par Frédérique Misslin
Article publié le 01/07/2008 Dernière mise à jour le 01/07/2008 à 19:47 TU
Un prisonnier irakien de la prison d'Abou Ghraïb. L'une des images qui suscita un tollé.
(Source: Wikipédia)
« Par moment, il semblait qu’ils torturaient les gens pour s’amuser ». Sa’adon Ali Hamid Al Ogaidi raconte le calvaire qu’il a subi durant un an alors qu’il était détenu dans la tristement célèbre prison d’Abu Ghraïb, en Irak. Ce commerçant, père de 4 enfants, dit avoir été enfermé dans une cage, soumis à des électrochocs, obligé de passer une nuit entière sous une douche glacée en plein hiver. Enfin il a été conduit nu et menotté dans une cellule réservée à des femmes détenues.
Aujourd’hui, cet homme de 36 ans se trouve à Istanbul en Turquie, pour y rencontrer ses avocats américains. Il est accompagné de trois compatriotes qui affirment eux aussi avoir subit de mauvais traitements. Tabassage, chocs électriques, simulacres d’exécutions, les sévices infligés aux prisonniers d’Abou Ghraïb ont été révélés en 2004 après la publication de photos montrant des détenus humiliés et maltraités par leurs gardiens américains.
Les civils sur la sellette
L’affaire a été traitée par des tribunaux militaires, aux Etats-Unis, 11 soldats ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 10 années d’emprisonnement. Cette fois, les victimes portent plainte contre des civils, des Américains employés par des sociétés sous-traitantes de l’armée. Trois hommes sont directement mis en cause : Adel Nakhla interprète de l’agence de traduction L3 (ex-Titan Corp), Timothy Dugan et Daniel Johnson employés chargés des interrogatoires à la société CACI International, une entreprise spécialisée dans la sécurité. Ces trois civils sont accusés d’avoir pris part à ces séances de torture sous couvert d’interrogatoires et ils sont donc visés par 3 plaintes déposées cette semaine devant des tribunaux du Maryland, de l’Ohio et de l’Etat de Washington.
Torture par l’eau
Dans le salon d’un hôtel stambouliote, Mohammed Abdwihed Towfek Al Taee, chauffeur de taxi à Bagdad, exhibe ses cicatrices à la tête, à la jambe. Emprisonné à Abou Ghraïb en 2003, relâché sans inculpation, l’homme dit avoir été battu à coups de barre de fer avant d’être contraint à boire des litres d’eau jusqu’à ce qu’il vomisse du sang, ses gardiens ont enserré son pénis avec une cordelette pour l’empêcher d’uriner et il met directement en cause « DJ », Daniel Johnson. L’avocat du salarié de CACI nie les accusations qui sont portées contre son client. Ce dernier aurait « débarqué en Irak à l’âge de 21 ans, alors qu’il venait de quitter l’armée, il voulait servir son pays, ce qu’il a fait de manière honorable ». L’Américain domicilié près de Seattle a disparu sans laisser d’adresse il y a une dizaine de jours.
Des dizaines de milliers d’Américains travaillent en Irak, employés d’entreprises privées sous contrat avec l’armée américaine. Ces civils sont parfois affectés à des missions sensibles de renseignement ou de combat. En cas d’abus, la question de leur responsabilité n’a pas été tranchée, l’impunité est totale comme l’a montré l’affaire Blackwater en septembre 2007. Des agents de sécurité de cette entreprise avaient ouvert le feu en plein centre de Bagdad tuant une dizaine de civils irakiens, il n’y a eu aucune poursuite, pas plus en Irak qu’aux Etats-Unis.
CACI juge les accusations sans fondement
L’entreprise CACI, mise en cause dans le scandale d’Abou Ghraïb, fournit aux forces américaines déployées en Irak les services de ses salariés, rompus aux techniques d’interrogatoires. Depuis 2005, CACI n’assure plus ce type de mission pour l’armée, mais il a été établi que les principaux sévices à Abou Ghraïb se sont produits fin 2003 quand des employés de CACI et Titan Corp travaillaient dans la prison.
Les hommes de CACI opéraient notamment aux côtés des soldats Charles Graner ou Ivan Frederick qui ont été, depuis, condamnés par la justice militaire pour avoir maltraité des prisonniers.
Le porte-parole de l’entreprise Jody Brown affirme que « ces accusations sont sans fondements, tout comme celles lancées il y a déjà 4 ans » contre sa compagnie. « Les photos des abus perpétrés à Abu Ghraïb n’ont jamais fait apparaître les employés de CACI », précise la société, qui ajoute qu’elle a toujours collaboré aux enquêtes du gouvernement sur cette affaire. La seconde entreprise visée par la plainte des 4 irakiens, L3 (ex-Titan Corp) est spécialisée dans le recrutement d’interprètes. Elle n’a pas souhaité faire de commentaires.
Vide juridique et impunité
L’action en justice lancée en début de semaine aux Etats-Unis par les quatre Irakiens n’est pas la première du genre. Une série de poursuites a été engagée contre la CACI dès 2004 par l’organisation de défense des droits civiques Center for Constitutional Rights. A l’époque, la justice américaine avait refusé d’instruire une procédure en nom collectif déposée par plus de 250 Irakiens, ex-prisonniers d’Abou Ghraïb, au motif qu’il n’existait pas de juridiction capable de juger l’affaire. Deux autres plaintes ont été déposées par d’anciens détenus contre CACI et L3 en novembre 2007 devant un tribunal de Washington et en mai 2008 en Californie. Ces dossiers sont en attente mais en décembre 2007, un juge fédéral a ouvert la porte d’un éventuel procès en déclarant les plaintes recevables.
A Istanbul, les 4 Irakiens qui sont à l’origine de cette nouvelle action en justice concluent « nous pensons qu’il y aura des gens là-bas, aux Etats-Unis, qui auront la volonté de nous rendre notre dignité et notre intégrité ». Les avocats des plaignants réclament des compensations financières et demandent également à ce que les entreprises incriminées soient écartées des futurs appels d’offres du gouvernement américain.