Nous sommes tout juste à six mois de l’élection présidentielle américaine et c’est peu dire que les perspectives sont confuses. Ce qui est d’ailleurs normal : les élections sont faites pour être tranchées le jour du vote. Les deux dernières, 2000 et 2004, ont entretenu le suspense jusqu’au bout et même au-delà, en ce qui concerne celle de 2000. L’élection n’est, parfois, considérée comme jouée d’avance que lors des renouvellements de mandat. Cette année-ci est particulièrement exceptionnelle, puisque, pour la première fois depuis 1952, aucun des candidats n’a occupé précédemment la fonction de président ou de vice-président.
Une élection faite sur mesure pour les démocrates
Avant le début des primaires, il paraissait évident que cette élection présidentielle était faite pour les démocrates : les dernières élections parlementaires en 2006 ont montré que le pays penche dans cette direction, la popularité du président sortant, George Bush, est au plus bas (23% dans le dernier sondage en date), la guerre en Irak est impopulaire et l’opinion publique a une perception très négative de la situation économique.
Les démocrates sont donc effarés de voir dans les sondages John MCain faire presque jeu égal avec les deux candidats de leur parti, qui eux-mêmes semblent engagés dans une bataille meurtrière. Mais, si l’on regarde de près l’état de l’opinion publique, cette situation apparaît extrêmement complexe et volatile.
Tout d’abord, les électeurs potentiels continuent à pencher lourdement du côté démocrate. La bataille entre Hillary Clinton et Barack Obama a eu le bénéfice secondaire d’attirer de nouveaux électeurs dans les rangs de leur parti. Il s’agit non seulement de gens qui n’étaient pas précédemment inscrits sur les listes électorales, mais aussi de républicains qui ont changé leur affiliation. Fait encore plus significatif, les indépendants, qui représentent un tiers du corps électoral et qui font et défont les élections, se reconnaissent, à deux contre un, davantage chez les démocrates que chez les républicains.
Un sondage paru le 1er mai dans le Wall Street Journal montre que les sentiments positifs à l’égard du Parti républicain sont tombés à 27%, contre 44% pour le Parti démocrate. Il faut noter que dans une époque récente, aucun des deux principaux partis américains n’a atteint la barre des 50% dans l’opinion publique. Si l’on regarde les résultats potentiels de John McCain dans un affrontement présidentiel, ils se situent entre 43 et 44% face à un candidat démocrate, ce qui, si l’on prend en compte les indécis et la marge d’erreur statistique, met républicains et démocrates à égalité. Le différentiel entre ce score et la cote du Parti républicain est essentiellement dû à la personnalité de John McCain : 56% des personnes interrogées considèrent qu’il reflète leur système de valeurs, contre 46% pour Hillary Clinton et 45% pour Barack Obama.
Les « valeurs » sont un facteur important de la politique américaine. Ce concept va au-delà des valeurs morales, il englobe la vision de la vie et du fonctionnement de la société. Sur le plan politique, John McCain reste lourdement handicapé par son opposition à un retrait immédiat des troupes américaines en Irak, il a d’ailleurs lui-même reconnu que son sort dans la course à la présidence était lié à la situation sur ce front. Il doit également lutter contre le sentiment qu’il n’est pas au summum de ses compétences dans le domaine économique. En revanche, il distance largement les deux autres candidats quant à la perception de sa capacité à réagir face à une situation de crise.
L’actuel rapport de force est un instantané, déséquilibré par le fait que le candidat républicain est virtuellement désigné alors que les candidats démocrates sont embourbés dans un affrontement qui va vraisemblablement durer encore plusieurs semaines. Les chiffres commenceront à devenir significatifs lorsque l’un des deux candidats démocrates émergera.
Le choc de deux candidatures historiques
Pour l’instant, les démocrates souffrent de ce que l’on appelle « too much of a good thing », c’est-a-dire trop d’avantages. Ils avaient au départ deux candidatures historiques, qui pouvaient produire soit la première femme, soit le premier Noir à la présidence des Etats-Unis. Les fantasmes démocrates les voyaient déjà réunis dans ce que l’on appelait « l’équipe de rêve », l’une candidate à la présidence et l’autre à la vice-présidence. Le ton des affrontements entre les deux candidats rend cette éventualité hautement improbable.
Les deux candidats sont désormais à égalité dans les sondages où les électeurs démocrates indiquent leur préférence pour celui qui portera les couleurs du parti. C’est Barack Obama qui paraît actuellement le plus susceptible d’emporter l’investiture, car il dispose du plus grand nombre de délégués élus. Mais il est impossible que l’un ou l’autre candidat atteigne le nombre requis pour assurer la nomination. Leur sort est donc entre les mains des super-délégués, des notables et élus du parti qui détiennent plus de 20% de votes à la Convention et choisissent selon leur conscience. Cette conscience est étroitement liée aux chances d’un candidat dans l’élection générale. Pour l’instant, la plupart des quelque 200 super-délégués qui n’ont pas encore arrêté leur choix attendent prudemment la suite des événements. L’élan de Barack Obama a, en effet, été freiné par deux événements au cours des dernières semaines.
Il y a eu sa défaite en Pennsylvanie. Elle a mis en évidence ses difficultés avec la classe ouvrière, qui représente un segment important de l’électorat démocrate. Des paroles malheureuses sur le système de valeurs de la petite classe moyenne lui ont aliéné une partie de cet électorat, dans la communauté blanche. La communauté noire, toutes classes confondues, vote à 90 % pour Barack Obama, mais ne représente que 13% du corps électoral, avec une répartition très inégale selon les Etats. La question raciale a fait un retour en force dans la campagne, et là nous en arrivons à la seconde série de problèmes de Barack Obama : ses rapports avec son ancien pasteur, Jeremiah Wright.
Celui-ci a véritablement semé le chaos dans sa campagne en répétant, de façon tonitruante, au cours d’une conférence de presse à Washington, des propos incendiaires qu’il avait réservés jusqu'à présent à ses paroissiens : il a fait un parallèle entre les actions du gouvernement américain et le terrorisme dont il a été victime, et l’a accusé d’avoir créé une épidémie de sida pour frapper la communauté noire américaine. Mais ses déclarations les plus dommageables pour Barack Obama ont été de laisser entendre que le candidat prenait ses distances par rapport à lui uniquement pour la façade et, selon ses propres termes, parce qu’il agissait « en politicien ».
Barack Obama a été amené à publiquement couper les ponts avec son pasteur, mais il reste des interrogations sur les liens étroits qu’il a entretenus pendant 20 ans avec un homme aussi controversé.
Les démocrates ont déjà engagé la bataille contre John McCain.
Le poids de ces interrogations sera mesuré dans les jours qui viennent, lors des primaires de l’Indiana. Les primaires de Caroline du Nord qui se déroulent simultanément devraient être moins significatives, car, grâce à une importante communauté afro-américaine et universitaire, l’Etat est très favorable à Barack Obama.
Cette incertitude fait qu’une majorité d’électeurs démocrates estime maintenant qu’aucun des candidats ne s’avouera vaincu et que l’affrontement durera jusqu’à la convention. Cet affrontement est considéré à l’heure actuelle comme une « distraction », qui détourne la campagne démocrate de son but véritable : la lutte contre le candidat républicain. Ce n’est pas tout à fait exact. Le Parti démocrate et l’un de ses substituts, le groupement « moveon.org », viennent de lancer une campagne télévisée intensive et féroce contre le candidat républicain. Cela donne un avant-goût de ce qui se passera à l’automne où, quel que soit le candidat démocrate, il aura des moyens financiers infiniment supérieurs, à ceux de son adversaire. L’argent a en effet changé de camp.
Reste à savoir quel poids aura l’acrimonie entre Hillary Clinton et Barack Obama. Dans le sondage cité par le Wall Street Journal, 30% des partisans d’Hillary Clinton affirment qu'ils ne voteront pas pour Barack Obama s’il est désigné par le parti, et 22% des partisans de Barack Obama qu'ils ne ne voteront pas pour Hillary Clinton. Ces chiffres reflètent une situation ponctuelle. Généralement, les démocrates resserrent les rangs dès qu’un candidat est désigné. Mais la situation actuelle est unique, en ce sens que les deux candidats, à cause de ce qu’ils représentent, véhiculent une charge émotionnelle qui brouille les calculs politiques.