par Piotr Moszynski
Article publié le 05/01/2009 Dernière mise à jour le 06/01/2009 à 18:20 TU
En janvier 2006, un employé de la société Gazprom ferme les vannes du gazoduc qui approvisionne l'Ukraine.
(Photo : AFP)
« Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » - c’est cet air bien connu que doivent sans doute fredonner les responsables russes et ukrainiens à chaque fois qu’ils se rencontrent pour parler de prix du gaz. En apparence, leurs discussions ne sont que de simples négociations commerciales. Le vendeur veut obtenir un prix élevé et avoir des garanties d’être payé à la date prévue. L’acheteur fait tout pour réduire le prix et pour bénéficier de délais de paiement supplémentaires quand il est en difficulté. Rien de plus normal.
Et pourtant, le contexte de ces relations commerciales précises n’est pas aussi simple et normal que cela.
Relations bilatérales
D’abord, le contexte politique bilatéral. Selon un expert ukrainien en questions énergétiques, Mikhaïlo Khontschar, « le conflit gazier n’est pas une querelle entre deux entreprises – c’est un combat pour l’influence en Ukraine ». En effet, la Russie a beaucoup de raisons historiques de vouloir garder un droit de regard sur les affaires ukrainiennes. Pour le préserver, elle dispose de puissants leviers. La moitié orientale du pays, beaucoup plus industrialisée que l’ouest de l’Ukraine, est clairement russophile et russophone. Les réseaux d’influence datant de l’époque soviétique y restent pratiquement intacts et sont faciles à entretenir. Un des plus grands partis politiques ukrainiens – le Parti des régions de Viktor Ianoukovitch – est bien enraciné dans ces territoires et participe pleinement au jeu de pouvoir à Kiev. La flotte russe de la mer Noire dispose d’une importante base militaire à Sébastopol en Crimée. Sa location vient à son terme en principe en 2017, mais le Kremlin fait déjà pression pour préparer le renouvellement du contrat. Et puis, l’Ukraine est totalement dépendante de la Russie pour les livraisons du gaz. Même celui qu’elle achète aux pays de l’Asie centrale est livré par l’intermédiaire d’une société dont le géant russe Gazprom est copropriétaire.
Cette situation, en théorie très favorable à une forte emprise de Moscou sur l’Ukraine, s’est singulièrement compliquée avec la victoire de la « révolution orange », menée par les pro-occidentaux, avec à sa tête Ioulia Timochenko et Viktor Iouchtchenko (à présent, respectivement Premier ministre et président de la République). Depuis, la Russie n’hésite pas à utiliser l’arme énergétique afin de dissuader l’Ukraine de s’approcher trop de l’Occident. Moscou l’a déjà fait il y a trois ans, et cette fois les signaux politiques qui accompagnent la hausse du prix du gaz russe vont dans le même sens. Un haut responsable du Conseil de la fédération (chambre haute du Parlement russe), Vadim Goustov, vient de déclarer tout à fait ouvertement que, pour négocier le prix du gaz pour 2009, l’Ukraine doit dire clairement si elle ambitionne de devenir membre de l’Otan ou si elle préfère rester un partenaire de la Russie.
Situation économique interne
Ensuite, le contexte économique interne dans les deux pays, en partie lié à la crise financière et économique mondiale. La Russie souffre d’une baisse drastique des prix de matières premières énergétiques dont l’exportation constitue le pilier de son économie. Elle n’est donc à présent pas trop disposée à accorder des rabais là où elle n’est pas obligée de le faire. L’Ukraine, elle, souffre d’une forte hausse de l’inflation et d’une non moins forte baisse de son PIB. Elle n’est donc pas du tout disposée à payer plus si elle n’y est pas vraiment contrainte et forcée. Ce qui complique encore plus sa situation, c’est une grave crise politique interne qui déchire depuis des mois le camp « orange ». Elle vient se greffer sur la crise économique et facilite largement la tâche aux Russes quand ils veulent exercer des pressions sur leurs voisins ukrainiens.
La bataille politique au sommet du pouvoir fait que même les observateurs avertis éprouvent des difficultés à déterminer quelle fraction maîtrise de facto le secteur énergétique. Il ne faut pas oublier que Ioulia Timochenko est liée très étroitement à ce secteur et depuis longtemps. Avant d’arriver au pouvoir politique, elle dirigeait, avec son mari, une corporation « Systèmes énergétiques ukrainiens uniques » (ESU). La famille Timochenko est l’un des plus importants clans oligarchiques en Ukraine. Sa fortune provient du commerce de matières premières énergétiques, mené grâce aux liaisons politiques, entre autres avec un ancien Premier ministre, Pavlo Lazarenko. Ioulia Timochenko a même été accusée de lui avoir versé un pot de vin de 79 millions de dollars. Un spécialiste polonais en la matière, Jozef Darski, a fait ce triste constat pour résumer la situation : « Dans un Etat postcommuniste gouverné exclusivement par les clans oligarchiques, où tout le monde se sert dans les caisses publiques, établir le degré de véracité des reproches faits à l’un de ces clans est une affaire dépourvue de tout intérêt et de toute importance ». Néanmoins, il s’agit d’un facteur qui fragilise l’Ukraine encore plus face aux pressions extérieures.
Le contexte international
Enfin, le contexte international. Dans ce domaine, l’un des problèmes les plus épineux est l’entrée de la Russie et de l’Ukraine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les Etats-Unis et l’Union européenne ont pris la décision politique de soutenir l’adhésion de l’Ukraine avant celle de la Russie. Or il est fort probable que l’Ukraine, une fois membre de l’OMC, n’hésiterait pas à opposer son veto à l’entrée de la Russie si celle-ci continuait à lui être hostile, notamment sur le plan énergétique. Il n’est donc pas étonnant que le Kremlin essaie – notamment par l’intermédiaire de Gazprom – de créer des situations où il est possible de présenter Kiev comme une capitale irresponsable politiquement et peu fiable sur le plan commercial, afin de compromettre la candidature ukrainienne à l’OMC. Sans oublier de souligner que l’économie ukrainienne est beaucoup plus faible et moins stable que celle de la Russie.
On voit bien que l’Ukraine est dans une posture difficile dans son bras de fer avec la Russie, mais elle n’est pas complètement désarmée. Elle a des arguments de poids même dans le domaine purement énergétique. En effet, les relations entre les deux pays dans ce secteur constituent un exemple classique d’une forte interdépendance. Il est vrai que l’Ukraine a besoin d’acheter du gaz russe, mais il est aussi vrai que la Russie a besoin de le vendre. Non seulement pour des raisons financières et commerciales. Les raisons techniques comptent aussi. Selon Mikhaïlo Khontchar, la réduction des livraisons à l’Ukraine provoque déjà une surcharge du système de distribution de Gazprom, ce qui risque de mener aux pannes dans ses gazoducs. En outre, une suspension de l’exploitation des sites gaziers en hiver peut endommager les installations d’extraction. Gazprom est donc obligé de vendre pour continuer à les exploiter, car ses capacités de stockage sont limitées.
En revanche, l’Ukraine, forte de la leçon qu’elle a reçue des Russes en 2006, s’est dotée de sites de stockage très performants. Le système est composé de 13 réservoirs souterrains capables d’accueillir plus de 32 milliards de mètres cubes de gaz. La société Naftogaz à elle seule affirme posséder 17 milliards de mètres cubes de gaz stockés dans les sous-sols en Ukraine. Avec une consommation moyenne quotidienne de 225 millions de mètres cube, le pays peut tenir jusqu’à la mi-mars, donc pratiquement jusqu’à la fin de l’hiver. Une partie du jeu consiste ainsi à suggérer discrètement à Gazprom : « Eh bien, coupez-nous le gaz si vous y tenez vraiment, mais c’est vous qui y perdrez le plus ».
L’UE ne veut pas s’en mêler
Pour l’instant, le partenaire de l’Ukraine et de la Russie le plus directement intéressé par le dénouement du conflit – l’Union européenne – déclare officiellement qu’il s’agit d’un problème bilatéral. L’Union préfère visiblement ne pas trop s’en mêler, en espérant peut-être que les exigences de l’interdépendance entre les deux parties amèneront une solution raisonnable. En outre, les contrats gaziers qu’elles ont signés ne sont pas vraiment transparents – l’UE aurait donc quelques difficultés à juger qui a raison sur le plan juridique – et il est très difficile d’établir qui, au juste, est responsable des baisses de pression dans les gazoducs qui approvisionnent plusieurs pays de l’Union, comme la Pologne, la Roumanie ou la Bulgarie.