Article publié le 30/05/2008 Dernière mise à jour le 01/06/2008 à 05:50 TU
La Géorgie et la Russie seraient « au bord de la guerre » au sujet de la province séparatiste de l’Abkhazie. Ce qui suscite une guéguerre de l’information et de l’image entre Tbilissi, Moscou et Soukhoumi, capitale de la province rebelle. Quelques développements récents renforcent cette idée.
Les deux bus qui ont explosé le 21 mai. Ils étaient vides au moment des tirs de roquette. Les Géorgiens soutiennent que les projectiles ont été lancés à partir du territoire contrôlé par les séparatistes abkhazes. Seule une enquête balistique pourrait justifier leurs dires.
(Photo : R. Genté/RFI)
De notre correspondant à Tbilissi, Régis Genté
On se serait cru en guerre... et pourtant cela a fait rire les journalistes géorgiens avec qui nous avons découvert les images. Mercredi 21 mai, alors que la Géorgie élit ses députés dans un scrutin considéré comme un « test démocratique », les télévisions du pays diffusent, un peu après la mi-journée, des images effrayantes de tirs survenus dans le village de Khourcha, à la limite du territoire contrôlé par la région séparatiste de l'Abkhazie.
De vieilles femmes, vêtues de noir, se couchent dans les fossés pour se protéger. Des hommes en uniforme mitraillent en direction d'épais fourrés. Deux bus d'un autre âge, vides, explosent suite à des tirs de roquettes. Ils étaient stationnés là, au milieu d'un champ servant de terrain de football, pour acheminer vers les bureaux de vote de Zugdidi, la grande ville de l'ouest de la Géorgie, des électeurs habitant Gali, territoire des plus troubles, contrôlé par les séparatistes, mais peuplé de Géorgiens. « C'est du cinéma », nous lance un cameraman, alors que nous attendons le début d'une conférence de presse, en ce 21 mai, au siège du parti du président Saakachvili.
Très vite, le côté géorgien donne sa version des faits : les séparatistes abkhazes ont voulu empêcher des Géorgiens d'accomplir leur devoir de citoyen. En creux, au siège du Mouvement national uni, le parti présidentiel, on tente de nous faire comprendre que ces habitants de Gali, eux qui souffrent tant de ce conflit gelé depuis la fin de la guerre de 1992-1993, ont voulu apporter leur soutien à Mikheïl Saakachvili, qui a promis de rendre l'Abkhazie à la Géorgie avant la fin de son mandat.
« Nos compatriotes ont été mitraillés »
Au soir du scrutin, à minuit passé, alors que nous assistons à la première manifestation de l'opposition, qui dénonce une élection qu'elle dit « truquée », le service de presse nous appelle. « Le président Saakachvili va rendre visite à une des [quatre] blessées de Khourcha. Tu veux l'accompagner ? ». Les quelque huit correspondants étrangers que nous sommes embarquons à plus de deux heures du matin, dans l’avion présidentiel, nommé «Sokhumi», du nom géorgien de la capitale de l’Abkhazie. En langue abkhaze, elle s'appelle «Sukhum».
Arrivée à l'hôpital, récemment rénové. L'entrée du parking est ornée de dizaines d'affiches du candidat local de la liste n° 5, le parti du président. Tout le personnel nous attend devant le hall d’entrée. Une dizaine de confrères locaux nous rejoignent.
Le président Saakachvili enfile une blouse bleue et pénètre dans la chambre de Nana Kardava, la plus sérieusement touchée lors des incidents de Kourcha. La vingtaine de journalistes le suit bruyamment, sans blouse, crottés après une journée de couverture de l’élection. La victime n'est pas bavarde. Il est 3h30 du matin... Mikheïl Saakachvili se fait expliquer ce qui s'est passé, manipule longement un fragment du projectile « lancé » par les séparatistes et qui a atteint le dos de Mme Kardava. Puis, il sort et improvise une conférence de presse devant l'hôpital.
Le président géorgien Mikheïl Saakachvili au chevet de Nana Kardava, une des quatre blessées des incidents de Khourcha.
(Photo : R. Genté/RFI)
« Parce qu'ils ont voulu participer aux élections, nos compatriotes ont été mitraillés », explique-t-il en anglais. Une jolie thèse dans le contexte troublé du moment. Tbilissi se dit « au bord de la guerre » avec Moscou et Soukhoumi depuis que la Russie a quasiment reconnu la république séparatiste, le 16 avril. Une mesure de représailles voulue par Vladimir Poutine qui n’a pas digéré la reconnaissance par une partie de la communauté internationale de l'indépendance du Kosovo, en février.
Trois jours après les incidents de Khourcha, à Zugdidi, nous rencontrons Emma Gogokhia et Nato Bekhoulava, les deux journalistes présentes sur les lieux lorsque les tirs ont éclaté. « Oui, ce que dit le gouvernement est vrai, nous affirme Emma Gogokhia, correspondante de Roustavi 2, chaîne très proche du pouvoir. Des gens m'ont appelée pour que je vienne les filmer traversant le ruisseau, derrière le terrain de football. Ils voulaient ça parce que les Abkhazes et les Russes les empêchaient d'aller voter. Avant que les tirs ne commencent, il y avait beaucoup d'habitants de Gali qui passaient à Khourcha. Au moins cent, je pense.
« Une mise en scène orchestrée par la télévision »
Nos interviews dans le village contredisent cette thèse. «Il n' y avait pas grand monde, raconte une femme, au milieu de son jardin fleuri. Un peu avant que cela ne commence, deux hommes en civil sont venus nous demander d'aller sur le terrain pour une petite mise en scène. C'est ce qu'ils ont dit. Nous n'y sommes pas allés, parce que les tirs ont commencé.»
La thèse de la population de Gali voulant à tout prix voter nous a été t démentie par Nana Kardava, à Tbilissi où elle a été transférée. «Je ne suis pas venue à Khourcha pour voter côté géorgien. J’y suis allée pour des raisons liées à mon travail de directrice d’école. Nous avons tant de problèmes à vivre au quotidien à Gali, que les élections n’étaient pas notre souci premier ».
Aucun journaliste géorgien n'est venu la voir. « Evidemment. Tout le monde sait ici que le coup a été organisé par nos services », nous confie un cadre d'une des chaînes de télévision géorgienne. « Ce n'est pas la première fois que les télévisions font ce genre de mise en scène à propos de l'Abkhazie. Elles marchent main dans la main avec le ministère de l'Intérieur. Avec Kourcha, le pouvoir a voulu faire diversion, parce qu’il y a eu des fraudes ici », explique Nana Pazhava, correspondante locale de Human Right Watch.
De Moscou, le « président » abkhaze, Sergei Bagapch, avait aussitôt déclaré : « Deux autobus d'électeurs ne changeront pas la situation politique [en Géorgie]. Nous en avons assez de ces mises en scène hollywoodiennes ». Jeudi dernier, le 29 mai, les « autorités » abkhazes disent détenir des preuves que le coup a été monté par des barbouzes géorgiens. Vladimir Arlan, des services de sécurité de la république sécesionniste, affirme que ses hommes ont trouvé un téléphone sur place, perdu par l’organisateur des incidents de Khourcha. Le relevé des appels prouverait qu’il s’est intensément entretenu avec certains collègues, juste avant de faire le coup… Ladite preuve laisse plus que perplexe. Comment les Abkhazes auraient-ils retrouvé ledit portable à un moment où le malheureux village était truffé de policiers géorgiens ? Résultat : plus on avance dans l’enquête, plus on s’y perd !