par Laurent Correau
Article publié le 18/08/2008 Dernière mise à jour le 18/08/2008 à 15:35 TU
Goukouni Weddeye, Modra Tibesti, en 1975.
(Photo : Marie-Laure de Decker, www.marielaurededecker.com )
Comment naît une rébellion, et comment devient-on rebelle ? Au fur et à mesure des années 60, les dérapages des officiers sudistes chargés d’administrer le Tibesti vont faire souffler un vent de révolte sur les villages. Le Derdé, le chef traditionnel des Toubous, en vient à soutenir le principe d’une lutte armée. Ses projets croisent ceux du FROLINAT, le Front de Libération Nationale du Tchad, un groupe rebelle qui est implanté dans le Centre-Est mais veut ouvrir un nouveau Front au Nord. Ainsi naissait la rébellion du Tibesti.
Goukouni Weddeye, qui était jusque là fonctionnaire dans l’administration tchadienne, rejoint la lutte le 25 avril 1968. Les mots d’ordre politique ont alors du mal à convaincre la troupe : les combattants du Tibesti qui se battent à ses côtés s’enrôlent à la fois pour libérer leur région et pour (tout au moins le croient-ils) défendre l’Islam.
Arrivent rapidement les premières divisions et les premières défections. La mort de Mahamat Ali Taher, l’initiateur du FROLINAT dans la région du BET (Borkou Ennedi Tibesti) place Goukouni Weddeye à la tête de la 2e armée du FROLINAT.
Que savez-vous de votre naissance : son lieu ? Sa date ? Ses circonstances ?
Je suis né à Zouar, dans la sous-préfecture du Tibesti, vers 1944 dans une maison administrative. Une maison qui actuellement appartient au chef de canton de Zouar. Je suis né dans des circonstances troublées : mon père a pris le Kadmoul (c’est-à-dire le Derdé[1]) dans des conditions difficiles en se créant plusieurs ennemis à la fois.
Initialement, le Derdé devait revenir à Barka Sougou de la famille Laï à laquelle appartient mon père… mais compte tenu de sa personnalité imposante face au candidat désigné par la famille, mon père s’est porté candidat. Lors du choix entre les deux candidats, l’officier français faisant office d’administrateur a pris fait et cause en faveur de mon père. Il le considérait plus apte à remplir les fonctions de Derdé que le prétendant légitime soutenu par Alifa Guettimi, le chef de canton de Zouar, et par Salah Chahaïmi, le chef de canton de Bardaï. En outre mon père disposait d’une lettre d’encouragement écrite par le capitaine (ou le lieutenant) Bigeard pour un service qu’il lui avait rendu. Bigeard avait quitté Zouar pour aller en Algérie. Il lui fallait un guide. Seul mon père connaissait la zone, il l’a guidé vers la frontière. Une fois arrivé au terme de sa mission, le lieutenant Bigeard voulait le payer en argent. Mon père lui a dit : « non, je n’ai pas besoin d’argent, il suffit de me donner une lettre d’appréciation. » C’est ainsi que le lieutenant Bigeard lui a écrit une lettre que le chef de district de Zouar a beaucoup appréciée. Compte-tenu de sa carrure, il a pris fait et cause en faveur de mon père.
Les beaux-parents de mon père, eux, se sont rangés du côté d’Alifa Guettimi et de Salah Chahaïmi qui sont aussi des proches parents. Le père du premier, Guetti Kenimémi est marié à Hayouada Brahimdo, grande sœur de ma mère, et la grande sœur du second dénommée Herdéi Chahaïdo est mariée à Ouardougou Brahim, grand frère de ma mère. Ce qui fait que mon père s’est battu seul pour prendre un pouvoir qu’il allait conserver au risque de sa vie.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance, des activités et des jeux que vous aviez, de l’éducation que vous avez reçue ? Quelles sont les valeurs transmises dans votre enfance qui selon vous ont habité toute votre vie ?
Dans mon enfance, j’ai vécu la plupart du temps dans les zones de pâturages à côté des chameaux. Avec les copains, nous gardions les chamelons loin des chamelles… parce que si les chameaux et les chamelles vont ensemble il n’y aura pas de lait. Nous luttions ou nous faisions des courses, nous modelions des chameaux avec de l’argile ou avec des plaques de pierre. Celui qui dépassait les autres en nombre de chameaux était considéré comme le plus riche. La nuit au clair de lune, nous nous regroupions pour jouer à un jeu semblable au rugby ou pour raconter des devinettes. Comme je n’ai pas fait d’études supérieures, les valeurs de sagesse et de tolérance léguées par mon père m’ont beaucoup servi.
J’aimerais justement que vous puissiez nous parler du Derdé Kihidémi, votre père. Quel est le rôle du Derdé chez les Toubous ? Quel est son pouvoir réel et quels sont les signes de son pouvoir ?
Avant l’éphémère colonisation turque et la colonisation française au Tibesti, le Derdé était le détenteur unique du pouvoir politique et judiciaire, en dépit des multiples difficultés qui l’empêchaient d’étendre son autorité sur l’ensemble de son peuple.
L’avènement de la colonisation française a changé la nature du pouvoir du Derdé. Les colons qui se sont relevés successivement et qui jouaient à la fois le rôle de chef de District et de commandant de compagnie militaire ont détenu à partir de ce moment-là le pouvoir autoritaire et judiciaire. Le rôle du Derdé est devenu arbitral avec un statut de juge coutumier. Le règlement des conflits dépassant son cadre a alors été soumis au chef de District qui est devenu l’autorité suprême de la région.
Mon père, bien qu’il n’ait pas reçu d’instruction, était un homme très sociable. Il gérait ses sujets et garantissait leur sécurité en bonne harmonie avec l’administration coloniale. Il ne disposait pas d’un palais mais seulement d’une modeste maison à Zouar et à Bardaï.
Le port de son turban qui faisait le double des autres (les autres portaient un turban de 4 mètres et demi, le sien était le double de cela) et le fouet en peau d’hippopotame orné d’argent et de cuir symbolisaient son autorité. Il portait pendant les cérémonies un grand boubou brodé ou sans broderie avec un burnous noir en laine. Pendant les audiences foraines, il s’asseyait au milieu de l’assemblée sur une chaise, ou à défaut sur un tapis persan kilichi, ou sur un Kilim de fabrication libyenne. Il était respecté et craint par ses sujets. Chaque saison de récolte des dattes, il quittait Zouar pour visiter un ou deux villages avant de se rendre à Bardaï.
Son déplacement était l’occasion de fêtes pour les populations des localités visitées. Elles accueillaient le Derdé à l’entrée du village et l’escortaient jusqu’à son lieu de résidence déjà aménagé. Pendant quarante-huit heures, le village vivait au rythme de la danse et du tam-tam. Le Derdé, durant son séjour, réglait alors les jugements en suspend. Je n’ai jamais osé assister aux audiences car ça ne m’intéressait pas du tout.
Pourriez-vous nous parler de votre mère et de vos frères…combien avez-vous eu de frères ? quel est votre rang dans la famille ? Pouvez-vous nous raconter les circonstances dans lesquelles vous avez perdu certains de vos frères au début de la rébellion ?
Ma mère était une femme modeste qui ne s’occupait que de son foyer. Elle était mère de huit enfants dont une fille mort-née. Les noms de ses enfants du plus grand au plus petit sont : (1) Abba Ali alias Molimaï, (2) Mahamat, (3) Annour, (4) Edji, (5) la fille mort-née, (6) Goukouni (moi-même), (7) Djimet et (8) Ouardougou. Elle était très sensible à la souffrance de ses enfants, à tel point qu’un enfant piqué par une épine la chagrinait.
Le 14 avril 1969, son premier fils El Hadj Abba Ali Weddeye -dit « Molimaï »- est mort à Daski à quinze kilomètres au sud de Zouar au cours d’un combat opposant les forces gouvernementales conduites par le nouveau sous-préfet Chahaï Sidimi contre nous. Chahaï Sidimi, c’est le garde nomade qui avait pris le poste d’Aozou pour le remettre à Abadi (Mahamat Ali Taher) en mai 1968. Ce garde nomade avait basculé du côté de la rébellion, mais en 69 il s’est réconcilié avec le gouvernement tchadien. Lors de la réconciliation, il a été nommé sous-préfet du Tibesti. En tant que sous-préfet du Tibesti, il est allé en patrouille avec le lieutenant Manga (le chef de poste de Zouar). Mon frère, qui faisait partie de l’opposition, leur a tendu une embuscade. Au cours de ce combat, mon grand frère Molimaï a été tué.
C’était alors le début de la division des forces révolutionnaires au Tibesti suite à la médiation du capitaine Pierre Galopin et à l’implication de l’armée française dans le conflit inter-tchadien. Juste au moment de ce combat, le général de Gaulle envoie une force, sur la demande insistante du président Tombalbaye, pour mater la rébellion. C’était le début de l’intervention des forces françaises au Tchad. Pierre Galopin est du service de renseignement auprès du gouvernement tchadien, c’est-à-dire proche de Tombalbaye. Tombalbaye l’a envoyé au Tibesti pour prendre contact avec l’opposition, discuter en tant que « médiateur du gouvernement tchadien ». C’est lui qui avait négocié le ralliement de Chahaï Sidimi qui est devenu sous-préfet. C’est pour cela que j’ai évoqué son nom ici.
Après la mort de son premier fils, ma mère, qui se chagrinait dès qu’un enfant se piquait à une épine, commence à encourager les combattants à garder leur dignité et fait même des youyous lors des combats de la passe de Moursou auxquels participent pour la première fois les bombardiers français. Ce jour-là, elle était dans le camp.
Mahamat, Djimet et El Hadj Ouardougou sont morts le 21 octobre 1970 à Koudi, à vingt-cinq kilomètres à l’ouest du poste de Zouar, non loin de la passe de Moursou lors de combats contre les légionnaires français, appuyés par des para commandos tchadiens formés au Zaïre. Annour est grièvement blessé dans le même combat.
J’ai d’autres frères et sœurs de quatre différentes mères : (1) Goumchi Bogardo : Fatimé, Ahmat, Hassan. (2) Bilah Hassando : Dobi, Souleyman, Zenaba, Aché. (3) Biréï Togoïdo : Senoussi, Dakou, Souleyman. (4) Daki Moussado : Alifa.
Hassan et le 1er Souleyman sont morts dans les combats de 1980 à N’Djamena. Fatimé est morte en 2006 à la suite d’un accident de voiture en Libye.
Comment le mécontentement a-t-il grandi dans le Tibesti ? Qu’est-ce qui a alimenté ce mécontentement ? Quel a été le rôle joué par les officiers tchadiens Rodaï et Alafi ?
Le mécontentement qui a grandi dans le Tibesti tire ses origines de la mauvaise gestion administrative de ces jeunes officiers tchadiens qui ont pris la relève des colons français. Croyant mieux faire que les Français, le lieutenant Rodaï Samuel, sous-préfet du Tibesti, commandant de la compagnie de Bardaï et le sous-lieutenant Allafi Maurice, dans un premier temps chef de poste de Zouar, ont contribué à aggraver la situation par ignorance des mœurs et de la mentalité touboue. Quand les Français viennent dans ce genre de zones reculées, ils étudient la mentalité des gens qui y habitent. Par contre, quand les Tchadiens partent dans une pareille zone, ils ne pensent pas à étudier la mentalité : parce qu’ils sont tchadiens, ils croient que tout le monde est pareil. C’est ainsi qu’en venant, il se sont très mal comportés. Je crois que ce n’est pas par mauvaise fois, mais par ignorance. Ils sont militaires, ils pensent que la population civile doit être gérée comme les militaires dans un camp, ce qui a tout fait rater.
A l’époque, les gardes nomades (les goumiers) patrouillaient pour arrêter les fraudeurs : ils arrêtaient les gens qui n’avaient pas de laisser-passer et qui allaient en Libye. Ceux qui portaient le couteau étaient aussi arrêtés. Lorsque ces deux lieutenants sont venus, ils ont aggravé les peines. Pour punir les fauteurs, ils ont commencé à faire payer des amendes très chères aux pauvres gens. Ils gavaient les gens avec de l’eau jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance. Il leur arrivait même de raser totalement la tête des femmes. C’est interdit chez nous, c’est interdit dans nos mœurs… mais ils ne le savaient pas. Alors si deux femmes se battaient, ils rasaient leur tête. Ce qui fait que la population n’a pas réussi à supporter leur loi.
Qui plus est, ils ordonnaient aux nomades de cultiver là où ils étaient. Des problèmes d’eau se sont posés, et les nomades ne savaient pas cultiver. Ils leur disaient pourtant que la culture était obligatoire. Cela a aggravé la situation.
En 1966, c’est le départ en exil du Derdé Kihidemi. Quelles sont les raisons qui poussent le Derdé à l’exil ? Quel rôle justement a joué le sous-lieutenant Alafi dans ce départ ?
C’est un complot ourdi par le chef de canton de Bardaï, Sougoumi Chahaï, et le brigadier chef, Ali Galmami, qui est la cause du départ du Derdé.
Le Derdé était en tournée à Debassar, une localité située à soixante-dix kilomètres environ à l’est de Zouar. La population du village se plaint alors auprès de lui en disant qu’elle est en période de récolte de dattes et qu’elle ne peut pas cultiver le mil, alors que l’agent agricole lui impose impérativement la culture du mil (il s’agit d’un agent agricole venant de Bardaï avec pour mission de sensibiliser la population à cultiver des champs). Après explication, le Derdé (en accord avec l’agent en question) autorise la population du village à surseoir à la culture du mil jusqu’à la fin de la récoltes des dattes.
Le brigadier Ali Galmami (qui accompagne l’agent agricole à Débassar avec quelques-uns de ses gardes nomades) à son retour à Bardaï s’entend avec Sougoumi Chahaïmi pour déformer les faits. Il raconte au sous-préfet que le Derdé s’est opposé à sa décision et qu’il a empêché la population de Débassar de cultiver les champs : la culture des champs serait selon lui un travail d’esclaves. Ils ont déformé la réalité.
Ils ont fait croire que le Derdé avait affirmé que la culture des champs était uniquement réservée aux esclaves ?
Oui, et que les gens de Debassar ne devaient pas cultiver.
Le sous-préfet Allafi Maurice saute sur l’occasion pour régler son compte avec le Derdé… Quand le sous-lieutenant Allafi Maurice avait été nommé sous-préfet en remplacement de Rodaï Samuel, il avait exigé que si un Toubou venait le saluer, il devait enlever son turban. Le Derdé avait refusé. C’était donc l’occasion pour Allafi de lui régler son compte.
Il envoie un message au chef de poste administratif de Zouar pour qu’il fasse venir dare-dare le Derdé à Bardaï. Le chef de poste dépêche un garde nomade à Zouré, cinquante kilomètres à l’ouest de Zouar, pour ramener le Derdé qui séjournait dans la zone de pâturage de ses troupeaux de chameaux. Informé du motif de sa convocation à Bardaï par un garde nomade, le Derdé décide, séance tenante, de quitter son pays pour la Libye avec son fils Ouardougou. Il craignait, s’il se présentait à Zouar ou à Bardaï, d’être arrêté et de subir des humiliations. Il se souvenait sûrement de son arrestation avec moi en 1965. C’était après la mort d’un soldat, au cours d’une bagarre autour d’une danse à Bardaï. Toute la population de Bardaï, sans distinction de sexe ou d’âge, avait subi les humiliations les plus abominables.
Le Derdé, donc, se présente au poste frontalier libyen d’El-Ouekh après quelques jours de marche en chameau. De là, les autorités libyennes le transfèrent pour un certain temps à Sebha, où il sera l’hôte du gouverneur de Sebha avant d’être reçu par le Roi Idriss à Tobrouk. Le départ en exil du Derdé en Libye a beaucoup contribué à la mise en place d’une rébellion d’abord au Tibesti, et puis dans le Borkou et l’Ennedi.
De quelle manière est-ce que le départ du Derdé vers la Libye va accélérer la mise en place d’une rébellion dans le Nord du Tchad ?
Vous savez, le jour où le Derdé est allé en Libye, les nomades se trouvant dans la région ouest de Zouar se sont mobilisés pour quitter le Tchad… soit pour aller vers le Niger, soit pour aller en Libye. Comme toutes les familles ne pouvaient pas se déplacer, les hommes capables d’aller en exil se sont concertés. Des dizaines et des dizaines de gens sont allés en Libye derrière le Derdé.
Il y a un autre événement qui avait eu lieu un an avant… l’histoire à laquelle je faisais référence, au cours d’une danse… et qui avait conduit à la mort d’un soldat. Cette affaire avait provoqué une indignation dans tout le Tibesti.
Au cours d’une danse, il y a une bagarre entre les jeunes de Bardaï et les militaires. Le sous-préfet, à l’époque, c’était le lieutenant Rodaï Samuel. Il a donc ordonné aux gardes nomades de quadriller Bardaï. Le matin, ils ont arrêté tous les hommes et les femmes sans distinction[2]. Moi-même j’ai été arrêté, le Derdé aussi a été arrêté. Les femmes, les hommes ne portent que le pantalon : il enlève leur chemise, tout… Les femmes restent en quelque sorte nues. Cette action a indigné l’ensemble des Toubous, ce qui a provoqué des réactions parmi les Toubous qui sont en Libye et ailleurs. Avant l’arrivée du Derdé même, les gens se mobilisaient pour aller combattre au Tibesti afin de laver cet affront-là.
Vous pensez que cet affront a joué un rôle important dans la mise en place de la rébellion ?
Beaucoup. Cet affront a beaucoup joué.
Dans cette montée des griefs de votre famille, quel rôle a joué le conflit avec la famille du précédent Derdé, le Derdé Chahaï ? Quels sont les points sur lesquels porte ce conflit ?
Il n’y a pas eu de conflit entre la famille du Derdé Chahaï et mon père. A ma connaissance, il n’y a rien qui prouve que les deux familles ont eu une animosité. Jamais.
C’est mon père qui a proposé que Sougoumi Chahaïmi soit nommé chef de canton de Bardaï… Il était en brousse avec ses troupeaux et n’avait pas du tout l’intention d’être chef de canton. Mon père l’a présenté à l’administration pour qu’il soit nommé à ce poste. Cependant, certains conflits d’ordre politique surgissent entre le chef de canton et le Derdé, surtout après l’indépendance. Sougoumi est soutenu par Moussa Yayami, député de Faya-Largeau du PPT-RDA, le parti au pouvoir, alors que mon père se situe du côté de l’ancien député Ahmed Touer. Ces petites querelles de chefs se transforment en animosité.
Est-ce que ces problèmes politiques ont alimenté les griefs de votre père par rapport aux autorités tchadiennes ?
Oui, puisque dans une région reculée comme Zouar, le sous-préfet penche toujours du côté du plus fort… Celui qui a le soutien du gouvernement… Sougoumi a le soutien du député, le député est directement rattaché au président Tombalbaye, donc le chef de poste écoute beaucoup plus Sougoumi que le Derdé, ce qui a provoqué des petits problèmes.
Quelle est l’importance des milieux tchadiens et surtout toubous en Libye à l’époque ?
Avant le FROLINAT, les Toubous sont nombreux au regard des autres travailleurs tchadiens. Ils sont dans la police, dans l’armée et particulièrement dans la garde royale.
Confirmez-vous qu’avant même que le FROLINAT ne s’intéresse au Tibesti, des jeunes originaires du Tibesti qui faisaient leurs études en Libye avaient acheté des armes et se préparaient pour la lutte ?
Effectivement, des jeunes Tchadiens, à l’initiative d’anciens policiers tels que Adeli Youssoumami et El Hadj Hassan Mahamat, avaient décidé de s’organiser en achetant des armes et des munitions pour aller déclencher la lutte armée au Tibesti. Ce n’était pas à cause du départ du Derdé, c’était à cause de l’événement dont je viens de parler. Ils se préparaient pour aller venger leurs parents qui subissaient quotidiennement des exactions inhumaines de la part des autorités du Tibesti. L’arrivée du Derdé en Libye a retardé leur expédition.
Pourquoi l’arrivée du Derdé a-t-elle retardé cette expédition ?
Le Derdé était venu dans l’idée de demander une aide militaire au roi pour retourner combattre l’administration en place. Il a donc retardé le départ de ces jeunes en croyant qu’il allait avoir des moyens. Mais finalement il n’a pas pu les avoir.
A 18 ans, vous êtes fonctionnaire dans l’administration française. Quels postes avez-vous occupés ? Quels souvenirs gardez- vous de cette période ?
J’ai commencé à travailler au début de l’indépendance comme secrétaire dactylographe avec des chefs de district français, car le BET était resté jusqu’à 1964 sous l’administration coloniale. En 1963, je cumule le poste de secrétaire à la sous-préfecture de Bardaï avec celui de secrétaire ad hoc du Tribunal coutumier. En 1965, j’ai été arrêté et transféré à la prison de Faya-Largeau par le sous-Préfet Rodaï Samuel. J’ai passé trois jours en prison à Faya avant d’être libéré et affecté sur place contre ma volonté par le préfet Odingar Noé.
Pour quelle raison avez-vous été arrêté ?
A cette époque le ministre Silas Silengar, ministre de l’Intérieur, était venu en visite à Bardaï. Mon père, à ce moment-là, était en brousse vers l’Ouest de Zouar. Profitant de l’arrivée du ministre, le chef de canton Sougoumi Chahaïmi ne voulait pas que je sois à la sous-préfecture… parce qu’à l’époque, un petit secrétaire est très important ! Ils ont porté plainte contre moi auprès du sous-préfet avec l’appui du lieutenant Rodaï : « Goukouni est contre la politique du président tchadien. Il ne participe pas aux manifestations contre l’opposition… » Donc ils voulaient m’arrêter. Ils voulaient aussi arrêter mon père et un garde nomade, le brigadier-chef Doumgouss, le chef de la garde nomade du Tibesti. Tous les trois nous devions être arrêtés, mais par chance, un collaborateur du ministre m’a informé de ce complot. Ce qui a fait que je me suis débrouillé pour aller rencontrer le ministre pendant la nuit, sans que le sous-préfet ne soit au courant. J’ai expliqué de long en large les raisons pour lesquelles le chef de canton disait du mal sur moi, sur mon père, sur le garde nomade. Finalement le ministre a très bien compris le jeu et il m’a dit clairement que pour moi et pour mon père il ne prendrait aucune décision. Pour le garde nomade, il avait déjà envoyé un message à N’Djamena et il ne pouvait pas revenir sur sa décision. Dans la matinée du lendemain, il allait faire fouiller sa maison, et si les griefs portés contre le garde nomade étaient vrais – on lui avait dit que le garde nomade cachait des armes – il allait le faire arrêter, sinon il allait le faire révoquer de son poste. Finalement, en quittant le ministre j’ai informé le garde nomade pour qu’il évacue tout ce qui est anormal dans sa maison… et le matin quand ils ont fouillé, ils n’ont rien trouvé.
J’ai gardé un souvenir inoubliable de la façon dont l’administration tchadienne était organisée. Les sous-préfectures envoyaient mensuellement à la préfecture des rapports détaillés sur l’ensemble des activités des services sous leur contrôle. La préfecture synthétisait et expédiait au ministère de l’Intérieur, à tous les ministères ayant des services à la préfecture ainsi qu’à la présidence. En comparant avec ce qui se passe en ce moment au pays, je pourrais me permettre de dire sans honte que l’administration tchadienne a régressé de plusieurs années.
On parle à l’époque de deux groupes d’activistes toubous en Libye : un groupe à Sebha, et le groupe d’étudiants toubous de l’université islamique de Beïda… Après avoir été mobilisés par Mahamat Ali Taher du FROLINAT, ces deux groupes rentrent au Tibesti au début de 1968 pour y lancer la lutte armée… Avant justement que nous discutions de votre entrée au FROLINAT, pourriez-vous me parler de Mahamat Ali Taher… Que savez-vous de lui et de son action dans le BET ? Quelle a été l’importance de Mahamat Ali Taher pour la lutte armée dans le BET ?
Mahamat Ali Taher avait émigré dès son jeune âge vers le Moyen-Orient où il s’était marié avec une Egyptienne. Il avait eu une fille avec elle. Il est revenu au Tchad après l’indépendance, où il s’était engagé au côté des militants de l’Union Nationale Tchadienne. Il a été arrêté à Fort-Lamy lors des évènements du 23 mars 1963 avec plusieurs militants de l’UNT dont le chef de file, Mahamat Abba Seid. Il s’est évadé le 28 aout 1963 et prend alors contact avec Aboubakar Djalabo, entré dans la clandestinité. Les deux compagnons quittent le Tchad pour regagner Accra au Ghana où séjournait depuis quelques mois Ibrahim Abatcha, Secrétaire des Relations Extérieures de l’UNT.
En 1965, les autorités ghanéennes demandent aux trois militants de l’UNT de chercher un autre pays d’asile car leurs activités politiques mettaient en cause les relations de leur pays avec le Tchad. Ils écrivaient des journaux avec un opposant camerounais, ils critiquaient le gouvernement tchadien ce qui a irrité la jeune République ghanéenne qui a demandé leur départ.
Ils regagnent l’Algérie indépendante où ils obtiennent l’autorisation d’ouvrir un bureau. Mahamat Ali Taher est désigné comme responsable du bureau. C’est donc à partir d’Alger qu’il a été chargé par Aboubakar Djalabo d’aller rencontrer le Derdé en Libye et avec son accord d’étudier la possibilité d’ouvrir un front au nord dans le Tibesti.
L’arrivée au Tibesti de Mahamat Ali Taher, que les combattants surnomment ‘’Abadi’’ (ce qui signifie oncle), est très importante. La rébellion a vu le jour grâce à lui. Il avait une certaine notion militaire qui lui permettait de galvaniser les combattants tout en récitant quelques versets du Coran. A l’époque, qu’on le veuille ou non, il faut dire la vérité, il fallait beaucoup se baser sur l’Islam. Il fallait beaucoup parler pour attirer les adhérents, sinon c’était difficile. Un autre que Mahamat n’aurait pas pu.
Vous pensez que pour recruter les combattants de la révolution à l’époque il a fallu qu’il ait à la fois un discours politique et religieux ?
A l’époque, à ma connaissance, dans la zone du BET beaucoup ont rallié le FROLINAT à cause de leur religion. Ils croyaient qu’en luttant ils allaient bénéficier de quelque chose… croyant que comme c’était des chrétiens au pouvoir, les musulmans étaient lésés, et qu’ils cherchaient leurs droits… C’est à peu près dans cet esprit qu’il sensibilisait les gens.
Vous pensez que Mahamat Ali Taher les confortait dans cette idée que rejoindre la rébellion c’était aussi se battre pour l’Islam ?
Voilà. Ce qu’il pensait au fin fond de lui-même je ne le sais pas, parce que je n’ai pas eu l’occasion de discuter longuement avec lui. Mais selon ce que me racontaient les gens qui le connaissaient, il s’appuyait sur la religion pour attirer les gens. Initialement, le FROLINAT n’avait pas une position pareille. Il avait même une position totalement différente. Son programme politique était clair : il n’avait aucune liaison avec la religion. Mais je crois que, comme Mahamat Ali Taher était intelligent, il a perçu la mentalité des gens. Sans tenir ce langage, il n’aurait pas eu d’adhérents. Il a donc glissé de ce côté uniquement pour attirer les gens. Je crois que c’est ce qui s’est passé.
Avant l’arrivée de Mahamat Ali Taher à Benghazi en Libye, il n’y avait pas de groupes constitués d’étudiants ou de simples combattants dans la région de Cyrénaïque (la région où est située Benghazi). Par contre, il y avait un groupe constitué au Fezzan : celui que j’ai évoqué plus haut. En mai 1967, Ali Sougoudou, étudiant d’El Beïda ayant obtenu son brevet élémentaire, était venu à Faya-Largeau pour s’intégrer dans l’administration tchadienne en qualité d’enseignant arabe. Son dossier fut envoyé à Fort-Lamy par la Préfecture et trois mois après, il lui a été signifié que sa demande était rejetée.
Il était dépité, mécontent… Ali Sougoudou a donc décidé de retourner en Libye pour poursuivre ses études… mais il lui manquait de l’argent. Le commerçant Ediguéi Bogarmi et mon oncle Mahamat Kihidémi se sont cotisés pour lui donner les moyens de transport et des provisions de route jusqu’à Sebha. En partant, mon oncle Mahamat Kihidémi et moi lui avons remis une lettre destinée à mon père. A l’époque, on apprend qu’il y a la rébellion au Centre-Est du Tchad. On apprend que mon père cherche à engager une lutte armée seul, sans le FROLINAT. C’est pour éviter cette erreur que nous avons envoyé une lettre disant à mon père qu’il faut absolument qu’il s’entende avec les leaders du FROLINAT pour déclencher la lutte armée, mais jamais tenter de faire quelque chose lui seul.
Et donc cette lettre est acheminée par Ali Sougoudou, en Libye jusqu’au Derdé ?
Voilà, jusqu’au Derdé. Le retour d’Ali Sougoudou en Libye coïncide avec le séjour à Benghazi de Mahamat Ali Taher. Il a dépêché deux personnes chez le Derdé qui se trouvait à Obari, à l’Ouest de Sebha. Ils ont discuté avec le Derdé. Après avoir obtenu l’accord du Derdé, Mahamat Ali Taher a pris contact avec les personnalités touboues se trouvant à Benghazi. Ali Sougoudou a beaucoup aidé pour la prise de contact avec les étudiants de Beïda, il les a incités à s’intégrer dans la lutte armée… Ali a beaucoup contribué à mettre sur pied un embryon armé du FROLINAT.
J’aimerais également revenir avec vous sur Aozou, qui (me semble-t-il) est la première localité importante occupée par la rebellion dans le BET… Que savez-vous de cette occupation, de la façon dont elle s’est déroulée ?
Mahamat Ali Taher, à la tête de son petit groupe mal équipé, attaque dès son arrivée au Tibesti le poste militaire de cette localité. Il subit sa première défaite car les huit soldats, et à peu près autant de gardes nomades qui sont dans le camp et aux environs, n’ont pas eu de peine à repousser les assaillants. Toutefois, Mahamat Ali Taher ne désarme pas, il entre en contact, par l’entremise d’un civil, avec le chef des gardes nomades Chahaï Sidimi. Chahaï Sidimi est un brigadier dégradé, humilié et affecté au poste d’Aozou par mesure disciplinaire par le lieutenant Allafi Maurice.
Chahaï Sidimi profite de l’occasion pour se venger du sous-préfet Allafi Maurice. Il conclut un accord avec Mahamat Ali Taher et s’engage à libérer le camp d’Aozou seul avec ses hommes. Il demande à Abadi (Mahamat Ali Taher) de ne pas se mêler de l’opération et de l’attendre à un endroit donné. Le coup de Chahaï Sidimi réussit. Mahamat Ali Taher se joint à Chahaï après l’occupation du camp. Cette victoire est de courte durée car dans la semaine, Allafi Maurice vient chasser les rebelles et réoccupe le camp : les combattants ont cru que les forces d’Allafi allaient contourner par l’Ouest pour les attaquer. Chahaï a pris ses hommes pour barrer le chemin vers l’Ouest, mais ce n’était pas vrai. Les forces d’Allafi en ont profité pour venir occuper le camp. Mais elles ne pourront pas tenir le camp… faute d’effectifs qui leur auraient permis d’assurer convenablement à la fois la défense de Bardaï et du poste d’Aozou.
Allafi se replie sur Bardaï et lance un appel au gouvernement tchadien qui lui envoie une cinquantaine de gendarmes mobiles pour garder le poste d’Aozou. Ces derniers réoccupent le poste sans combat. Les combattants rebelles se rendent vite maîtres d’Aozou, confinant les gendarmes pendant plusieurs mois dans leur garnison. Ils les empêchent de sortir du camp pour récupérer les colis largués par avion.
Une première tentative de dégagement effectuée par le lieutenant colonel Negué Djogo, Préfet et chef de Bataillon du BET échoue. Il faut l’intervention de l’armée française pour les extirper du camp d’Aozou. Pendant l’absence de Mahamat Ali Taher en voyage en Libye, Ali Sougoudou, chef du mouvement par intérim, ordonne alors à ses combattants de détruire complètement le camp.
Dans quelles circonstances êtes vous vous-même entré en rébellion ?
Au moment où je suis parti, j’étais en poste à la préfecture de Faya-Largeau en tant qu’agent d’administration. Je partageais le même bureau que le préfet adjoint Bakari Diallo et ensuite son remplaçant Marcel Toloumbaye. Je m’occupais du courrier confidentiel à l’arrivée comme au départ. Je recevais alors tous les messages secrets et les lettres confidentielles envoyés par les sous-préfectures… ou qui venaient de Fort-Lamy… pour les remettre au préfet ou à son adjoint.
Dans l’un de ces messages le sous-préfet du Tibesti, le sous-lieutenant Allafi Maurice, propose au préfet de lui envoyer la tête de Mahamat Weddeye (mon grand frère) à la suite d’un accrochage à Ouanoufou (Zoumouri), à 50 km à l’Est de Bardaï. Cet évènement s’est déroulé un ou deux mois avant l’arrivée du groupe de Mahamat Ali Taher au Tibesti. Je savais, moi, que Mahamat Weddeye ne se trouvait pas dans ce combat. Celui qui dirigeait ce combat s’appelait effectivement lui aussi Mahamat, mais c’était Mahamat Tolli, le fils de mon oncle paternel Tolli Kihidémi. Il avait déserté la garde royale pour venir sur le terrain. Les enfants du Derdé, eux, se trouvaient tous en Libye avec leur père. Quand vous êtes dans l’administration, que vos parents luttent contre cette administration et que vous recevez ce genre de messages, vos parents ne vous pardonneront pas si vous ne les rejoignez pas.
Ce qui m’a aussi beaucoup poussé à partir, c’est le départ de mon petit frère Suleymane. Je l’avais avec moi. Il était en classe de quatrième. C’était un étudiant très brillant. Un beau jour, il n’est plus là. Je l’ai cherché partout. A la fin, j’ai su qu’il était parti au Tibesti se rallier à la lutte armée. Même mon petit frère était parti pour rallier la rébellion sans m’avertir ! Il fallait que moi aussi j’arrête ma position, sinon je risquais d’être taxé autrement. C’est pourquoi je suis parti.
A un moment donné, j’étais même parti à Bardaï rencontrer mon grand-frère Annour, de la garde nomade. J’ai discuté avec lui et on a arrêté ensemble une stratégie : s’évader maintenant, aller en Libye ou attendre que la lutte soit déclenchée pour les rejoindre. Nous nous sommes mis d’accord pour attendre que la rébellion soit déclenchée au Tibesti. Que les gens viennent d’abord. C’est ainsi que je suis retourné à Faya pour attendre. J’ai même envoyé un message à mon cousin Mahamat Tolli, avant qu’il ne déserte de la garde royale, pour lui dire qu’il m’informe au moment où il se préparait à rentrer. Il m’a envoyé le message, mais le message ne m’est pas parvenu à temps. La poste a mis près de trois mois.
Ce qui fait qu’on se préparait… sans avoir l’occasion. Mais j’ai décidé de prendre la tangente.
En quelques mots, comment s’est déroulée votre entrée dans la rébellion, concrètement ?
J’ai beaucoup développé cela dans mon livre : comment je suis parti, quel itinéraire j’ai emprunté, comment j’en suis venu à la rébellion, ce que j’ai constaté sur le terrain…
Section de parachutistes français au cours d’un accrochage avec un groupe de rebelles Toubous près de la palmeraie de Gouro dans le nord du Tchad, le 11 août 1970.
(Photo : AFP )
A l’époque, il fallait s’éclipser un samedi pour réussir à prendre de la distance le dimanche. Sinon, si je m’absentais un jour de travail, je risquais d’être attrapé. J’avais envisagé au début de partir un samedi. Mais un vieux, par hasard, m’a informé que les miliciens du député surveillaient quotidiennement mes déplacements. Il m’a dit que si je commettais la maladresse de quitter Faya, je risquais d’être attrapé, puisqu’ils avaient des chevaux. Et donc j’ai changé de plan, je suis parti un jour de travail. J’ai préparé ça avec un guide. J’ai quitté Faya en chameau pour aller rejoindre à 90 km un commerçant de chameaux. Il allait vers Zouar pour continuer sur la Libye. C’est ce dernier qui m’a amené jusqu’à l’Enneri Charda, à 50 km de Zouar, et de Charda je suis parti rejoindre la rébellion.
Qui était installée à quel endroit à l’époque ?
A l’époque, la rébellion était à l’Ouest de Zouar. Un endroit qu’on appelle Moursou. Des montagnes. Une passe : on dit « la passe de Moursou ». Un passage obligé truffé de montagnes et de grottes. Les combattants se trouvaient à cet endroit, à 27 km à l’Ouest de Zouar.
Où êtes-vous, personnellement, à partir de votre entrée au FROLINAT jusque la fin des années 60 ?
J’ai intégré le Frolinat le 25 avril 1968. J’ai effectué le 11 décembre 1969 mon premier voyage à l’étranger en Libye. Je suis revenu au Tibesti deux mois après.
Avez-vous l’occasion d’aller dans d’autres pays dans cette période qui court jusqu’à la fin des années 60 ?
Non. Je n’ai pas eu le temps nécessaire pour aller dans d’autres pays.
Quel souvenir gardez-vous des premiers mois où vous avez été membre du FROLINAT en étant simple combattant ? Vous souvenez-vous de certaines missions ? De certaines batailles ? De la vie sur les positions ?
Dès mon arrivée au front à Moursou, je me suis engagé en tant que simple combattant. Comme tout autre combattant, je partais en patrouille avec mes compagnons ; je prenais la garde comme sentinelle quand mon tour arrivait ; je faisais la corvée pour préparer à manger et du thé, je partais chercher du bois ou de l’eau, etc.
Les responsables et les combattants du camp pensaient qu’une fois qu’ils auraient libéré les camps de Zouar et Bardaï, la paix serait instaurée dans la région. Ils ne s’imaginaient pas les conséquences qui en découleraient. Ils ne pensaient même pas que les Français interviendraient en faveur du gouvernement tchadien pour les combattre.
Donc les gens se battaient pour des enjeux très locaux à l’époque ?
Oui, locaux puisqu’il n’y avait pas de dirigeants politiques qui avaient une vue large… On essayait de leur expliquer. Ils apprenaient vaguement que les gens combattaient à l’est du Tchad. Mais quel est le programme du FROLINAT, jusqu’où il s’étend, personne n’en avait idée. Les gens que j’ai rencontrés sur le terrain à Zouar avaient une façon de voir les choses tellement limitée que pour eux, une fois le Tibesti libéré, ce sera la paix. Le gouvernement tchadien ne viendrait plus leur faire du mal. Leurs parents seraient en liberté. C’est dans cet esprit qu’ils combattaient. Mais petit à petit, ils vont commencer à comprendre les enjeux.
Le camp de Moursou était autonome et ne reconnaissait pas l’autorité de Mahamat Ali Taher, c’est pour cette raison que ceux qui étaient à Moursou n’étaient pas politisés. Ceux qui étaient à Aozou étaient plus avancés. Ils savaient déjà pourquoi ils luttaient.
Les responsables s’organisaient à leur propre manière… déjà les scissions ont commencé à apparaître; Moursou était autonome, Aozou était divisée en deux camps. Il y avait des collaborateurs proches de Mahamat Taher Ali qui ne connaissaient que lui. Chahaï Sidimi, lui, contestait l’autorité de Mahamat Ali Taher et il vadrouillait à la tête d’un groupe entre Wour et Bardaï. Il était mécontent parce qu’au début de sa rencontre avec Mahamat Taher Ali, Mahamat Taher lui avait promis qu’une fois le poste d’Aozou libéré, Chahaï serait désigné comme chef de l’armée. Après la libération d’Aozou, Abadi (Mahamat Ali Taher) n’a plus eu l’intention de le nommer à ce poste. Il a préféré travailler avec les gens qui étaient venus avec lui de Libye, ce qui a irrité Chahaï et l’a poussé à prendre ses distances avec Abadi. Chahaï avait pourtant les gardes nomades armés, il avait la force derrière lui.
On a donc déjà trois groupes, à l’époque, au sein du FROLINAT dans le Tibesti ?
Voilà, cela faisait à peu près trois groupes, mais trois groupes qui ne se déclaraient pas, qui n’étaient pas connus de l’extérieur…
C’est pourquoi quand mon grand frère El Hadj Abba Ali -alias Molimaï- fut désigné responsable politique chargé de la justice et de l’encadrement de la masse populaire, il a décidé de se rendre à Bardaï et Aozou pour unifier le front. J’ai été désigné pour faire partie des combattants qui allaient l’accompagner. Arrivé à Bardaï, El Hadji Abba Ali a rencontré Chahaï Sidimi avec lequel ils se sont entendus pour aller à Aozou.
Dès notre arrivée à Aozou notre délégation fut accueillie par Ali Sougoudou qui nous apprit que Mahamat Ali Taher était parti en Libye pour avoir des moyens auprès des comités et prendre des contacts… Ce qui fait que mon frère Al Hadj, Chahaï Sidimi et Ali Sougoudou ont tenu des réunions d’abord pour s’entendre… ensuite pour arrêter une stratégie et faire face à la situation. La garnison d’Aozou était tenue par une cinquantaine de soldats gouvernementaux qui restaient prisonniers dans leur camp ; les combattants d’Ali Sougoudou les empêchaient de sortir hors du camp pour récupérer leurs colis largués par avion venant de Fort-Lamy.
Le commandant Galopin était venu plusieurs fois à Moursou, il avait discuté avec les responsables militaires. On s’était retrouvé en quelque sorte dans une trêve qui ne disait pas son nom : on n’attaquait pas les forces gouvernementales, les forces gouvernementales ne nous attaquaient pas. Il y avait une situation tacite qui existait. C’est pour cette raison que les trois chefs se sont entendus ce jour là pour dire que si les soldats du camp ne tentaient pas de sortir pour venir les attaquer, plus personne n’allait les attaquer.
Au retour, notre délégation bivouaquait à la sortie de Bardaï au village d’Armachibé. La nuit, je suis parti discrètement avec un combattant en ville à Bardaï pour nous renseigner auprès des commerçants sur la situation en général, car depuis notre départ de Zouar nous n’avions plus les nouvelles de la zone.
Le commerçant Issaï Okimi nous installe dans sa chambre et commence à nous préparer du thé quand quelqu’un tape à la porte. Il sort vite pour l’empêcher de rentrer, puisque nous étions là clandestinement. Il discute un peu avec la personne. A son retour après quelques minutes, il nous informe qu’un convoi militaire de ravitaillement doit partir tôt le matin pour Aozou. Aussitôt après, mon compagnon et moi retournons au campement pour aviser El Hadj Abba Ali de l’information reçue. Sans tarder, mon frère dépêche un combattant chez Chahaï Sidimi : « Viens avec tes hommes, il faut qu’on parte intercepter ce convoi ». Chahaï refuse dans un premier temps, puis, contraint par ses combattants, il décide de se joindre au groupe d’El Hadj Abba Ali pour aller au combat. Alors, tard la nuit, Chahaï entama la marche en prenant la tête des deux groupes pour barrer la route au convoi.
En juillet 1969 se tient la première réunion de tous les responsables rebelles du BET, qui aboutit à la création d’un véritable commandement uni. Vous souvenez-vous des circonstances de la convocation de cette réunion ? De l’endroit où elle a eu lieu ? De ce qui y est dit ?
Vous trouverez toutes les réponses dans mon livre. Toutefois, je vous livre quelques pistes. En mars 1969, presque toutes les forces combattantes du Tibesti avaient rallié le gouvernement tchadien à la suite des pourparlers de Bardaï. La base de Moursou restait le seul bastion des forces révolutionnaires au Tibesti. Une cinquantaine de bonshommes seulement…
… Est-ce que ces pourparlers de Bardaï avaient été lancés par le commandant Galopin ?
Oui, ils ont été lancés par le commandant Galopin. C’est un long processus, puisque le commandant Galopin m’a d’abord rencontré à Faya-Largeau avant mon départ. Il m’a interrogé longuement sur l’évolution de la lutte armée au Tchad, est-ce que j’avais des contacts avec mon père, etc. Ça aussi, c’est l’une des causes qui a précipité mon départ, puisque j’ai compris que le gouvernement braquait ses yeux sur moi.
Galopin était venu pour prendre contact avec l’opposition. J’ai servi d’interprète entre Galopin et les chefs militaires. Il voulait savoir si cette rébellion avait des attaches avec le FROLINAT, si elle dépendait directement du Derdé ou si elle était indépendante. A l’époque, je ne pouvais pas dire : « dites ça, ne dites pas ça », donc nos chefs militaires lui ont fait comprendre que leur mouvement est autonome. Ils ont des attaches avec le Derdé, mais vis-à-vis du FROLINAT, ils sont autonomes. La cause de leur soulèvement, ce sont les autorités tchadiennes qui rasaient les chevelures des femmes, faisaient boire de l’eau par la force, les amendes abominables, déshabiller femmes et hommes et les mettre tous dans une prison à cause d’un soldat mort. Tout cela, ils l’ont présenté comme une jacquerie vis-à-vis de l’administration. Ils se sont mis d’accord pour informer le Derdé, afin qu’il prenne part aux négociations. Et Galopin est parti.
Les chefs m’ont désigné avec deux personnes pour aller informer Chahaï. C’était le début. Chahaï a accepté d’assister à la réunion à Moursou. Comme Abadi (Mahamat Ali Taher) était absent, Chahaï s’est engagé à amener Ali Sougoudou à la réunion. Galopin est venu, ils ont discuté. Chahaï n’a finalement pas pu amener Ali Sougoudou, il a dit qu’il le représentait. Au cours de la discussion, ils ont désigné mon grand frère Molimaï, le fils de l’ancien Derdé Salah Chahaïmi et puis Chahaï Sidimi lui-même. Galopin les a emmenés jusqu’à Fort-Lamy. Ils ont rencontré Tombalbaye. Ils ont discuté, ils sont revenus. Au retour, ils ont fixé un délai pour que le Derdé soit présent. Le PC m’a désigné pour aller rencontrer le Derdé.
En partant, j’avais dans l’idée que les gens, au terme du délai, allaient négocier et se rallier au gouvernement. Arrivé à Tripoli, j’ai informé le Derdé. Il n’était pas du tout d’accord avec ça. Il était déjà engagé avec Abba Sidick, ils étaient avancés dans le soutien de la lutte armée, etc. J’ai aussi rencontré Ali Sougoudou qui était en disgrâce en Libye. Brahim Guirki et moi sommes revenus au Tibesti pour activer les choses.
C’est ainsi qu’à Bardaï, il y avait deux ministres tchadiens : Antoine Bangui qui est le ministre de la Coordination, et le ministre Maï Moussa Zezerti, ministre chargé des Affaires sahariennes, frère du sultan Alifa de Mao. Il y avait aussi le commandant Galopin, le préfet du BET, tous les chefs de cantons du Tibesti, Chahaï Sidimi avec son groupe… Mon grand frère Molimaï a assisté malgré notre réticence pour tenter de convaincre les gens, mais personne n’a pris en considération ce qu’il disait, donc il a quitté la réunion.
A son retour de Libye, Mahamat Ali Taher a trouvé un climat politique complètement infesté… Il s’est alors replié au Borkou avec ses partisans sur la demande des éléments déjà présents dans la zone afin d’activer la lutte armée. Il a occupé le poste de Kirdimi par la complicité de certains gardes nomades toubous. Puis, il a envoyé une mission d’exploration au nord Kanem et une force d’expédition dans l’Ennedi avec pour mission d’ouvrir un Front. Enfin, il est revenu à Miski pour suivre les évènements du Tibesti.
Mais c’est tout cela qui vous fait dire que le commandant Galopin a essayé de diviser la rébellion dans le Tibesti ?
Il a divisé la rébellion dans le Tibesti ! C’est à cause de cela que nous nous sommes battus entre nous au Tibesti, Chahaï est mort, mon grand frère est mort… c’est à cause de cela…
Par ailleurs, compte tenu de la situation critique à Moursou (puisque nous étions un petit groupe face aux forces gouvernementales), les responsables du PC m’ont désigné avec un combattant qui s’appelle Chouha Barkaïmi pour aller rencontrer Mahamat Ali Taher… afin de trouver avec lui une solution en vue d’unifier nos efforts et faire face à l’ennemi : ceux du Borkou avec ceux de Moursou. Sinon, il allait être difficile de faire face à l’ennemi. Je suis donc arrivé le 29 juin 1969 à Modra, une localité située à soixante kilomètres au sud de Zoumouri.
Nous avons tenu une réunion du 30 juin au 3 juillet 1969 au cours de laquelle nous avons décidé de mettre en place ce qui suit :
Mahamat Ali Taher, coordinateur du Mouvement,
Ali Sougoudou, secrétaire chargé des Relations extérieures,
Brahim Guirki, secrétaire aux Finances
et moi-même, secrétaire à l’Intérieur, chargé de l’organisation.
Brahim Guirki n’a pas assisté à la réunion, il se trouvait encore en Egypte.
Nous avons fixé un délai de deux mois pour la tenue d’une conférence plus représentative. Nous nous sommes partagé les tâches : Mahamat Ali Taher devait aller directement au Borkou pour expliquer aux combattants les nouvelles décisions. Ali Sougoudou devait se rendre à Gouro pour prendre les chameaux du Front et aller les vendre en Libye afin de ramener les vivres. Je devais retourner à mon PC pour informer les responsables et les combattants des résultats de la réunion. Ensuite, je devais préparer l’organigramme de nos prochaines structures (comment nous allions organiser nos forces Borkou-Ennedi-Tibesti) et préparer l’accueil des délégués à Modra.
Pourriez-vous nous raconter les circonstances de la création de la « deuxième armée » du FROLINAT fin 1969 ? Pourquoi créer une « deuxième armée » ? Vous souvenez-vous de la date et du lieu où la 2e armée a été officiellement créée ?
La création de la deuxième armée est une idée émanant du secrétaire général du FROLINAT, le Docteur Abba Sidick qui, en 1969 à Khartoum, lors de l’organisation de l’armée et du Bureau Politique du FROLINAT, avait énuméré les armées existantes en ordre d’ancienneté. Il avait attribué l’appellation de la « 1ère armée des forces populaires de libération » à la première armée du FROLINAT opérant dans le centre et centre-est du pays, celle de « 2e armée des forces populaires de libération » à l’armée opérant dans le BET. Les deux chefs d’état-major de la 1ère et de la 2e armée étaient d’office membres du bureau politique.
Quelle est la carte des territoires que vous contrôlez à la fin des années 60, quelle est votre progression dans le Tibesti ? Quelle administration, quels « services » mettez-vous en place dans les territoires que vous contrôlez à la fin des années 60 ?
Vers la fin des années 60, le FROLINAT déclenchait à peine la lutte armée dans l’Ennedi. Le Borkou commençait à se redresser du calvaire qui avait entraîné la mort de Mahamat Ali Taher et de plusieurs autres chefs militaires, suite à l’intervention de l’armée française. De même, le Tibesti sortait juste des épreuves imposées par le capitaine Galopin, émissaire du gouvernement tchadien qui avait provoqué l’éclatement du Front et le ralliement de Chahaï Sidimi avec presque tous les combattants du Tibesti. N’empêche, le FROLINAT contrôlait, en dehors des centres de Bardaï, Zouar, Faya, Ounianga-Kébir, Fada et Oum-Chalouba, tout le reste du BET. Les centre-villes étaient tenus par le gouvernement. Ailleurs, c’est le FROLINAT qui bougeait.
A la fin des années 60, les combattants du Tibesti sont organisés en deux sections : la Section de Zouar a pour compétence l’ouest du massif allant de l’Enneri Marou jusqu’à Wour ; la section de Zoumouri a pour compétence la zone de Gomour, Yebbi-Bou, Modra, Zoumouri, Aozou… jusqu’à Ossouni à quelques kilomètres à l’est de Bardaï. On dit symboliquement « section », mais à l’intérieur de chacune des deux sections on peut compter un effectif supérieur à une compagnie renforcée. Les deux sections sont sous l’autorité d’un commandant de compagnie en la personne de Kebir Kelléimi secondé par Adéli Moussaïmi. Kebir Kelléimi, c’est un des compagnons de Mahamat Taher Ali, venant de Benghazi, un ancien étudiant d’El Beida. Adéli Moussaïmi, c’est un chef de village de Zouarké. Après le départ de mon père, il s’est exilé en Libye lui aussi. Il a tenu un certain temps un comité de regroupement, de sensibilisation à Sebha, et ensuite il a regagné le front.
Ce qui fait que vous étiez combien, à cette époque-là ?
Au Tibesti, on ne dépassait pas deux cents, trois cents personnes. La lutte armée a commencé au Tibesti, puis s’est développée jusqu’au Borkou et à l’Ennedi. Les combattants du Borkou contrôlaient les oasis de Yarda, de Tegui, et de Bédo, c’est-à-dire toutes les oasis à l’Est de Kirdimi. Parfois, ils contrôlaient même la palmeraie de Kirdimi. En Ennedi, les combattants à un moment donné avaient occupé Ounianga-Kébir, mais ils étaient en permanence à Gouro et à Tébi dans la région de Mourdi ainsi que dans la région de Bao Bilia. Leur PC est souvent à Ouro, Djouna et Ouroko sur le plateau de Basso. Comment ça s’est développé et à partir de quand, vous allez le lire dans mon livre [il rit].
A cette époque, nous ne disposions pas d’une administration à proprement parler mais, à la mesure de nos possibilités, nous organisions les villages et les régions de la façon suivante :
Dans chaque village ou agglomération de quelque population, nous nommions ou confirmions un chef de village qui avait sous ses ordres des milices populaires pour assurer la sécurité et la collecte des vivres pour les combattants. Nous désignions également parmi la population un juge assisté de deux à trois assesseurs pour régler les litiges. A partir de 1971, nous avons organisé le BET en trois détachements militaires qui avaient l’autorité militaire, politique et administrative dans chaque région. Les chefs des détachements dépendaient directement du chef d’état-major de la deuxième armée des forces populaires de libération (FPL) qui était l’autorité politique et militaire du BET. Chaque chef de détachement était secondé d’un ou deux adjoints chargés des questions militaires ou administratives.
Le FROLINAT de la fin des années 60 était-il constitué de combattants mobilisés au coup par coup et qui revenaient chez eux ensuite ?
Quand je parle du FROLINAT, je ne parle que de la zone du Nord où je me trouve. J’ignore totalement ce qui se passe dans le Centre-Est. Pour le Nord,cela varie selon les zones : dans le Borkou, le Tibesti, il y a des populations, des villages, des palmeraies là où les combattants se trouvent. La population cultive des champs. Dans la zone de l’Ennedi, le secteur où les combattants ont souvent installé leur PC est dans les montagnes, dans les oueds, loin des villages. Il n’y a pas de palmeraies, il n’y a pas de champs, il n’y a rien. Hormis à Tebi, on trouve rarement plus de deux ou trois cases.
Les combattants ne sont pas rémunérés par l’organisation. Ils ont des enfants, ils ont des familles. Ce sont eux qui s’occupent de leur famille. S’il y a un combat, tout le monde est consigné dans le camp pour aller effectuer des opérations, des patrouilles. S’il y a une accalmie, les combattants sont dans le camp. Les uns demandent des congés pour aller voir leur famille… les autres un laissez-passer pour aller en Libye, chercher de quoi ramener à leur famille, puisque même pour trouver les habits, il faut aller en Libye. Les responsables autorisent, la plupart du temps, les combattants à partir. C’est comme une sorte d’aide. Une fois revenus d’un voyage en Libye ou ailleurs, ils rejoignent le camp. Et dans le camp, il y a toujours des combattants. Ce n’est pas comme vous venez de dire. Les camps sont fixes. Si l’ennemi nous menace, on se déplace pour un autre endroit, mais il y a toujours des combattants.
Est-ce que cela veut dire que les familles des combattants suivent également le camp ?
Non, les familles de combattants ne viennent pas, elles sont très loin. On peut trouver un combattant du Borkou dont la famille est au Tibesti, un combattant de Zouar qui se trouve à Zoumouri, à Yebbi-Bou… Les familles sont loin de la zone des combattants.
Quel était le matériel des combattants ? Quels sont d’ailleurs les moyens de déplacement habituels que vous utilisiez au tout début du FROLINAT dans le BET ?
Les combattants du FROLINAT au Borkou Ennedi Tibesti disposaient de très peu d’armes à feu. Dès le début de la révolution, les jeunes travailleurs tchadiens en Libye ont beaucoup contribué à la création d’une armée du FROLINAT. Chaque adhérent, en quittant la Libye, venait avec une arme italienne datant de la deuxième guerre mondiale, avec quelques munitions souvent périmées et une tenue kaki. Rares seront les détenteurs de fusils germany qui sont préférés aux fusils italiens.
Ceux qui viennent des villages pour s’enrôler dans l’armée du FROLINAT ne disposaient pas d’armes. Dans le camp, vous trouverez sur cent personnes une vingtaine d’armes environ.
Les moyens motorisés n’existaient pratiquement pas au front au début de la lutte. Le chameau et l’âne étaient les seuls moyens de déplacement pour le transport des bagages. Les combattants faisaient leur patrouille à pied de village en village.
A partir du 14 avril 69, la France commence une intervention militaire qui prendra fin officiellement en 71… Quelle a été l’ampleur des destructions ? Quels ont été les résultats de cette intervention ?
Je me souviens du premier engagement des AD4 français dans le combat de la passe de Moursou où nos combattants ont vu les avions bombardiers pour la première fois. Les dégâts humains et matériels causés par l’intervention des légionnaires français dans le conflit tchadien ont été immenses. Des villages et des palmeraies ont été dévastés et incendiés partout dans le BET. A l’époque, les légionnaires combattaient avec des forces tchadiennes. Qui faisait quoi, nous ne savions pas. Nous attribuions la responsabilité de tous ces dégâts aux forces françaises, puisque ce sont elles qui dirigeaient les opérations. Des civils innocents ont été tués dans plusieurs combats au Borkou, en Ennedi et au Tibesti. Tout cela est décrit dans mon livre.
C’est pendant des combats liés à cette contre-insurrection dans le Nord, entre le 5 et le 17 septembre 69, autour de Faya-Largeau, que Mahamat Ali Taher est tué. Quel est l’enchaînement des faits qui conduit à votre arrivée à la tête de la 2e armée pour lui succéder ?
Les légionnaires français, appuyés par les forces gouvernementales, ont attaqué le 3 septembre 1969 (je me souviens très bien) nos combattants à Elboye. Le combat a commencé tôt dans la matinée et a duré toute la journée. La nuit, les combattants se replient à Akakourouka, une palmeraie se trouvant entre Elboye et Gourma, pour tendre une embuscade aux légionnaires.
Le lendemain, le 4 septembre, les combats reprennent de plus belle. Les légionnaires déploient tout leur arsenal contre des combattants démunis de tout moyen de défense. Ils n’ont que des fusils italiens et de rares fusils MAS 36… alors que les forces franco-tchadiennes disposent de bombardiers AD4, d’autos mitrailleurs légers (AML), de mortiers, de canons, de mitrailleuses et de fusils automatiques.
La puissance de feu ennemie oblige les combattants à céder leur position dans la soirée pour se reconstituer à Gourma. Pendant les deux premiers jours des combats, les meilleurs combattants : Kosséi Darkallah, Galmaï Al–hadji Elikéimi le fameux « chérif de Yebi–Bou », Guedéi Ani, et beaucoup d’autre sont tombés au champ d’honneur. Dans la nuit, les combattants dépêchent à Bédo un messager pour informer Mahamat Ali Taher de la situation grave dans laquelle ils se trouvaient et lui demander également la conduite à tenir. Depuis le début des combats, les combattants ne mangeaient que des dattes car ils ne pouvaient pas préparer à manger, ni préparer le thé.
Le 5 septembre, les combats s’intensifient encore. Abadi, étant lui-même arrivé dans la soirée en plein combat au village de Gourma, constate que les combattants se sacrifient par honneur : ils savent que l’issue des combats est inévitablement en faveur des forces franco-tchadiennes. Profitant de l’accalmie due à l’obscurité, Mahamat Ali Taher ordonne aux combattants de se replier dans les montagnes de Kaourchi avant l’aube. La localité de Kaourchi est située à quarante kilomètres à l’est de Gourma et à quinze kilomètres au sud de Bedo. La nuit, tous les combattants avec leurs blessés prennent la route de Kaourchi. Abadi choisit trois miliciens avec son secrétaire pour se rendre à cheval à Bédo afin de mobiliser les habitants, pour qu’ils apportent leurs contributions en vivres et en eau aux combattants et s’occupent des blessés...
Dans la matinée du 6 septembre, les légionnaires en reprenant les combats constatent que tous les combattants sont partis vers l’est. Ils croient que la prochaine étape des combattants sera le village de Bedo, seule palmeraie proche. Vers 12 heures, des légionnaires héliportés suivis par des convois terrestres font irruption en prenant position tout autour du village de Bédo. Taher Mahamat Ali alias Abadi, son secrétaire et ses trois miliciens, se voyant cernés dans le village par l’ennemi, cherchent à se frayer un passage pour occuper une colline tout près du village. En sortant de la maison, ils sont abattus tous les cinq avant d’atteindre la colline.
Pourtant, personne ne sait parmi les forces ennemies que l’homme qui vient d’être abattu est Mahamat Ali Taher, l’homme le plus recherché par le gouvernement tchadien dans la région. Abadi avait un prisonnier capturé à Kirdimi, considéré comme mouchard. Ce prisonnier a été libéré par les légionnaires, mais sous le coup de l’émotion il n’a pas pensé à informer ses libérateurs que l’homme qui venait d’être tué était bel et bien Mahamat Ali Taher. Ce n’est qu’après être arrivé à Faya que le prisonnier annonce la mort d’Abadi. Faya et Fort Lamy ont alors fait la fête, en considérant qu’avec cette victoire la révolution était vaincue.
Les villages et les palmeraies d’Elboye, Ayenga, Gourma, Kirdimi, Kaourchi, Horom, Bédo et Tégui sont incendiés par les forces franco–tchadiennes pour débusquer les combattants et également pour les priver de leurs ressources d’alimentation en dattes. Le bilan, en perte humaine et matérielle, fut très sérieux. Le front venait de subir un coup difficilement supportable, mais je crois que par la suite nous avons pu redresser les choses…
Lorsque Mahamat Taher Ali était parti au Borkou, j’étais resté pour organiser l’accueil des conférenciers et préparer un document à présenter à la conférence, j’étais aussi chargé de l’Intérieur.
Après la mort d’Abadi (Mahamat Ali Taher), j’ai dépêché directement Younous Djaber, un jeune ayant fait l’école de la gendarmerie, au Borkou pour prendre sa relève et sensibiliser les combattants qui étaient dans la zone là-bas. Le jeune que j’ai envoyé au Borkou a rencontré pas mal de difficultés à cause d’un autre leader envoyé par Brahim Guirki qui n’obéissait pas à Abadi. Lorsqu’il avait appris la mort d’Abadi, il avait envoyé un étudiant sorti de l’université du Caire, surnommé Abou Hib (son vrai nom m’échappe) pour prendre la situation en main au Borkou.
S’agissant de la conférence de Modra prévue pour début septembre, j’ai reporté la date de cette réunion à cause de la mort d’Abadi. A la date suivante, il y a eu les combats meurtriers d’Ounianga-Kébir et Séguir. Là aussi nous avons pris du retard. Mais pendant ce temps, je gérais d’office l’opposition.
Vous prenez donc, de fait, la tête de la rébellion dans le Nord du pays. Quelle méthode avez-vous employée pour combattre les troupes françaises pendant leur campagne de contre-insurrection et quels sont les résultats que vous obtenez ?
Pendant cette période où les légionnaires français faisaient la loi dans le BET, nous ne disposions pas de moyens de communication radio. Chaque secteur était isolé. C’est grâce aux chameaux qu’on se déplaçait pour communiquer. A chaque fois que les forces franco-tchadiennes concentraient leurs troupes pour attaquer l’une de nos bases dans le BET, nous apprenions l’attaque par leurs propres médias après la fin de leurs opérations… Ce qui fait que les forces franco-tchadiennes ont toujours eu l’avantage sur nous. Nous n’arrivions pas à concentrer nos forces pour leur faire face. Nous ne pouvions pas garder beaucoup de forces regroupées, parce que pour les nourrir, c’était un grand problème. C’est la raison pour laquelle ils avaient toujours l’avantage… mais nous gardions nos propres terrains : si un jour ils nous débusquaient ici, le lendemain ils ne restaient pas, ils partaient… et nous on venait reconquérir nos bases… Les forces franco-tchadiennes étaient basées dans les centre-villes : quand elles sortaient, elles partaient frapper un endroit, elles ratissaient et immédiatement elles revenaient sur leur position pour s’organiser et attaquer une autre zone. Quand ces forces se repliaient, nous on venait faire notre propre loi avec nos comités populaires.
Quels souvenirs gardez-vous des combats du FROLINAT contre les forces françaises qui sont intervenues entre 1969 et 1971 ?
De mon point de vue, les forces du FROLINAT, bien que démunies en moyens militaires, pouvaient arriver à mettre au pas les forces tchadiennes et obliger le président François Tombalbaye à trouver une solution pour le pays. Elles pouvaient même arriver à prendre le pouvoir, puisqu’à elles seules les forces tchadiennes ne pouvaient pas renverser la situation sur le terrain. L’intervention française a changé le cours des combats du tout au tout au détriment du front de libération nationale et au profit du gouvernement tchadien.
Lors de ces combats engagés par les forces françaises, nous avons vu la destruction de villages entiers dans le Nord et le Centre-Est du pays. Nous avons perdu des centaines et des centaines de combattants tués par les forces françaises. Plus particulièrement –il est difficile de dire « moi »- j’ai perdu dans un seul combat trois de mes frères. Donc vous comprendrez qu’il y ait du ressentiment à l’égard de ce que les forces françaises ont fait au Tchad. Mais dans tous les cas, on n’en tient pas rigueur au gouvernement français. Il aidait un Etat. Nous, nous combattions pour notre cause. Les choses ont été ce qu’elles ont été. Laissons cela pour l’Histoire.
Est-ce que vous vous souvenez de certaines batailles lors de cette campagne de contre-insurrection de la France ?
Oui, je me souviens parfaitement des combats qui se sont déroulés, plus particulièrement dans la région du BET où je commandais les forces du FROLINAT. Les combats auxquels les forces françaises ont participé dans le Centre et Centre-Est du pays m’échappent puisque là je n’étais pas un témoin occulaire.
Donc les Français, dans un premier temps, ont ratissé ou ravagé pas mal de villages dans la zone du Borkou... au cours de combats qui ont presque duré cinq jours successifs… à l’issue desquels Mahamat Ali Taher « Abadi » a trouvé la mort.
Ensuite, les forces françaises se sont repliées et se sont organisées pour attaquer Ounianga-Kébir et Séguir, pour les reprendre. Lors de ces combats, nous avons perdu pas mal de combattants et des responsables. Parmi les responsables, il y a Abou Hib, adjoint de Brahim Guirki et Allafouza Hangata, chef d’une délégation conviée à assister à la conférence de Gouro. Au cours de ces combats, il y a plus de 70 civils qui ont été tués.
Après cela, les forces françaises se sont repliées à Faya pour s’organiser et ensuite engager des opérations dans la région de Fada. Aux environs de Fada, au cours de ces combats, un de nos chefs politique et militaire, Brahim Guirki, a été tué… sans parler des autres morts…
Ce n’est qu’après que les Français se sont organisés avec les forces tchadiennes pour aller mener des opérations au Tibesti. C’est au cours de ces opérations que mes trois frères ont été tués. Le quatrième grièvement blessé, mais guéri.
Les Français ont ensuite encore tenté de mener des opérations au Borkou. Ils ont subi une défaite cuisante. Ils ont perdu sur le coup 11 soldats, sans compter ceux qui sont morts par la suite.
Après, là encore ils se sont organisés pour aller attaquer Fada, à un endroit qu’on appelle Mayo à l’Est de Fada. Il y a eu des combats durant trois jours. Nous avons perdu plusieurs combattants, et je ne sais pas quelles ont été les pertes du côté des soldats français et tchadiens. Ils avaient, tout de même, perdu un bombardier AD4.
Les Français ont alors reconstitué leurs forces pour ratisser en quelque sorte le Tibesti dans son ensemble. J’ai été informé par le chef de détachement de l’arrivée de ces forces françaises. Pour que nos combattants ne subissent pas de pertes comme ça avait été le cas dans d’autres endroits, je leur ai envoyé un document pour leur dire qu’il ne fallait plus se confronter directement aux forces françaises. Il fallait se disperser dans la nature, harceler les forces françaises ou les observer de loin, éviter dans tous les cas le combat. C’est ainsi que les forces françaises sont venues sillonner la zone de Zoumouri, elles sont allées jusqu’à Yebbi-Bou, elles n’ont rencontré aucun combattant. Après presque un mois de déploiement de leurs forces, les Français n’ont pas pu trouver de rebelles, ils se sont repliés. Voilà à peu près les grandes opérations que les Français ont menées.
Lors de ces combats, on dit que la palmeraie de Bardaï a été incendiée, est-ce que c’est vrai ?
La palmeraie de Bardaï et celle du Nord Borkou ont été presque détruites. Des villages ont complètement disparus. Je ne sais pas si ce sont les forces françaises elles-mêmes qui ont mis le feu aux palmeraies, aux villages et aux maisons, ou si ce sont les forces tchadiennes. Dans tous les cas, nous attribuons la responsabilité aux forces françaises. Sans leur présence, les forces tchadiennes n’auraient pas pu venir faire cela.
[1] Le Derdé est le chef traditionnel des Toubous.
[2] Pierre Galopin a établi au sujet de cet incident un rapport officiel qui raconte les faits de manière détaillée : « Dans la nuit du 2 au 3 septembre, à Bardaï, une querelle survenue au cours d’une danse entre civils et militaires se solde par la mort d’un soldat de l’ANT ; trois autres sont également blessés. Des sanctions sont immédiatement prises par le sous-préfet… L’agglomération est encerclée par les forces de l’ordre. La population, sans distinction d’âge et de sexe, est rassemblée et conduite dans la cour de la prison. Ordre est donné à tout le monde de se mettre nu ; les gens sont frappés à coups de crosse, de chicotte, de baïonnette. » Cité par Robert Buijtenhuijs in Le FROLINAT et les révoltes populaire du Tchad, 1965-1976, Mouton, 1978 p 146
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