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Cambodge

La voie est ouverte pour le procès de Duch

par Sophie Malibeaux

Article publié le 05/12/2008 Dernière mise à jour le 05/12/2008 à 18:41 TU

Ce vendredi à Phnom Penh, les magistrats des chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens ont en partie donné raison au procureur contre le juge d’instruction, afin que de nouvelles accusations soient retenues contre Duch, le dirigeant khmer rouge à la tête du camps de détention de Tuol Sleng, plus connu sous le nom de S21 à Phnom Penh. En revanche, la tentative d’introduire un mode d’accusation basé sur la théorie de « l’entreprise criminelle conjointe » a échoué. La défense peut s’en réjouir, en revanche, les parties civiles, c'est-à-dire les victimes peuvent s’en inquiéter.
Kaing Guek Eav, alias Duch, lors de son avant-procès à Phnom Penh le 5 décembre 2008.(Photo Reuters)

Kaing Guek Eav, alias Duch, lors de son avant-procès à Phnom Penh le 5 décembre 2008.
(Photo Reuters)


La bonne nouvelle pour les victimes des crimes commis par les Khmers rouges entre 1975 et 1979, c’est que rien ne devrait plus empêcher désormais l’ouverture, d’ici quelques mois, du premier procès d’un responsable khmer rouge.

Lorsqu’en août dernier, le procureur –  contre toute attente – décidait de faire appel de la décision de clôture rendue par le juge d’instruction, c’était la consternation. L’on mesurait alors le nouveau retard pris par la procédure devant conduire à la comparution publique de Duch, le responsable de l’extermination de quelque 12 000 détenus au camp de Tuol Sleng à Phnom Penh, pendant le régime du défunt Pol Pot.

Cet appel illustrait en outre une incompréhension, voire une mésentente flagrante, entre le procureur et le juge d’instruction, de nature à inquiéter les parties civiles sur la capacité des chambres à mener à bien leur mission.

Une solution de compromis

Ce vendredi 5 décembre, les magistrats ont en partie donné raison au procureur Robert Petit, mais en partie seulement.

Kaing Guek Eav, 66 ans, connu de ses victimes sous le nom de Duch, était jusque-là accusé d’extermination. L’appel des procureurs (français et cambodgien) ajoute à l’acte d’accusation final, les crimes de torture et le meurtre avec préméditation. Cela élargit le champs des poursuites à son encontre et le place sous le coup de la législation cambodgienne, au-delà de ce qui était prévu par les juges d’instruction.

Pas de quoi satisfaire l’avocat français de Duch, François Roux, pour lequel ce type de qualification était inutile, étant donné que les crimes nationaux de Duch étaient englobés dans l’accusation de crime contre l’humanité. L’appel formulé par le juge d’instruction était selon Maître Roux inopportun et hors sujet, cela pour deux raisons.

D’une part, son client reconnaît l’ensemble de ses crimes et souhaite s’en excuser face aux victimes. D’autre part, on sait depuis le mois d’août, que Duch va être jugé pour crimes contre l’humanité et infractions graves aux Conventions de Genève (crime de guerre) pour le rôle qui a été le sien à la tête du centre de détention S21, vu que le Cambodge a ratifié ces Conventions. Selon son avocat, le fait d’étoffer ces accusations était donc totalement superflu et n’a fait que retarder l’ouverture du procès.

En revanche, la défense peut se réjouir dorénavant de voir l’hypothèse d’un recours à la théorie de « l’entreprise criminelle conjointe » écartée, à tout le moins lors du premier procès.

L’avocat François Roux s’en était inquiété, estimant qu’il s’agissait là de la part du procureur d’une tentative de « détournement de procédure », visant à incriminer les acteurs du deuxième procès – les quatre plus haut responsables encore vivants : Leng Sary et son épouse Thirith, Nuon Chea et l’ancien chef d’Etat Khieu Samphan- avant même que ceux-ci n’ait été amenés à s’exprimer publiquement.

Or il a été admis d’emblée que les procès se dérouleraient en deux temps, de façon à faire comparaître d’abord le tortionnaire de Tuol Sleng pour les faits commis dans ce centre de détention, et uniquement pour cela, et de juger ensuite les quatre hauts responsables lors d’un second procès.

Les incertitudes demeurent pour le deuxième procès

Parmi les représentants des parties civiles, certains déploraient l’éventualité d’un recours à cette théorie de l’« entreprise criminelle conjointe », de peur d’assister de ce fait à un nouveau retard de l’ouverture du premier procès. Mais pour d’autres, désireux de s’assurer que les plus hauts responsables n’échappent pas à la justice, le recours à cette modalité d’accusation aurait constitué une certaine garantie de voir un jour les quatre accusés répondre de leurs crimes.

De fait, rien est encore joué. D’autant que les quatre accusés du deuxième procès continuent de nier en bloc les faits qui leur sont reprochés, affirmant avoir ignoré les horreurs commises pendant ces années sous la houlette de Pol Pot, le chef khmer rouge décédé en 1998. Qui plus est, la défense, et plus particulièrement l’avocat français, Jacques Vergès, met tout en œuvre pour exploiter certains défauts de procédure, réclamant notamment la traduction en français de milliers de documents versés aux dossiers en langue khmère et en anglais.

Facteur aggravant, si le plus jeune des accusés passe le premier en justice, ses responsables sont eux âgés d’une vingtaine d’années de plus et risquent à tout moment de s’éteindre avant que la lumière ne soit faite sur leurs responsabilités. C’est une crainte majeure des parties civiles qui s’exaspèrent de voir la défense gagner du temps, pour permettre aux quatres accusés de disparaître avant même d’avoir été traduits en justice.

Le facteur temps, une donnée importante pour les accusés comme pour les victimes

Ironie extrême, les victimes  qui sont aujourd’hui 38 à se porter parties civiles, mais sont des milliers d’autres à attendre dans l’ombre le résultat de ces procès assistent aux efforts fournis par la communauté internationale afin de ménager la santé des accusés, tandis que de leur côté, malgré les séquelles des tortures infligées sous le régime de Pol Pot, elles ne bénéficient bien souvent d’aucune aide pour subvenir à leurs besoins et tenter d’effacer les traces des souffrances endurées.

Les victimes sont ainsi face à un dilemme : il y a pour elles urgence à voir démarrer les audiences publiques, mais à précipiter le mouvement, l’on risque de se priver des instruments visant à démontrer l’implication des plus hauts responsables dans des faits précis, comme l’exige le droit.

A moins qu’à l’issue du premier procès qui pourrait se tenir dans les mois qui viennent, le débat s’ouvre de nouveau sur la notion d’entreprise criminelle conjointe, appliquée cette fois aux accusés du deuxième procès.

Les parties prenante s’interrogent :  était-ce alors bien nécessaire de soulever la question dès le mois d’août, quitte à perdre des mois avant le démarrage du procès de Duch ?

Ce délai illustre s’il en était besoin les difficultés de ce tribunal mixte, associant pratiques de divers horizons juridiques : d’une part la common law pratiquée dans les pays anglo-saxons et, jusque-là, dans la plupart des procès internationaux – une pratique qui se passe de l’existence du juge d’instruction – et d’autre part la civil law à la française, également pratiquée au Cambodge, qui se targue d’accorder une place plus importante à la participation des victimes, et démarre à l’issue d’une instruction menée dans le plus grand secret.