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Présidence française de l'UE

La Turquie, l'immigration et l'Europe

Article publié le 01/07/2008 Dernière mise à jour le 01/07/2008 à 10:17 TU

La multiplication des accidents dans lesquels périssent des émigrants clandestins partis à la conquête de l’eldorado européen, autant que les craintes de voir les ressortissants de nouveaux pays membre déferler dans l’Union européenne, placent la Turquie au premier rang des préoccupations de la présidence tournante qui revient à la France.
Des demandeurs de visas au consulat allemand d'Istanbul. L'Allemagne demeure la destination favorite des Turcs, depuis le premier accord de main d'oeuvre signé en 1961 entre les deux pays.(Photo: Jérôme Bastion/RFI)

Des demandeurs de visas au consulat allemand d'Istanbul. L'Allemagne demeure la destination favorite des Turcs, depuis le premier accord de main d'oeuvre signé en 1961 entre les deux pays.
(Photo: Jérôme Bastion/RFI)

De notre correspondant à Istanbul, Jérôme Bastion

Le sujet est soigneusement éludé, presque tabou. Les questions de l’immigration turque en Europe ou du transit de clandestins via la Turquie vers le continent européen sont totalement absents du débat politique local, même à l'heure d’une présidence française de l’UE qui en fait une de ses priorités. Mais les observateurs n’ont pas manqué de noter que cet exercice délicat qui consiste, pour Nicolas Sarkozy en l’occurrence, à piloter durant six mois un navire sans cap et presque sans moteur était sérieusement compliqué par le « non » référendaire irlandais au Traité constitutionnel de Lisbonne.

Il est vrai aussi que la Turquie se préoccupe surtout de savoir si la France, ennemie déclarée de toute adhésion turque à l’Union, se comporterait – comme promis – en partenaire européen loyal et respectueux des précédents engagements vis-à-vis d’un pays candidat, et engagé dans les discussions techniques devant mener à son intégration. Enfin, l’ordre du jour à Ankara est largement dominé par le procès en fermeture du parti au pouvoir, donnée pour quasi-certaine ; ce qui débouchera sur de nouvelles incertitudes politiques pouvant profiter au large front « anti-européen » ligué contre le parti de la Justice et du Développement de Monsieur Erdogan. Une bonne raison supplémentaire pour ne pas évoquer les sujets qui divisent sur le projet européen.

Agités par les opposants les plus radicaux à une adhésion turque, l’argument d’une « invasion » d’émigrants turcs ou de ressortissants africains et asiatiques utilisant le sol turc territoire comme sas– inspirant dans les deux cas une image du « cheval de Troie » qui a fait florès – ne résiste pourtant pas à l’expertise des différents chercheurs qui se sont penchés sur ces problèmes, et ne semblent pas effrayer les instances gouvernant vraiment l’Union, à savoir la Commission européenne et le Conseil de l’Europe. Concernant le premier aspect, ce dernier soulignait par exemple, dans sa recommandation n° 1774 adoptée le 17 novembre 2006, que « le nombre d’immigrés turcs vivant dans les principaux pays d’accueil européens reste stable ou en décroissance légère mais constante (en Allemagne, par exemple), ou encore décline rapidement à la suite de l’acquisition de la citoyenneté (en Belgique) », constatant une « diminution actuelle des mouvements d’émigration en provenance de Turquie » et notamment un « déclin du nombre de cas de regroupement familial ».

Le mariage représente actuellement un afflux annuel de 60 000 ressortissants turcs en Europe, une goutte d’eau par rapport aux quelque 3,5 à 4 millions de Turcs vivant dans l’Union. En fait, rappelle Ural Manço, sociologue aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), les expériences grecque, portugaise et espagnole montrent que « les flux tarissent avec les adhésions respectives, qui supposent la stabilisation politique et le développement économique de ces pays ».

Immigration choisie…

En outre, les démographes de l’université du Bosphore (Istanbul) projetaient dans une étude datant de 2004 qu’à écart de richesse constant (depuis, le Produit national brut (PNB) par habitant a doublé en Turquie!), un éventuel accord de libre circulation n’attirerait annuellement vers l’Europe que 50 000 à 100 000 travailleurs turcs. Cette facilité (liberté de circulation, d’installation, de travail y compris dans les emplois publics, mais aussi droit de vote et d’éligibilité), prévue dès le premier accord d’association avec Ankara en 1964 et confirmée en 1970 avec le protocole additionnel, a été supprimée unilatéralement en décembre 1986 et jamais réclamée ensuite par les Turcs. Or, chacun sait, notamment depuis une étude de l’OCDE, que l’Europe aura besoin dans les décennies à venir de dizaines de millions d’emplois pour combler son déficit démographique et maintenir sa croissance économique. L’immigration turque, bien loin de combler ce déficit, serait donc même plutôt la bienvenue. C’est d’ailleurs sans doute ce qui a incité récemment les autorités françaises à réclamer discrètement, selon les informations de RFI, le « recrutement » de plus de travailleurs qualifiés en Turquie (comme sans doute dans d’autres pays) par une sélection de diplômés dans des secteurs particuliers.

A l’heure actuelle, l’immigration turque en France se chiffrerait à moins de 2 500 personnes par an, dont les 4/5es environs seraient des parents de résidents turcs dans l’Hexagone. D’où la tentation de rééquilibrer vers plus de professionnels, mais probablement sans pouvoir freiner le mouvement continu du rapprochement familial. Au passage, les chercheurs de plusieurs pays nuancent fortement l’image d’une immigration turque économiquement arriérée, refermée sur elle-même, et fondamentaliste, mettant au contraire en avant sa capacité à entreprendre, à s’adapter et à moderniser ses pratiques religieuses - ce qui n’est pas si surprenant de la part d’un pays à forte tradition laïque. Constituant la première population étrangère (ainsi que la plus récente) et le 1/3 des musulmans vivant en Europe, ces qualités en font l’une des populations immigrées les plus proches des valeurs européennes et les plus aptes à s’intégrer et à participer au rayonnement de l’Union.

Une terre de transite vers l’Europe

Plus polémique semble être en revanche la question du transit de clandestins venant d’Asie et d’Afrique vers l’Europe, en augmentation constante selon les estimations – aucun chiffre fiable n’étant, par définition, disponible. D’après les recoupements faits par une équipe de chercheurs turcs pour l’Académie des Sciences (TÜBA), financés par le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), autour de 100 000 clandestins transiteraient chaque année par le vaste territoire turc pour rejoindre l’ouest du continent européen, par la route ou par la mer. Quelque 350 000 d’entre eux ont été interpellés, principalement des Irakiens.

C’est dans la mer Egée, où les îles grecques sont à un jet de pierre des côtes turques, que le passage est le plus direct, mais aussi le plus dangereux. En décembre dernier, une embarcation partie du petit port de Sigacik (sud d’Izmir) a coulé alors qu’elle tentait de rejoindre Samos avec une centaine de personnes à son bord, faisant 46 morts et au moins 35 disparus. Un drame qui est loin d’être isolé. Si les passages (et les accidents…) augmentent, les arrestations de passeurs sont elles aussi en hausse : + 50% entre 2006 et 2007, où quelque 1 250 trafiquants d’êtres humains, parfois d’anciens policiers, ont été mis sous les verrous. Une conséquence de l’entrée de la Grèce dans la zone Schengen, et d’une meilleure collaboration entre les deux pays, sous la houlette du Frontex, agence européenne de contrôle des frontières extérieures de l’Union.

L’agence salue ces efforts, même si elle les juge insuffisants. Elle convient de la nécessité d’une lutte coordonnée, et pas seulement d’une tolérance « zéro » vis-à-vis des garde-frontières et garde-côtes turcs. Même en imaginant qu’elle en ait les moyens, la Turquie ne veut de toutes façons pas jouer ce rôle de rétention, elle qui reçoit déjà chaque année une autre centaine de milliers d’émigrants clandestins, qui, pour une raison ou une autre, restent et s’établissent sur son territoire. L’agence Frontex critique surtout la Turquie pour son refus de « reprendre » les clandestins interpellés juste après passage de sa frontière. Ainsi, selon Athènes, seuls 1 646 migrants sur les 24 754 arrêtés ces 5 dernières années ont pu être renvoyés en Turquie.

Autre mauvaise note pour la Turquie : la protection des droits de ses sans-papiers, dont le représentant du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Metin Çorabatir, déplore qu’« aucun contrôle ne soit possible sur les conditions de garde-à-vue, détention et ré-expulsion des clandestins en Turquie : on ne sait même pas combien il y en a, combien de temps ils sont détenus, où ils sont renvoyés », déclarait-il sur la chaîne NTV au lendemain d’une révolte dans un centre près de la frontière bulgare, qui avait fait un mort, le 12 juin dernier. L’Union européenne, consciente que la Turquie est déjà un allié de premier plan dans cette guerre, finance une meilleure implication des services de sécurité turcs aux côtés de leurs voisins européens, ainsi que des centres d’accueil et de détention dignes de ce nom pour les réfugiés.