par Laurent Correau
Article publié le 18/08/2008 Dernière mise à jour le 18/08/2008 à 17:35 TU
A l’époque, le quartier général de la 2e armée est installé à Adgoura, en territoire libyen et la Libye offre aux rebelles tchadiens des facilités de recrutement, de l’armement, des vivres. Certains éléments sont même formés aux techniques de commando par le palestinien Abou Nidal.
L’arrivée d’Habré en Libye précipite la rupture de la 2e armée avec Abba Sidick, et du coup avec la filière d’approvisionnement libyenne. Cet isolement va obliger le nouveau CCFAN, Conseil de Commandement des Forces Armées du Nord, à trouver d’autres solutions pour poursuivre la lutte, et à envisager l’enlèvement d’occidentaux.
Quand et pour quelles raisons a commencé votre conflit avec Abba Sidick ?
Mon conflit avec Abba Sidick a commencé comme un conflit banal. Abba Sidick était le secrétaire général du FROLINAT. Il avait normalement sous sa responsabilité la première et la deuxième armée. La première armée au Centre-Est du pays et la deuxième armée au Nord. Il y avait aussi un bureau à Tripoli, un bureau au Soudan, un bureau en RCA. Le bureau de la RCA et celui du Soudan s’occupaient quotidiennement des problèmes de nos combattants se trouvant vers le Centre-Est du pays. Normalement, le bureau de Tripoli aurait dû en faire autant.
Sur le terrain, la situation de nos concitoyens se dégradait, puisque les populations soutenant le Front de Libération n’avaient pas d’autre solution que de venir en Libye pour se ravitailler. Il leur était interdit d’aller à Fada, à Faya, à Bardaï ou à Zouar. Or, quand nos concitoyens arrivaient en Libye, personne ne s’occupait d’eux. Les policiers libyens les traquaient, les chassaient, les expulsaient parce que les Libyens avaient peur de leur propre opposition soutenue par Tombalbaye au Tchad. Ils pensaient que dans les émigrés qui venaient, il y aurait des infiltrations de leur propre ennemi. Ils disaient même parfois que les émigrés introduisaient des maladies dans leur pays. Donc ils les bloquaient. Personne ne s’occupait de ces gens.
Quand, par ailleurs, nous envoyions nos blessés à Koufra ou à Sebha (la plupart du temps à Koufra), là aussi personne ne s’occupait d’eux. C’est pour cette raison qu’en tant que chef d’état-major général, je quittais de temps en temps le quartier général pour venir régler les problèmes de ces gens. Parfois, j’interpelais le bureau, qui envoyait un émissaire pour régler le problème puis repartait.
Les étudiants tchadiens d’El-Beïda eux aussi rencontraient des problèmes. Un beau jour, une délégation étudiante qui avait appris que je me trouvais à Koufra est venue m’exposer ses problèmes. J’ai dit : « Nous aussi nous avons des difficultés. Je vais aller régler votre problème avec Abba Sidick. » Je suis venu à Tripoli, où j’ai rencontré Abba Sidick. Lors de nos discussions, il m’est revenu à l’esprit que Hissène Habré, auparavant, m’avait proposé de passer en Libye. Je lui avais dit : si vous voulez me rencontrer, il faut passer par le bureau du FROLINAT, il faut tenir informé le bureau. J’ai demandé à Abba Sidick si Hissène Habré avait écrit. Abba Sidick m’a dit « oui, oui, c’est vrai ». Il a demandé à Abdelkhader Yacine de me ramener la lettre d’Hissène. En lisant la lettre, j’ai compris que la lettre avait été ouverte. Abba Sidick l’avait lue, il avait même noté : « ouvert par moi ».
Alors que la lettre vous était destinée ?
Oui, la lettre m’était directement destinée. Seulement sous couvert d’Abdelkhader Yacine.
Je me suis fâché à cause de ça. Hissène Habré, dans sa lettre, me disait qu’il était venu en Libye, mais que les Libyens l’avaient expulsé. Il supposait que c’étaient les gens du bureau de Tripoli qui étaient à l’origine de cela. J’ai posé la question à Abba Sidick, il m’a répondu : « Hissène est un traître, etc. » On s’est fâchés. J’ai exigé que Hissène vienne.
Il est venu et ce n’est qu’après son arrivée que nous avons demandé à Abba Sidick de réformer le bureau. On a senti que ceux qui étaient à la tête du bureau ne s’occupaient pas des problèmes du Nord. C’est pour cette raison que nous avons demandé à ce qu’il y ait un congrès du FROLINAT pour réformer la direction. Dans la direction du FROLINAT, il n’y avait que moi seul qui étais Toubou. En tant que chef d’état-major, j’étais membre d’office du bureau. Mais là aussi, je n’ai jamais assisté à une réunion du FROLINAT parce que j’étais toujours à l’intérieur 1. C’est Abba Sidick et lui seul qui dirigeait le mouvement… Il ne tenait pas de réunion, il ne tenait pas de congrès, lui seul nommait ses propres collaborateurs à la tête du bureau. Il se présentait auprès des pays comme « responsable », il amassait des aides, mais nous, nous n’en bénéficions pas. C’est pour cela qu’il y a eu l’éclatement entre nous et Abba Sidick… parce qu’il a refusé le congrès. Il a refusé au prétexte qu’il n’avait pas les moyens de le faire et il nous a ordonné de regagner nos positions. Nous avons refusé et c’est ainsi qu’il y a eu l’éclatement entre lui et nous autres.
Hissène Habré est en Libye en octobre 1971. Qu’est-il venu y faire ? On parle d’une mission auprès du Derdé qui lui aurait été confiée par Tombalbaye ?
Hissène est venu le 10 octobre 1971 à Tripoli sur ma demande malgré l’opposition d’Abba Sidick. C’est ma première rencontre avec lui. Nous échangions cependant des correspondances depuis sa première venue à Tripoli pour rencontrer le Derdé. Car en octobre 71, ce n’était pas sa première visite. Hissène cachait à tout le monde le but réel de sa mission. Qu’est-il venu discuter avec le Derdé, c’est un mystère... Je n’ai jamais osé poser la question à mon père, et mon père ne me l’a jamais expliqué. Abba Sidick avait été informé de cette première visite par Ahmed Issa, membre du bureau politique de MNRCS et président du bureau clandestin du FROLINAT à Fort-Lamy, et ce bureau clandestin disait que Hissène était un agent de Tombalbaye envoyé pour obtenir le ralliement du Derdé. Abba Sidick a diffusé cette information auprès des Libyens… c’est ce qui a créé des problèmes…
Hissène m’avait écrit lors de son premier passage à Tripoli. Il m’avait demandé s’il était possible de me rencontrer. Je lui ai répondu qu’il fallait m’écrire par l’intermédiaire d’Abdelkhader Yacine, le responsable de notre bureau à Tripoli et que je le rencontrerais quand il viendrait à Tripoli. Hissène a obtenu son visa, il est venu à Tripoli, mais Abba Sidick l’a fait chasser de l’aéroport. Il a certainement informé les Libyens de ne plus lui permettre d’entrer en Libye. Hissène est reparti. Arrivé à l’aéroport de Rome, Hissène m’a écrit une note pour me dire : « je suis arrivé telle date à l’aéroport de Tripoli, mais je pense que les responsables du bureau ne veulent pas que je vienne là-bas, ils m’ont fait expulser. » Il m’a envoyé la lettre sous couvert du responsable du bureau. Moi, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, je suis venu pour d’autres raisons de Koufra à Tripoli. Je suis descendu dans le même hôtel qu’Abba Sidick, et un matin, en discutant avec lui, je lui ai posé la question : « est-ce que Hissène vous a contacté ? Il m’avait promis de passer ici tel mois. » Abba Sidick : « Oui… Oui… » Il demande à Abdelkhader d’amener la lettre. Sur l’enveloppe de cette lettre, il a écrit « ouvert par moi » Alors j’ai lu la lettre, et c’est à partir de là que la crise entre moi et Abba Sidick a commencé. Moi j’ai dit à Abba Sidick : « dans ce cas, dans ce cas précis… Si Hissène ne vient pas ici, la rupture entre vous et moi est totale… » Abba Sidick a tenté de me convaincre pendant 24 heures, il n’y a pas réussi. Il a été obligé de demander aux Libyens de lui donner le visa. C’est ainsi que Hissène est venu à Tripoli. Après la venue de Hissène à Tripoli, on s’est donc mis ensemble pour demander à Abba Sidick de tenir un congrès du FROLINAT pour changer la direction. Là, Abba Sidick a refusé, d’où la rupture.
Il s’agissait donc de la deuxième visite d’Hissène Habré à Tripoli ?
Oui, sa deuxième visite… celle d’octobre 1971…
Lors du début de nos divergences à Tripoli, Abba Sidick a dépêché Abdel Hafiz Macki, un membre du bureau de Tripoli au Front, avec l’aide du responsable libyen du camp militaire de Koufra, pour ramener les chefs des détachements du Tibesti et de l’Ennedi en vue de les monter contre nous.
De Koufra, Abdelhafiz a envoyé un émissaire à Mourdi pour chercher Sougui Moussa, chef du détachement de l’Ennedi. Il est parti au Tibesti lui-même, pour ramener le chef du détachement Kébir Kéleïmi à Koufra sous prétexte qu’Abba Sidick et moi avions besoin de lui. Kebir, en arrivant à Koufra, apprend le conflit qui nous oppose au Secrétaire Général du FROLINAT. Alors, il décide avec ses collaborateurs et les membres du comité populaire d’arrêter Abdel Hafiz Macki et de le transférer au puits d’Asnafou, situé à deux cent soixante-dix kilomètres à l’ouest de Koufra. Il voulait l’amener au quartier général d’Adgoura, mais en cours de route il a manqué d’essence. Abdel Hafiz Macki a été libéré moins d’une semaine après par des éléments militaires libyens venant directement de Tripoli. Ces éléments ont menacé nos gens, qui ont indiqué où Abdelhafiz se trouvait.
Après la libération d’Abdel Hafiz Macki, le commandant Mahamat Nodjim, membre du Haut commandement libyen (c’est l’un des douze officiers qui ont fait le coup d’Etat en Libye) a été chargé de régler notre problème et nous a demandé de l’attendre à Benghazi pour venir régler le conflit. C’est ainsi que nous nous sommes déplacés à Benghazi. Les Libyens ont ordonné à nos militants présumés auteurs de l’enlèvement d’Abdel Hafiz Macki d’aller à Benghazi.
Les gens présumés coupables pour l’arrestation de ce bonhomme sont arrivés à Benghazi… Il sont arrivés comme aux arrêts… Ils étaient en quelque sorte gardés à vue… Il y a eu, sous la médiation du commandant Mahamat Nodjim une rencontre entre moi, Abdelkhader Yacine et un responsable des services de renseignement militaires. Nous avons longuement discuté, mais nous n’avons pas abouti à une solution. Le commandant Mahamat Nodjim était convaincu que Hissène était un agent infiltré dans le mouvement et qu’il fallait qu’on l’écarte de nos affaires. Alors que moi, je le défendais aveuglément, même au prix de jurer sur le Coran, croyant que Hissène n’était pas sale, qu’il n’était pas envoyé par Tombalbaye, qu’il n’était pas un traître… On ne s’est pas entendus.
Après l’échec des pourparlers engagés entre Abdelkader Yacine, représentant d’Abba Sidick et moi sous l’égide du Commandant Nodjim, la direction du service des renseignements extérieurs a procédé à des arrestations. C’est ainsi que Hissène Habré, Kébir Keléïmi, chef du détachement du Tibesti, quatre responsables militaires et moi-même avons été arrêtés à Benghazi vers le 27 décembre 1971. Hissène a été retenu dans les locaux de la police pendant deux jours avant d’être libéré. Nous, nous avons été conduits au parquet qui nous a transférés à Kophia, la prison centrale de Benghazi pour avoir séquestré en territoire libyen un citoyen résident. Trois jours après, nous avons été libérés. Hissène a été expulsé vers Paris via l’Italie deux jours après notre libération.
Donc Hissène Habré était resté avec vous en Libye depuis votre première rencontre jusqu’à cette date ?
Jusqu’à cette date, il était avec nous en permanence ; on discutait et on travaillait ensemble… jusqu’à son expulsion.
Et vous-même vous n’êtes resté en détention que trois jours ?
Je suis resté en prison trois jours. Mais après l’expulsion d’Hissène Habré, après ma libération, j’ai été retenu en résidence surveillée pendant deux ou trois mois. Je n’étais pas autorisé à retourner au front.
Quelles étaient les contraintes qui pesaient sur vous au moment de cette période de résidence surveillée ?
Dans un premier temps, on m’a demandé à moi et aux deux chefs de détachement du Borkou et du Tibesti de nous présenter tous les trois chaque matin au bureau du service de renseignement pour prouver que nous étions bien encore en Libye. Chaque jour nous avons dû venir là-bas. Le chef du détachement de l’Ennedi a fini par rallier la cause d’Abba Sidick. C’était une aubaine pour Abba Sidick car il comptait sur ce détachement pour faire transiter son armement vers le Centre-Est. Nous, nous avons maintenu notre position.
Au moment des faits, nous avons cru que c’étaient les Libyens qui s’acharnaient contre nous. Mais par la suite, nous avons trouvé un document écrit par Abba Sidick, un document signé le 27, le jour de notre arrestation, par Abba Sidick disant que moi et les deux chefs de détachement étions considérés comme traîtres et que nous devions répondre devant un tribunal militaire. C’est en exécution de cette décision d’Abba Sidick que la police libyenne nous a arrêtés.
Est-ce que vous diriez que les moyens qui étaient attribués à la 1ère armée et la 2e armée n’étaient pas les mêmes ? Est-ce qu’il y avait une préférence claire pour la 1ère armée ?
Là, il faut dire la vérité : le seul pays qui, à cette époque, aidait la révolution, c’était la Libye. Entre la zone de la 1ère armée et la Libye, il y avait le Soudan. Donc il fallait passer par le Soudan pour aller ravitailler les combattants dans le Centre-Est du pays. Le Soudan n’avait pas une position favorable au FROLINAT à certains moments… et les convois ne pouvaient pas quitter la Libye pour aller directement ravitailler dans le Centre-Est du Tchad.
La Libye était disposée à aider la révolution. Nous qui agissions à partir de la Libye, nous aurions normalement dû recevoir directement les vivres, les médicaments, les munitions, les armes. Mais comme Abba Sidick avait une préférence, il ne se préoccupait pas de prendre l’aide de la Libye pour nous la donner… Il nous donnait l’aide au compte-goutte… C’est vrai qu’on recevait des armes, j’ai établi la quantité d’armes et de munitions que nous avons réceptionnées de Libye. Mais ils auraient pu faire beaucoup plus. Comme Abba Sidick ne nous considérait pas comme sa propre armée, il n’était pas disposé à nous fournir cette aide libyenne.
Mais que faisait Abba Sidick du reste de l’équipement fourni par la Libye s’il ne l’attribuait qu’au compte-goutte à la 2e armée ?
Il ne demandait pas l’équipement. Il attendait les occasions pour aider la 1ère armée et, à ce moment-là, il se tournait vers les Libyens. Mais sinon, il ne demandait rien… C’est ça notre reproche…
Après l’éclatement, lorsque Adoum Haggar, le chef d’état-major de la 1ère armée est venu, il lui a fourni une grande quantité d’armement neuf … des kalachnikovs, des fusils belges, des RPG… il lui a fourni toutes sortes d’armes modernes, alors que nous, nous n’avons jamais bénéficié de ces armes. On ne nous fournissait que des 305 anglaises, des mitrailleuses Bren et Brawning.
Comment est-ce que vous interprétez cette volonté d’Abba Sidick de laisser la 2e armée sur le côté ?
Je ne comprends pas. C’est certainement de l’ignorance ou de la méconnaissance du terrain. Dans mon livre, j’ai beaucoup détaillé cela. Vous pourrez le lire pour comprendre davantage.
Dans ce conflit de direction au sein de la rébellion, Abba Sidick a le soutien du colonel Kadhafi, le Guide Libyen… pour quelles raisons ?
C’est clair : la Libye est une jeune révolution, elle veut aider l’opposition progressiste contre un régime dictateur… Abba Sidick était un cadre, ancien ministre du gouvernement tchadien, un médecin de carrière, un intellectuel qui se trouvait en France et qui à un moment donné a pris contact avec la Libye… Le Derdé, lui, était un féodal… avec la jeune révolution libyenne, ça ne marchait pas. C’est pour cette raison que la Libye a aidé Abba Sidick.
Nous autres, nous étions de simples combattants, des militaires. Il y avait un cadre visible, qui traitait avec eux au niveau de Tripoli. C’était lui le secrétaire général du FROLINAT. Donc c’était normal qu’ils prennent position en faveur d’Abba Sidick.
Pouvez-vous me raconter de quelle manière se réalise l’intégration d’Hissène Habré au sein de la 2e armée ? A quelle date et de quelle manière Habré obtient-il le commandement de la 2e armée : est-ce vous qui le lui proposez ?
Après son expulsion de Libye, Hissène est revenu secrètement en Libye me trouver à Zawia à quarante-cinq kilomètres à l’ouest de Tripoli où je vivais en résidence surveillée. Puis, ensemble, nous sommes partis clandestinement au Tibesti. Arrivés à Yebbi-Bou, le chef du détachement du Tibesti, Kebir Kelleïmi, nous a informés qu’il devait y avoir une réunion de tous les chefs militaires du Borkou, du Tibesti et d’une partie de l’Ennedi à Gomour.
Nous avons profité de cette occasion pour transformer la réunion en une conférence pour créer le Conseil de Commandement des forces Armées du Nord. C’est ainsi que la réunion a eu lieu à Gomour. Lors de la réunion, j’ai proposé Hissène comme président du CCFAN malgré quelques oppositions… Ali Sougoudou Vice-Président du CCFAN… et j’ai conservé mon titre de chef d’état-major de la 2e armée.
C’est vrai, c’était une entorse au règlement intérieur qui prévoyait que tout jeune adhérent devait attendre un an au moins pour assumer une responsabilité. Mais compte tenu de son expérience, je voulais qu’il assume la charge du mouvement afin de contrer les manœuvres d’Abba Sidick. Il faut dire la vérité : parmi nous tous, c’était l’homme qu’il fallait à la place qu’il fallait !
Pourquoi l’homme qu’il fallait à la place qu’il fallait ?
Parce que nous n’avions pas poussé les études comme lui…
Mais qu’est-ce qui vous a incité à abandonner le contrôle de la 2e armée à un homme que vous ne connaissiez pas parfaitement ?
Personnellement j’avais entière confiance en lui. Auparavant, quand je me trouvais sur les bancs de l’école, Hissène était sous-préfet adjoint. Donc on le voyait de loin. Je n’avais jamais causé avec lui, je ne lui avais jamais serré la main. Mais, j’avais entendu parler de ses études en France, et puis nos discussions, les conditions dans lesquelles il avait été expulsé par les Libyens, dans lesquelles il m’avait rejoint, tout cela m’a fait dire qu’il n’était pas un agent.
Après son expulsion de Libye, Hissène Habré était venu au Caire. Du Caire, il m’a écrit une lettre que m’a remise l’étudiant Goukouni Guet. Dans sa lettre, Hissène me suggérait de trouver une solution pour envoyer des gens à l’intérieur afin de barrer la route à Abba Sidick… sinon il risquait de récupérer la base. Si l’envoi des gens à partir de Tripoli s’avérait difficile, alors il pouvait aller lui-même sur le terrain. C’est ainsi que je me suis entendu avec les deux chefs de détachement pour les envoyer à l’intérieur. Ils ont signé un accord avec Abdelkader Yacine pour dire qu’ils faisaient une croix sur moi et qu’ils regagnaient le front en faveur d’Abba Sidick. J’ai aussi écrit une lettre à Hissène Habré avec un ordre de mission le chargeant d’être notre porte-parole à l’extérieur. C’est ainsi que lors du départ au Nigeria de Mahamat Abba Seid, Adoum Togoï et Gentil Jean-Claude pour une mission qu’on appelle « Haskanit », en vue d’une attaque sur certains points sensibles à N’Djamena, j’ai dit à Adoum que Hissène allait venir le rencontrer au Nigeria pour discuter avec eux. Hissène est allé au Nigeria, il les a rencontrés, et ce n’est qu’après qu’il a pu obtenir un passeport nigérian et venir me rejoindre à Tripoli. En voyant toutes les démarches qu’il avait effectuées, toutes les difficultés qu’il avait rencontrées, j’ai été vraiment convaincu qu’il n’était pas un traître…
Est-ce que vous diriez que vous cherchiez un intellectuel pour damer le pion à Abba Sidick ?
Non, ça n’était pas dans cet esprit-là. C’était seulement pour faire évoluer la lutte.
Pendant ces années 1971-74, où êtes-vous basé personnellement ?
Je me trouvais la plupart du temps au Quartier Général d’Adgoura, à l’Est de Yebbi-Bou, sur la frontière, 30 à 50 km à l’intérieur du territoire libyen. Les Toubous qui vivent dans la zone ne se soucient pas de savoir si c’est la Libye ou le Tchad. Comme il y a des points d’eau, on est obligé de choisir cet endroit stratégique. Sinon, j’étais en inspection dans les détachements dans le BET, ou en Libye à Koufra ou à Tripoli.
A quoi ressemblait ce quartier général à Adgoura, en territoire Libyen ? Quelle était sa fonction, est-ce que c’était une base arrière ou juste un endroit de coordination ?
C’était juste un endroit de coordination. Une zone montagneuse où il y avait des oueds, des ravins, des canyons. S’il pleuvait, il y avait des petits marigots. Certains marigots duraient un an, d’autres six mois, cinq mois… On préfèrait être dans les endroits où il y avait assez d’eau… En tant que chef d’état-major, avec mon staff et ma sécurité (une section à peu près chargée de la sécurité), je me trouvais là-bas. Si on avait un véhicule, on gardait notre véhicule sur place. On n’a jamais pu obtenir plus d’un ou deux véhicules, et à l’époque on ne pouvait pas les emmener à l’intérieur dans notre PC au Tibesti, ni dans le Borkou, ni dans l’Ennedi… Parce que à l’époque, avec l’intervention française, l’aviation sillonnait partout, et c’est ainsi qu’on se trouvait dans ce secteur pour coordonner les activités du Front. De temps en temps, quand les chefs de détachement avaient de petits problèmes, ils venaient nous rencontrer. Ils venaient à chameau. Ça prenait beaucoup de temps, mais on n’avait pas d’autres moyens : pas de moyens de communication… Mais on était déterminés…
Effectuez-vous des séjours dans d’autres pays ?
Je suis uniquement allé en mission en Libye.
Comment organisez-vous les « territoires libérés », à l’époque, dans le Tibesti et le Borkou ? Quelle organisation administrative mettez-vous en place ?
Il n’y a pas eu d’administration cohérente, mais il existait une sorte d’administration où les chefs de village géraient leur localité en toute quiétude. Un juge assisté d’assesseurs règlait les litiges. Le chef du détachement restait la haute autorité sous-préfectorale. Il était le responsable militaire et l’administrateur qui coiffait la zone.
Quelle est la conséquence concrète de la décision des Libyens de soutenir Abba Sidick, est-ce que cela veut dire qu’Abba Sidick est leur seul interlocuteur ?
Oui, Abba Sidick était le seul interlocuteur des Libyens parce qu’il était le secrétaire général du FROLINAT. Là aussi, il est devenu secrétaire général du FROLINAT dans des conditions troubles. Il y avait Abba Sidick, Baghalani, Aboubakar Djallabo… Ils étaient trois… Normalement, après la mort d’Ibrahim Abatcha, Aboubakar Djallabo devait assumer directement la responsabilité de la direction du mouvement puisqu’il secondait Ibrahim Abatcha.. En l’absence d’Ibrahim, Djallabo aurait dû le relever.
Djallabo n’était pas en mesure, sur le plan intellectuel, d’assumer une telle responsabilité par rapport à Abba Sidick et Baghalani. Je crois que c’est pour cette raison que la 1ère armée, à l’époque, avait désigné Abba Sidick comme secrétaire général du Frolinat et Al Baghalani comme adjoint. La 1ère armée était la seule qui s’occupait des problèmes du FROLINAT, c’est elle seule qui était considérée comme l’armée du FROLINAT et l’existence de la 2e armée était presque ignorée. On ne la consultait pas, on ne la prenait pas en considération.
Abba Sidick, lors de son séjour à Khartoum, a réussi à convaincre la 1ère armée et à être élu secrétaire général du FROLINAT. Baghalani devient alors son adjoint. Djallabo a été éliminé d’une manière ou d’une autre.
Abba Sidick, par la suite, évince Baghalani et reste seul pour former sa direction, son bureau politique. Et il se présente devant les Libyens comme le seul et l’unique représentant du FROLINAT. C’est ainsi que la Libye l’a autorisé à ouvrir un bureau. Abba Sidick a désigné trois personnes comme responsables du bureau : Abdelkhader Yacine, Senoussi Ali Haggar et Abdelhafiz el-Maki. Il a aussi des bureaux semblables à Bangui et à Khartoum qu’il nomme « secteur 4 », « secteur 5 », etc. Abdelkhader est responsable du bureau. Toutes les demandes formulées par Abba Sidick, c’est lui qui les rédige, qui les envoie. C’est Abba Sidick en personne qui écrit et envoie à qui de droit toutes les demandes du FROLINAT. C’est lui qui est en contact direct avec les autorités libyennes. Tout ce qui se fait au niveau de la Libye, c’est Abdelkhader qui s’en occupe. Toute l’aide libyenne passe par Abdelkhader pour arriver chez Abba Sidick.
Quel est l’état de la 2e armée à la fin de l’intervention française ? De combien de combattants disposiez-vous ?
L’état de la 2e armée est resté inchangé à la fin des différentes phases de l’intervention française malgré les dégâts considérables qu’elle a subis en hommes et en matériels : chaque fois qu’il subissait un choc, le Front se régénérait grâce à l’arrivée de nouveaux venus encore plus motivés.
De manière générale, quelles sont pendant ces années 70 les relations des différentes composantes du FROLINAT avec la Libye ? Quelle est l‘aide que la Libye apporte aux différentes composantes du FROLINAT ?
C’est à partir des années 70 que la Libye a commencé à aider le FROLINAT en répliquant aux facilités de recrutement et d’ouverture de camps que le gouvernement de Tombalbaye accordait aux mouvements de l’opposition libyenne. La naissance du camp d’Adgoura vient de là. En 1970, le gouvernement libyen apprend que le président François Tombalbaye a accordé l’ouverture de camps et des facilités de recrutement à ses opposants. La Libye décide alors d’expulser tous les Tchadiens hors de son territoire et commence à aider l’opposition tchadienne.
La 2e armée est la première branche du FROLINAT à bénéficier de cette aide en armements, vivres et médicaments à cause de sa proximité. L’armée Volcana bénéficié de l’aide libyenne à partir de 1976 après la brouille entre Abba Sidick et les autorités libyennes. Le FLT (Front national de Libération du Tchad) n’a jamais reçu d’aide libyenne. Mais en tout cas, à cause de sa proximité la Libye a fourni plus d’aide à la 2e armée qu’aux autres mouvements.
Quelle forme d’aide allez-vous recevoir de la Libye ?
Des armes… à l’époque c’était des fusils 303 anglais… des mitrailleuses Browning FN… des vivres, des médicaments, parfois des tenues. Ca s’arrête à cela. C’est en tout cas ce que nous avons reçu de l’intérieur.
Est-ce que la Libye vous a également permis d’ouvrir des camps d’entraînement sur son territoire ?
Oui, à l’époque il y avait des camps d’entraînement à l’intérieur. Ils formaient certains de nos combattants sur place. Nous bénéficions de formations militaires.
A quel endroit ?
La plupart du temps aux environs de Tripoli, je crois… et même à Benghazi…
A partir de l’été 1971, selon le spécialiste du FROLINAT Robert Buijtenhuijs, des stages d’entraînement du FROLINAT commencent en Libye avec des instructeurs libyens, palestiniens, et peut-être même coréens ou japonais (venant de l’armée rouge japonaise). Certains de vos hommes ont-ils bénéficié de ces stages ?
C’est vrai que certains de nos combattants ont bénéficié d’une formation commando poussée (commando Saïka) par le célèbre palestinien Abou Nidal assisté d’un lieutenant libyen du nom d’Aboul Abit à Sokra… à quarante kilomètres à l’Est de Benghazi. C’était un camp sous le contrôle des Palestiniens d’Abou Nidal. Mais à ma connaissance, il n’y a pas eu d’autres nationalités que ces Palestiniens. C’était au moment où j’étais en crise avec le Secrétaire Général du FROLINAT, et donc je n’ai pas pu visiter ce camp. Ceux qui ont bénéficié de cette formation sont au nombre de dix-sept.
Qu’est-ce que vous appelez « une formation commando poussée » ?
C’est-à-dire qu’ils ont appris l’armement, les explosifs, la guerre de guérilla, comment faire des sabotages dans certaines zones.
Et la formation était délivrée par Abou Nidal lui-même ?
Oui, Abou Nidal lui-même s’occupait de cela.
Buijtenhuijs affirme également qu’en 1971, la première armée détient nettement plus d’équipement que lors de la période 1968-70 : des armes, des uniformes fournis par la Libye. Est-ce que vos troupes en bénéficiaient également ?
L’aide libyenne, comme je le disais tout à l’heure, passe par le bureau du FROLINAT à Tripoli. Mes éléments ont été les premiers à bénéficier de l’aide libyenne en équipement militaire : armements, munitions, habillement, vivres et médicaments mais en quantité insuffisante. La 1ère armée devait également bénéficier de l’aide libyenne mais pour des raisons d’éloignement et d’insécurité elle n’arrivait pas à obtenir cette aide. C’est pourquoi Abba Sidick ne se préoccupait pas trop des besoins de la 2e armée car il ne comptait que sur la 1ère armée.
Après nos divergences, surtout après l’éclatement, Abba Sidick a obtenu une aide militaire massive. Notre déchirement date de fin 1971, début 1972. La Libye a mis à la disposition d’Abba Sidick tout ce dont il avait besoin en armement. Surtout les armes modernes. Pour la première livraison, c’est le chef d’état-major de la 1ère armée Adoum Haggar qui l’a amenée à l’intérieur. Une fois arrivé à son PC du Centre-Est, il a été confronté à des difficultés terribles : sur le terrain, il y avait les miliciens armés par Tombalbaye (des miliciens arabes Missiryé) auxquels la première armée faisait face, les forces du FLT, du Volcan… En dehors de l’ennemi visible, c’est-à-dire les forces françaises et tchadiennes, il fallait faire face à toutes ces armées hostiles… Adoum Haggar a perdu énormément d’hommes et d’armement. Donc Abba Sidick l’a évincé et a désigné un autre chef en la personne de Mahamat Idriss. Ce dernier a bénéficié massivement des armes mais ne pouvant les amener directement au PC du Centre Est, il les a stockées à Amdjarès dans la région de Biltine. L’ennemi a récupéré tout cet armement après de durs combats.
Comment Habré a-t-il été accueilli par les militants et les combattants de la 2e armée, quelles vont être ses premières décisions à la tête de la 2e armée ?
Habré a été désigné, comme je l’ai dit tout à l’heure, à Gomour. Son arrivée avec moi au front fut saluée par tous les combattants. La première décision du CCFAN (Conseil de Commandement des Forces Armées du Nord) fut notre départ en Ennedi pour contacter les combattants restés fidèles à Abba Sidick afin de les rallier à notre cause. Nous considérions Abba Sidick comme un traître ayant trahi le FROLINAT et nous devions le combattre comme tel.
Sur le terrain, est-ce que la création du CCFAN va changer quelque chose pour les combattants, en matière d’organisation militaire… Est-ce que l’officialisation de la rupture avec Abba Sidick va modifier votre accès aux armes ou au ravitaillement fourni par la Libye ?
La création du CCFAN a apporté un grand changement en matière d’organisation militaire dans la zone sous notre contrôle. Par contre, l’officialisation de la rupture avec Abba Sidick nous a totalement pénalisé en matière d’armements et de ravitaillement car la Libye a coupé court avec le CCFAN. Nous n’avions plus de contacts avec les Libyens, et nous ne bénéficions plus d’aide extérieure. On ne pouvait compter que sur nos propres forces.
Est-ce que vous établissez un lien entre la rupture avec Abba Sidick, et donc la fin de l’approvisionnement libyen, et votre décision de capturer un européen pour demander une rançon ?
Effectivement, parce que si nous avions bénéficié d’une aide quelconque, que ce soit de la Libye ou d’un autre pays, nous n’aurions pas eu à enlever des otages.
Qu’est-ce que la création du CCFAN va changer concrètement sur le terrain en matière d’organisation militaire ?
Avant la création du CCFAN , l’état-major était à Adgoura en territoire libyen. Seuls les chefs de détachement étaient à l’intérieur. Après la rupture avec la Libye et Abba Sidick, le commandement s’est installé à l’intérieur même du Tibesti, entre Yebbi-Bou et Zoumouri. Cette rupture avec la Libye et Abba Sidick nous a permis d’être plus proches des combattants. Auparavant, la direction politique se situait à Tripoli. Avec le CCFAN, le président et son adjoint étaient sur place. Ce qui fait que les discussions entre nous furent très faciles : on décide, on exécute… Nous avons ainsi ainsi pu créer des écoles à Yarda, à Gouro et même à d’autres endroits je crois. Nous avons pu pu préparer des règlements militaires nouveaux pour la discipline militaire. Et c’est ainsi, je crois, que nous avons beaucoup évolué.
En pleine rivalité avec la faction du FROLINAT d’Abba Sidick, vous entretenez des contacts avec le commandant des forces armées de la première armée, Adoum Haggar. Qui est à l’origine de ces contacts ? Sous quelle forme ont-ils eu lieu ?
L’arrivée d’Adoum Haggar à Tripoli en début d’octobre 1971 a coïncidé avec les dissensions entre moi et Abba Sidick au sujet d’Hissène Habré. Ce dernier nous a donc rejoints le 10 octobre 1971 à Tripoli. Adoum Hagar prend parti en faveur d’Abba Sidick et Abdelkader Yacine. Hissène Habré se joint à moi. Après notre libération de la prison de Benghazi, les Libyens organisent une rencontre entre Adoum Haggar et moi, mais il refuse de me rencontrer sous prétexte que je l’ai insulté… alors qu’à ma connaissance je ne l’ai pas insulté…
Abba Sidick a mis à sa disposition un grand nombre de stagiaires militaires qui étaient en formation en Libye, et tous les moyens dont il avait besoin pour pacifier la zone du Centre-Est… Surtout contre les armées du Volcan et du FLT (Front national de Libération du Tchad). Arrivé sur le terrain, il fait face à de nombreuses difficultés, comme je le disais tout à l’heure : il doit faire face aux forces gouvernementales, aux miliciens armés par le gouvernement, aux forces du Volcan et du FLT. Il revient en Libye pour rencontrer Abba Sidick et lui expliquer les problèmes qu’il a rencontrés sur le terrain. Ce dernier, mécontent de son échec, le remplace par Mahamat Idriss, le responsable du secteur 5 (le bureau du Soudan à Khartoum), proche d’Abdelkader Yacine, responsable du secteur 4 de Libye.
Adoum Haggar, en colère, entre en contact avec le Derdé et lui remet une lettre destinée au Président du CCFAN pour un rapprochement avec la 2e armée. Il laisse à Koufra son compagnon Idriss Berdéï et décide de se rendre au Soudan sans informer Abba Sidick. Il veut se rendre au Front pour prendre la situation de ses combattants en main avant que le nouveau chef d’état-major ne s’y rende. L’ancien chef du détachement de l’Ennedi, Ahmat Moussa Koré dit « Dollo », l’a dénoncé. Abba Sidick a ordonné à ses éléments qui sont à Koufra d’aller tendre une embuscade à Adoum Haggar. Ils l’ont capturé et ils l’ont mis en prison avec Idriss Berdeï à Aweinat, en territoire libyen. Ils furent retenus pendant trois mois à Aweinat avant d’être transférés et exécutés à Mourdi dans la région de l’Ennedi par Mahamat Idriss, nouveau chef d’état-major de la 1ère armée.
Quelles sont les activités des CCFAN en 1973 ? On parle de combats contre la 1ère armée… puis, pendant l’été 1973, de trois affrontements contre les autorités tchadiennes, mais impliquant des effectifs limités… Certains disent qu’à cette époque une sorte de trêve s’est installée avec les autorités. Est-ce une trêve implicite ou y a-t-il eu une forme d’accord explicite avec certaines autorités locales ?
Vers octobre 1973, nous sommes revenus au Borkou après les combats fratricides avec les combattants de Mourdi où nous avons eu plusieurs morts dans nos rangs respectifs. Sur le chemin du retour, les forces gouvernementales nous ont attaqués à deux endroits pour tenter de nous intercepter… ou de nous anéantir… mais nous sommes sortis victorieux sur les deux fronts. Arrivés au Borkou, nous avons élaboré un règlement militaire plus consistant que celui d’avant.
Les nouvelles en provenance du Tibesti n’étant pas bonnes, nous nous sommes rendus à Zoumouri au Tibesti. De là, nous sommes partis à Aozou où nous assistons, impuissants, à la levée des couleurs libyennes… Aozou en passe d’être annexé par la Libye. De retour d’Aozou, je suis parti au Borkou, en laissant Hissène à Zoumouri, pour organiser des attaques ponctuelles sur la garnison de Faya.
Au Borkou, comme l’ennemi était déjà alerté, je n’ai pas pu attaquer Faya, mais j’ai attaqué à deux reprises le camp de Kirdimi tenu par les gardes nomades. Nos attaques se sont soldées par des échecs. Il n’y a pas eu d’accord entre nous et le gouvernement tchadien. Mais il semble que pendant notre séjour dans l’Ennedi, le camp de Zoumouri ait reçu des émissaires du sous-préfet du Tibesti, confronté à des divergences avec le député Sougoumi Chahaïmi, chef de canton de Bardaï.
L’accalmie, elle, s’est produite par la force des choses. Les forces gouvernementales, à ce moment, ne sortaient pas pour aller chercher l’opposition. Les combattants du Borkou et du Tibesti, eux aussi, comme nous étions occupés dans la zone de l’Ennedi, gardaient leurs positions et ne partaient pas en opération. C’est pour cela qu’il y a eu accalmie.
Comment s’est déroulée la cérémonie de levée des couleurs Libyennes sur Aozou, en 1973… qui marque concrètement l’annexion d’Aozou par la Libye…
En 1973, les Libyens hissent leur drapeau en présence de Hissène Habré, président du CCFAN et de moi-même, chef d’état-major de la 2e armée du Nord. Les gens spéculent beaucoup sur la façon dont cela s’est passé… mais le jour où les Libyens sont venus hisser le drapeau, ni Hissène ni moi, ni ceux qui nous accompagnaient, personne n’était d’accord avec cela. Nous étions contraints d’accepter cela. Je l’ai beaucoup développé dans mon livre : on venait de sortir d’une bataille fratricide terrible dans la région de l’Ennedi. Si on s’était opposé aux Libyens, nos combattants qui avaient rallié la Libye allaient nous combattre à partir d’Aozou. Après avoir combattu en Ennedi, on allait encore déclencher la guerre ici. C’est pour cette raison qu’on a dit : il faut reculer pour mieux sauter. C’est sur les conseils même de Hissène Habré que nous avons pris cette décision, alors que Adoum Togoï et d’autres voulaient vraiment, au risque de notre vie, déclencher les combats. Hissène était très sage. J’étais entièrement d’accord avec ses conseils et c’est ainsi que nous nous sommes tus, et bien que c’était désolant, nous avons accepté ça. C’était amer, mais on a accepté ça.
Les Libyens ont commencé à visiter Aozou dès 1971, juste après la crise avec Abba Sidick. Ils y trouvent des civils démunis. A chaque visite, ils soignent les malades et leur donnent de quoi manger. Petit à petit ils gagnent la confiance des gens, y compris les quelques rares combattants qu’ils rencontrent. C’est ainsi qu’ils ont mûri leurs préparatifs, et finalement ils se présentent un beau jour à Aozou pour dire qu’ils mettent leur drapeau.
Nous, à ce moment, on se battait dans l’Ennedi avec les combattants d’Abba Sidick, qui étaient armés par la Libye. Ils nous affrontaient avec des armes neuves, des fusils FN belges. Ce n’était pas les Kalashnikovs à l’époque. Un temps après, nous sommes revenus au Tibesti. On avait pas mal d’échos qu’à Aozou il y avait des Libyens qui allaient et venaient. La situation était incompréhensible. Nous sommes donc venus à Aozou pour voir quelle était la situation. Arrivés là, les combattants nous ont hébergés, ils ont égorgé des chameaux pour nous. On s’est bien entendus avec les combattants et les habitants d’Aozou en quelque sorte. On a même envoyé une délégation conduite par Mahamat Nouri à Sebha pour prendre contact avec les Libyens. La délégation arrive à Sebha, et immédiatement après, sans chercher à rencontrer notre délégation, le commandant de la police prend ses hommes. Il monte directement sur Aozou. Il vient et il s’installe au camp militaire… il est complice de nos propres combattants, avec les civils. La nuit ils se concertent… et le lendemain, il nous invite. On est allé le voir. En fait il nous a longuement baratinés et nous a invités à prendre part à la levée du drapeau le lendemain matin à 9h00.
Vous avez été piégé, d’une certaine manière pour cette cérémonie de levée du drapeau libyen à Aozou ?
Exactement. Pas seulement piégé, mais aussi on voulait éviter le combat. On venait de sortir d’une lutte atroce avec nos frères de l’Ennedi. Il aurait fallu recommencer à Aozou, non seulement avec nos frères mais l’armée libyenne entière aurait été contre nous. Finalement, on s’est dit qu’il ne fallait pas se suicider. Il fallait d’abord sauver la révolution. Les Libyens, aussi nous ont jeté des fleurs, de l’encens pour dire qu’ils étaient envoyés par le Guide, qu’ils voulaient s’installer pour aider la lutte armée, et qu’en étant loin ils ne pouvaient pas nous aider. On savait qu’ils mentaient. Mais nous étions contraints…
Les Libyens étaient nombreux, à l’époque, à Aozou ?
Non, ils n’étaient pas nombreux. 4-5 véhicules, je crois. Mais si les hostilités avaient été déclenchées, ils auraient certainement reçu des renforts.
Comment l’occupation va-t-elle se traduire concrètement ? On parle de la construction de bâtiments à Aozou, d’une piste d’atterrissage, d’une route venant de la frontière et allant jusqu’à Bardaï…? Quelles sont les localités occupées par les Libyens ?
En dehors d’Aozou, aucune autre localité se situant dans la bande d’Aozou n’a été occupée par la Libye. Il n’y a pas eu de construction de bâtiments ni de routes. L’aéroport que les Libyens ont construit aux environs d’Aozou a été construit à l’intérieur du territoire libyen. Aozou restait seule occupée par la Libye. Les Libyens ont tenté d’occuper Wour, mais ça n’a pas réussi. Ils ont tenté d’occuper Omchi, mais ils n’ont pas installé de base… et ensuite ils ont quitté la zone. Il n’y avait à Omchi et à Omou que des miliciens locaux.
Comment la 2e armée réagit-elle à cette occupation ? Continuez-vous à avoir accès à la ville d’Aozou elle-même ? Y a-t-il des divergences entre vous sur la conduite à tenir vis-à-vis des Libyens ?
La 2e armée condamne sans réserve l’occupation de la localité d’Aozou par la Libye.
… De manière unanime ?
Unanime. Les combattants comme les responsables, tout le monde condamne cette occupation. Les civils ou les combattants permissionnaires, c’est vrai, partent à Aozou pour se ravitailler au marché ou pour se rendre en Libye, puisque nos partisans ne pouvaient pas se rendre aux marchés de Bardaï, de Faya ou de Fada. Ceux qui étaient dans le Tibesti, comme Aozou était toute proche, ils y partaient pour se ravitailler. Si ça ne suffisait pas, ils continuaient en Libye. Les Libyens, pour attirer les gens vers eux, facilitaient le contact. Ils n’interdisaient pas. Ça nous a beaucoup aidés, parce que de 1973 à 1976, il y a eu disette partout dans le Nord du Tchad. Il y a eu une famine généralisée dans l’Ennedi en 1973. Dans le Tibesti, les gens ont évité la famine grâce à ce marché.
Est-ce qu’à l’époque vos combattants ont toujours accès à Aozou ?
Les combattants armés ne partaient pas à Aozou. Les gens partaient en tenue civile. Même un combattant permissionnaire partait en tenue civile pour aller chercher ce dont il avait besoin. Et il y allait à titre privé.
Petit à petit, des conflits ont surgi. Les Libyens ont commencé à accentuer un peu la pression. Il y a eu des combats à Omou, à Omchi avec les patrouilles libyennes. Des Libyens ont été capturés puis libérés. On s’est posé la question : comment résister dans le Tibesti et combattre deux ennemis à la fois ? Est-ce que ce n’était pas illusoire ? On s’est posé la question et cette question nous a conduits, même, à l’éclatement. Résister au Tibesti dans ces conditions difficiles et combattre deux ennemis à la fois me paraissait illusoire, sinon difficile.
1 « à l’intérieur » = sur les positions rebelles, à l’intérieur du territoire tchadien. Dans ce témoignage, Goukouni Weddeye utilise aussi cette expression, dans quelques cas peu nombreux, pour parler du territoire libyen
Télécharger l'intégralité du texte de l'entretien