Article publié le 24/12/2008 Dernière mise à jour le 24/12/2008 à 06:51 TU
Pétition sur internet des intellectuels turcs présentant leurs excuses aux Arméniens : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon ».
(Photo : www.ozurdiliyoruz.com)
Rédigé au début du mois et publié sur la toile le 15 décembre, l’appel au pardon des ‘frères arméniens’ de l’époque ottomane n’a pas été du tout apprécié par l’état-major turc, qui l’a fait savoir : une campagne « totalement inappropriée », « erronée » et même « nuisible », a jugé son chef de la communication. « Rien de surprenant » (à cette réaction des militaires), commente le chroniqueur de Posta, Mehmet Ali Birand, « les Forces Armées montrant par là une nouvelle fois qu’elles n’ont aucune intention de se désintéresser de la politique, alors qu’il s’agit d’une initiative purement civile ». Le texte par lequel la population turque est invitée à faire amende honorable tant d’un passé tragique et renié que de l’incapacité à en discuter évite pourtant le terme de génocide, que la Turquie officielle réfute toujours - tant du moins qu’une commission conjointe d’historiens ne tranche pas -, et ne propose que des excuses personnelles.
Mais il était prévisible que cet effort de contrition publique ne laisserait pas indifférent, même si le tabou de la question arménienne s’est passablement effrité dans le pays, notamment depuis que les mêmes intellectuels avaient convié une conférence sur le sujet, en 2005. Le parti de l’Action nationaliste (MHP), là aussi sans surprise, n’avait déjà pas tardé à dégainer l’argument de la « méconnaissance » de l’Histoire et de « l’insulte aux ancêtres », en référence aux victimes turques de ce conflit qui prit parfois la forme d’une guerre civile.
Des diplomates évoquent une trahison
Moins prévisible et beaucoup plus violent fut le communiqué d’anciens diplomates évoquant une « trahison » et réclamant des excuses pour « les victimes du terrorisme arménien », l’Asala ayant tué plus d’une quarantaine d’entre eux, de par le monde, dans les années 1970 et 1980. Leur prise de position a souvent déçu les commentateurs, et a d’ailleurs suscité une distanciation très nette du ministère des Affaires étrangères, affirmant qu’il n’avait « pas suscité » cette protestation et qu’il « ne l’approuvait pas », « tout sujet devant pouvoir être discuté librement en Turquie ».
Mal en a pris au président de la République, Abdullah Gül, qui a défendu publiquement le même droit, au nom de la liberté d’expression ! Lui qui avait franchi le Rubicon, il y a trois mois, en serrant la main de son homologue à Erevan, devenait un traître aux origines douteuses, peut-être arméniennes par sa mère… Le chef de l’Etat « n’aurait pas dû justifier ses origines » et entrer dans le jeu de son accusatrice, la députée de l’opposition kémaliste (CHP) Canan Aritman, ont estimé les commentateurs de la presse, stigmatisant une attitude « raciste » et même « fascisante » qui consiste à mettre en cause l’identité ethnique d’un citoyen et élu, quel qu’il fût.
Le chef de l'Etat a déçu
Abdullah Gül a ainsi déçu nombre d’observateurs, en dévoilant que son arbre généalogique indiquait sans erreur possible des ascendances « turques et musulmanes », et en ouvrant un procès en diffamation contre la parlementaire, à peine sermonnée par son parti. Affirmant ne faire que remplir son mandat consistant à « défendre les intérêts de son pays », Mme Aritman ne s’en est pas tenue là, puisqu’elle réclamait mardi des tests ADN, « seule méthode moderne valable » à ses yeux pour attester d’une ascendance irréprochable. « Ca suffit comme ça ! », « Quelle honte ! » ont titré les journaux, alors que la ‘justicière’ du CHP s’apprête à dévoiler les documents en sa possession devant les tribunaux, « si elle y est forcée »…
Ce débat vif a pourtant, pour enflammé qu’il soit, au moins une vertu : celui de relancer une réflexion, un travail de mémoire nécessaire. Le contexte s’y prête, même si le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan dit « ne pas comprendre l’attitude des intellectuels » auteurs de la pétition et « craindre qu’elle ne nuise aux efforts faits entre les deux pays » (Turquie et Arménie) récemment.
Le réchauffement initié par les responsables turcs et arméniens ces dernières années est devenu rapprochement, et une discussion pouvant mener à une réconciliation est initiée ; elle est appelée par une volonté concrète décelable dans les deux populations. Le meurtre du journaliste turco-arménien Hrant Dink, le 17 janvier 2007 à Istanbul, y a sans doute aidé. « Nous sommes tous des Hrant Dink, nous sommes tous des Arméniens ! », avaient alors scandé des dizaines, peut-être des centaines de milliers de Turcs lors de ses funérailles. Une mobilisation, une empathie qui avait surpris, et qui explique sans doute en partie une large adhésion à l’appel lancé aux ‘frères arméniens’ : elle recueillait mardi soir quelque 22 500 signatures, malgré les menaces que reçoivent ses auteurs et les sabotages dont serait victime le site qui lui est consacré. Car la Turquie, désormais, s’interroge.