette troisième voie dont on verra qu’elle n’est pas encore possible. En 1968, l’alternative au communisme et au capitalisme n’existe pas encore. Croire le contraire est une illusion.
Sur le plan mondial, 1968 marque aussi l’aboutissement du mouvement de libération des peuples, de décolonisation commencé une dizaine d’années auparavant. C’est la même logique d’une revendication de davantage de libertés, de sociétés plus justes et plus ouvertes. La décolonisation, la naissance de ce qu’on appelle alors le Tiers monde, l’émergence de leaders charismatiques en Afrique et en Asie, vont marquer nombre de jeunes en Occident ; 1968, c’est aussi la tragédie du Biafra, qui donnera naissance à cette extraordinaire preuve de solidarité qu’est la médecine humanitaire. Ce vaste courant s’achève en 1973 avec la crise pétrolière, les difficultés économiques, le chômage de masse. On rentre alors dans une autre logique politique qui se renforcera avec la chute du bloc soviétique.
MFI : 1968 symbolise une formidable soif de liberté. Mais c’est aussi l’année de tous les dangers : la démocratie est parfois malmenée, et partout l’ordre triomphe.
P. R. : 1968 a permis des avancées démocratiques considérables pour les jeunes, les femmes, les média, pour toute la société. Mais c’est aussi une année violente. Le Printemps de Prague est écrasé par les chars soviétiques ; les manifestations estudiantines au Mexique sont réprimées dans le sang ; aux États-Unis, Martin Luther King et Robert Kennedy sont assassinés. Autant de menaces contre la démocratie. 1968 est une année tragique car les espoirs sont déçus.
Il ne faut pas oublier que l’époque est extrêmement violente. L’idéal démocratique cohabite avec l’idée que l’émergence d’une autre société n’est possible que par la violence. Cette idée vient de la brutalité meurtrière de la guerre du Vietnam, qui légitime la violence aux yeux de l’opinion. À l’époque, tout le monde croit à cette idée pernicieuse que pour aller vers le bien, il faut passer par le mal. Ainsi la révolution culturelle en Chine est terriblement brutale, mais elle représente un espoir. De même, en Amérique latine, le Guévarisme triomphe ; c’est le culte de la guérilla, du progrès par les armes. Il paraît alors inconcevable de passer de la dictature à la démocratie sans passer par la violence.
En outre, 68 n’est pas un bloc homogène. Il existe des aspects très déplaisants dans les révoltes de cette année-là, notamment un comportement qui frise le totalitarisme. C’est un mouvement libertaire et démocratique, mais qui comportait des dérives totalitaires, un culte de la faction et du soupçon. Certes, après les révoltes, l’ordre triomphe partout. En Tchécoslovaquie évidemment, mais aussi aux États-Unis où Nixon est élu. En France, la droite se maintiendra près de quatorze ans au pouvoir. Personne n’aime longtemps le désordre, et les coups de fièvre ne peuvent avoir qu’un temps. Il faut donner un sens à la révolte. Or ce ne sont pas les étudiants qui vont le faire ; ils ne disposent pas des relais politiques voulus. En outre, 68 n’est pas un mouvement politique. C’est un mouvement sociétal, culturel, existentiel. Il est donc inévitable qu’à un moment, le politique et l’organisation reprennent leurs droits. Ce qui n’enlève rien aux avancées décisives qu’a permis 1968.
MFI : Que reste-t-il de 1968 aujourd’hui ?
P. R. : La grande force de 68 est que son héritage est intégré depuis longtemps. Cet héritage est tellement en nous que nous en avons à peine conscience. C’est tout ce que ce mouvement a apporté en terme de démocratisation, de modernisation, de libération des mœurs, d’ouverture politique, de climat de liberté, de société moins répressive. On peut citer pêle-mêle l’assouplissement de la hiérarchie dans les entreprises, la légalisation de l’avortement, la majorité à 18 ans, l’autorité parentale qui remplace l’autorité paternelle, le divorce plus facile, les média plus libres, l’homosexualité mieux acceptée, l’ouverture aux autres cultures… C’est un souffle nouveau qui balaie des sociétés jusqu’alors sclérosées. Partout où les révoltes ont eu lieu, il y a un avant et un après 68. Le monde n’a plus été le même après 1968. Dans les dix années qui suivent, une série de lois est adoptée – en France notamment – qui fait que la société ne ressemblera plus jamais à ce qu’elle était auparavant. C’est une mise à jour des rapports entre les gens, au niveau de la société comme au niveau individuel et même intime.
Lorsque Nicolas Sarkozy dit, pendant sa campagne électorale, qu’il veut liquider l’héritage de mai 68, il n’en pense pas un mot ; son discours est purement politicien. Il sait qu’il ne remettra pas en cause les acquis démocratiques de 68, qu’il ne remettra pas en cause l’avortement ni les droits de la famille. Les jeunes qui l’approuvent alors sont des ignorants qui n’ont pas conscience que toutes les libertés dont ils profitent viennent de mai 68. Les filles qui ont voté Sarkozy veulent-elles vivre l’interdiction de la contraception comme dans les années 60 ? Evidemment non. Nicolas Sarkozy est lui-même un enfant de 68.
Pour revenir à l’héritage, cette année signe le triomphe de l’individualisme. Le sentiment d’appartenance à une société homogène cède la place à la quête du bonheur individuel ; chacun veut trouver son équilibre dans sa famille, son entreprise, son couple, son environnement, son projet de vie… C’est le triomphe du Moi je. C’est pourquoi je qualifie mai 68 de frisson existentiel. Néanmoins, le sens du collectif n’a pas disparu pour autant. Chacun veut son bonheur individuel dans le cadre du groupe dont il se revendique. Les manifestations de 1968 ont été un formidable accélérateur pour obtenir des évolutions sociales qui étaient inéluctables.
MFI : Comment réagissez-vous lorsque vous entendez Daniel Cohn-Bendit déclarer qu’il faut « oublier 68 » ?
P. R. : Il a raison, même si une telle phrase surprend de la part d’un leader de mai 68 en Europe. Encore une fois, nous avons intégré l’héritage de 68 en termes de démocratisation, d’émancipation, de droits des femmes, de libération des mœurs, de droits des syndicats… Tout cela est impossible à remettre en cause; c’est un mouvement irréversible. Ces évolutions sociales s’imposeront aussi dans les pays où l’islam est aujourd’hui triomphant, car dans le combat entre modernité et religion, la modernité finit toujours par l’emporter. 68 a permis une accélération incroyable de ce processus ; maintenant c’est terminé. 68 est loin. On ne peut pas vouloir comprendre le monde d’aujourd’hui avec la grille des années 60. Le monde a trop changé. Nous sommes dans un autre siècle, avec un autre environnement, un autre système économique, une autre culture. Les acquis sont là, mais c’est un événement passé.
En France, mai 68 reste prégnant dans l’inconscient collectif car c’est la dernière fois qu’il y a eu un tel mouvement de masse, que les étudiants et les ouvriers se sont retrouvés derrière les mêmes barricades, que les remises en cause ont eu lieu dans tous les milieux sociaux, chez les dentistes comme chez les typographes. C’est le dernier rêve général de tout un pays qui s’interroge sur lui-même. Il existe un côté transgressif et festif en 68 qui ne s’est jamais reproduit.
1968 est le produit d’une époque. On ne peut plus évoquer 68 pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, dès qu’il y a 50 étudiants dans la rue. De même, on ne peut pas comparer la guerre en Irak et la guerre au Vietnam. Cela n’a rien à voir. En histoire, les événements ne se reproduisent jamais. Daniel Cohn-Bendit a raison quand il dit : « Oubliez 68 ! »
MFI/RFI
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* Mai 68 raconté à ceux qui ne l’ont pas vécu, de Patrick Rotman, Le Seuil, 2008.
* Les années 68, de Patrick Rotman et Charlotte Rotman, Le Seuil, 2008