Article publié le 30/11/2008 Dernière mise à jour le 30/11/2008 à 13:56 TU
Par notre correspondant en Guyane, Frédéric Farine
La Guyane est paralysée depuis une semaine par des barrages routiers. Les protestataires exigent notamment une baisse de 50 centimes du litre d'essence qui a atteint 1,77 euros le 1er novembre. La baisse de 30 centimes accordée vendredi, et qui entrera en vigueur lundi, n'a pas suffi à débloquer la situation.
Un comptable, un ouvrier haïtien, un transporteur antillais, une Brésilienne chauffeur de taxi, un ex-conducteur de TGV bordelais à la retraite, un commerçant chinois qui amène le ravitaillement, une salariée d'une entreprise de l'habitat social coiffée de la « chatte guyanaise » (le turban traditionnel) : c'est toute la Guyane, ou presque, qui tient les barrages routiers érigés depuis une semaine.
Ce mouvement a été impulsé par l'alchimie surprenante entre associations de consommateurs, chefs d'entreprises et syndicats de transporteurs. Et il paralyse la Guyane, tout en restant populaire. Les barrages sont devenus des mini-villages avec chapiteaux où l'on se presse le soir pour écouter le son des tambours. Les forces de l'ordre n'y interviennent pas.
On déplore toutefois quelques fausses notes. « Parfois, des quolibets fusent sur les barrages, à l'encontre du Blanc dont on dit qu'il n'a rien à faire là », déplore l'un des porte-parole du mouvement. Un droit de passage aurait été demandé sur un barrage, selon la responsable du Conseil de l'ordre des infirmières. « Les cas isolés qui dérapent sur les barrages en seront exclus », a réagi Dominique Mangal, président de l'Union guyanaise des transporteurs routiers.
Le mouvement a aussi été parasité par des affrontements entre jeunes et forces de l'ordre à Cayenne. « Le maire de Cayenne a sillonné les quartiers pour ramener les jeunes à la raison durant trois nuits difficiles », se félicite un policier au commissariat de la ville. Depuis deux nuits, Cayenne a retrouvé un calme relatif. Alors que les pompiers en étaient à 150 interventions les trois nuits précédentes, parfois sous les jets de pierre.
A Kourou, on a aussi déploré des violences urbaines. Parmi, les meneurs un agent de la municipalité, déjà mis en examen dans une instruction judiciaire, a été identifié.
Aéroport fermé
Le président de la Chambre de Commerce, Jean-Paul Le Pelletier, a, lui, décidé la fermeture de l'aéroport. « Le préfet peut réquisitionner des avions pour des évacuations sanitaires. Nous ne sommes pas coupés du monde » assure la préfecture. Trois containers de médicaments destinés à l'hôpital de Cayenne sont restés bloqués sur un navire, au port de commerce, également fermé. Les manifestants ont fini par laisser passer les dockers et l'hôpital a pu recevoir deux des trois containers samedi. « Nous avons déprogrammé nos opérations chirurgicales pour garder des réserves de poches de sang en cas de violences » confie Pierre Pauchard, le directeur de l'hôpital.
Les élus guyanais accompagnent le mouvement à leur manière : « La population nous demande de poursuivre le mouvement sans toucher à la taxe sur les carburants fixée par le Conseil régional », déclare son président Antoine Karam pour justifier son rejet de la proposition du secrétaire d'Etat à l'outre-mer, Yves Jégo, qui lui demande de baisser de 10 centimes cette taxe que se partagent la Région, le Département et les communes. « Ceci permettrait d'accompagner l'effort des pétroliers qui ont accepté vendredi une baisse de 30 centimes à la pompe dès le 1er décembre » souligne le ministre qui propose de compenser le manque à gagner des collectivités en débloquant 5 millions d'euros de l'Etat.
Selon une projection des chiffres du Trésor public, cette somme excède les pertes potentielles des trois collectivités sur trois mois : « Le temps pour une mission d'inspection [attendue en Guyane le 8 décembre] de faire la lumière sur le calcul du prix du carburant », insiste Yves Jégo.
Une décision de justice
Cette mobilisation sans précédent en Guyane a une histoire. En novembre 2006, une décision de justice contraignait cinq pétroliers à s'approvisionner en carburant aux normes européennes pour la Guyane. Le gazole, importé jusque là de Trinidad, était moins cher mais trop riche en soufre. Aujourd'hui, les manifestants estiment que la lumière n'a pas été faite sur l'augmentation de 30 centimes du prix du carburant à la pompe, décrétée à l'époque par l'administration et répercutée par paliers pour amener le prix du litre d'essence à 1,77 euros et celui du gazole à 1,55 euros, le 1er novembre dernier. « La mission d'inspection va aussi étudier si la Guyane ne peut pas s'approvisionner avec un pétrole des pays voisins aux normes européennes », glisse Yves Jégo.
Considéré comme l'interlocuteur le plus intransigeant par le gouvernement, Alain Tien-Liong, le président du Conseil général, proche d'un parti indépendantiste, défend sa position. « Ma décision définitive de ne pas toucher à la taxe ne traduit pas une mauvaise volonté de ma part. Nous avons plus de 11 500 Rmistes en Guyane [pour 220 000 habitants]. C'est autant que le département du Bas-Rhin qui a plus d'un million d'habitants. Cela coûte 70 millions d'euros par an au Conseil général » déclare-t-il.
Le Conseil général compte aussi 2100 agents... soit près de 1% de la population guyanaise. Mais Yves Jégo est même « prêt à envoyer une autre mission interministérielle en Guyane pour étudier de près les besoins du Conseil général ».
En filigrane de ce conflit de l'essence, un enjeu majeur : la fusée Ariane ne pourra pas décoller le 10 décembre. Et chaque jour de blocage retarde d'autant la campagne de préparation au tir, a indiqué le directeur du Centre spatial, Joël Barre. Et, alors que l'Etat espère, à demi-mots, voir les socio-professionnels tirer la langue pour parvenir à sortir du conflit, Alain Tien-Liong envisage l'avenir, un brin revanchard : « Lundi et mardi, rien n'était possible. Mercredi c'était 10 centimes. Jeudi, monsieur Jégo est apparu quand la fusée ne pouvait plus décoller. Vendredi nous avons obtenu 30 centimes... »
« Cinquante centimes, ce n'est pas envisageable ! » tempête Yves Jégo, « il y a un risque de voir les pétroliers claquer la porte de la Guyane ! »