Article publié le 09/05/2008 Dernière mise à jour le 15/03/2009 à 18:01 TU
Fernando Henrique Cardoso donnant une conférence au Watson Institute, le 21 avril 2008.
© Watson Institute
RFI : Vous étiez enseignant à Paris en 1968. Est-ce que vous avez senti venir ce qui s'est passé dans la société française ?
Fernando Henrique Cardoso : Je donnais des cours à Nanterre et j'avais comme élève, Daniel Cohn-Bendit, l'un des leaders de la révolution. En fait, ce qu'on peut dire, c'est qu'en février, il y avait une certaine tension dans les négociations syndicales. Je déjeunais chaque mercredi avec Celsio Furtado*, Luciano Martins** qui étaient tous deux enseignants en France tout comme Valdir Pires***.
Un jour, un ami brésilien, Paulo Tarso Santos, qui était ministre de l'Éducation et connaissait mal la France, nous a demandé notre avis sur ce qui pourrait se passer si l'agitation continuait. Celso, qui était celui qui connaissait le mieux la France, lui a répondu : « c'est une négociation syndicale... Rien de grave ne peut arriver parce qu'ici, nous sommes dans une société avec un haut degré de rationalité... Le général Charles de Gaulle peut marcher dans les rues sans être hué, ce que Louis XIV ne pouvait faire ! » On sentait une insatisfaction dans la société, mais pas à la hauteur de ce qui s'est passé en mai.
RFI : Quand la révolte a éclaté, quelle ambiance y-avait-il dans la capitale ? Vous souvenez-vous des conversations avec les étudiants ?
FHC : C'est sûr, en mai, le climat était différent ! On était inquiet à l'université de Paris, en particulier à Nanterre. Le ministre de l'Éducation, Alain Peyrefitte voulait réformer le système universitaire. Cette réforme rencontrait l'opposion de quelques professeurs qui était plutôt conservateurs - du point de vue d'un Brésilien comme moi, qui était aussi enseignant au Chili et vivait en Europe. Je trouvais bizarre que les professeurs se plaignent de la pagaille et du désordre. Je n'ai vu aucune pagaille. Même si les étudiants s'agitaient, distribuaient des tracts, ou écrivaient des slogans sur les murs... Les professeurs s'en irritaient. Enfin, à un certain moment, -je participais aux réunions des enseignants-, ils ont trouvé qu'il y avait une telle pagaille qu'ils ne pouvaient plus travailler et ils ont décidé de fermer la faculté.
Daniel Cohn-Bendit avait eu une altercation avec le ministre de la Jeunesse et des Sports, François Missoffe, qui était venu inaugurer une piscine. Daniel Cohn-Bendit prétendait que c'était une initiative nazi : le fait de faire du sport au lieu d'avoir une vie plus libre, plus amoureuse. Les étudiants revendiquaient le droit de visite des dortoirs des garçons pour les filles, ou plutôt l'inverse, le droit des garçons de rendre visite aux filles dans les dortoirs, ce qui était interdit. Cette revendication était un peu bizarre pour un Brésilien, parce que personne n'aurait imaginé qu'on pouvait autoriser ces visites. Et là, il s'agissait d'élargir la permission.
Le 22 mars, les étudiants ont décidé d'occuper la faculté. Le débat a commencé à prendre de l'ampleur. J'assistais, je participais aux discussions et j'y amenais des amis comme Mario Pedroso qui à l'époque était un critique d'art très connu au Brésil. Les ouvriers de Nanterre sont venus aux réunions. Ils étaient un peu déroutés car ils ne comprenaient rien aux revendications des étudiants, qui avaient des mots d'ordre sans rapport avec des revendications ouvrières. C'étaient des revendications de liberté : « Il est interdit d'interdire », ce type de thème... Une révolution émotionnelle , culturelle et existentielle.
Jusqu'à ce que le mouvement atteigne la Sorbonne, siège de l'université de Paris, au Quartier latin. La police a réagi, et c'est là que tout a explosé. J'habitais dans le quartier. Pendant deux nuits, je n'ai pas pu rentrer chez moi. Tout le quartier était bloqué. Une explosion dans les rues : les gaz lacrymogènes de la police et toute la population française dans les rues discutant de la vie. Je suis allé à la Sorbonne, au théâtre de l'Odéon... des grandes discussions. Jean-Paul Sartre y participait. Il a été hué. Il passait déjà pour un conservateur aux yeux des jeunes qui voulaient changer le monde. C'était un bouillonnement !
RFI : Vous avez participé à ces manifestations ?
FHC : Bien sûr, j'étais presque à toutes les manifestations. Quand il y a eu les barricades, je suis sorti une nuit avec le professeur Alain Touraine, Eric Hobsbawm**** et Alessandro Pizzomo qui était professeur à la faculté de Turin, et ensuite il a été à Harvard. Nous marchions dans les rues... Je suis tombé plusieurs fois sur Cohn-Bendit, au milieu de la rue. Mais tout ça, c'était un peu symbolique. Il y avait des barricades, mais on n'a pas tiré de balles. Il y avait des gaz lacrymogènes mais il n'y a pas eu de morts. Les revendications étaient très différentes de celles de l'Amérique latine où le Che avait été assassiné et où il y avait vraiment un bouillonnement révolutionnaire. La révolution en France était symbolique du point de vue latino-américain. Il n'y avait pas ici de lutte des classes ou d'anti-impérialisme comme en Amérique du Sud. En France, c'était beaucoup plus une révolution des comportements, changer la vie, changer la vie de chacun, avoir plus de liberté, que tout soit à la portée de tout le monde. C'était ce genre d'atmosphère.
RFI : Votre ancien élève, Daniel Cohn-Bendit, un des leaders du mouvement dit que la société devrait oublier 68. Le président français, Nicolas Sarkozy pense que l'héritage de 68 a eu des conséquences catastrophiques pour la société. L'idéologie de 68 a-t-elle encore une place aujourd'hui ?
FHC : Je pense que, en ce qui concerne les aspirations à davantage de libertés individuelles ou de nouvelles formes de comportement, il y a toujours une place pour 68 et je ne vois pas pourquoi on devrait l'oublier. Cohn-Bendit, par exemple, que je rencontre de temps en temps, est très intéressé par les problèmes d'environnement. Il écrit des livres très intéressants ... mais toute cette innocence de mai 68 a disparu. Les conditions de vie aujourd'hui nous obligent à être plus réalistes. Mais je pense toujours qu'un souffle d'idéalisme, même si c'est utopique, permet d'entretenir une plus grande créativité.
RFI : Quel est votre meilleur souvenir ?
FHC : L'expérience de voir tout un peuple réfléchir à sa vie. C'était quelque chose d'impressionnant : l'intensité avec laquelle les gens se remettaient en question. Ce n'était pas une révolution dans le sens sociologique avec les modifications des structures sociales, la révolution de classes.... c'était autre chose que nous n'avions pas encore essayé. Il y avait tout de même une fonction en jeu : le pouvoir présidentiel. Le président de la République est allé en Allemagne pour chercher de l'aide -les communistes l'ont soutenu-. Il y avait des conséquences politiques. Mais ce n'était pas la question la plus importante. Ce qui était en jeu, c'était une révolution existentielle. Peut-on s'améliorer ? Peut-on améliorer les rapports avec les autres ? Peut-on disposer d'un plus grand espace de liberté ou avoir une plus grande créativité ? C'était ça ! Quelque chose qui n'apparaît pas sur une carte ! Ce n'était pas une façon répandue, surtout chez les sociologues et les économistes, d'analyser une société. Nous analysons toujours et nous continuons d'analyser en fonction de choses plus objectives, des intérêts, les classes sociales organisées et la lutte pour le capital... mais mai 68 a donné à ces thèmes une dimension plus libertaire.
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* Celso Furtado, économiste brésilien, ex-ministre de l'Éducation et ex-ministre de la Culture, exilé en France au moment de la Dictature militaire.
** Luciano Martins, sociologue, professeur et ex-ambassadeur du Brésil à Cuba de 1999 à 2003.
*** Vladir Pires, ex-gouverneur de l'État de Bahia et ex-ministre de la Défense du gouvernement du président Lula.
**** Eric Hobsbawm, historien, est le théoricien du parti communiste anglais.