De notre correspondante à Atlanta,
Anne Toulouse L’un des rituels de la vie américaine est le journal que l’on ramasse chaque matin sur le pas de sa porte, mais cette tradition semble en danger. Le vendredi 27 a été le dernier jour où est paru le Rocky Mountain News. Si ce titre n’est pas connu à l’extérieur des Etats-Unis, c’est l’un des plus vieux quotidiens américains. Il a été fondé en 1859, à Denver dans le Colorado, à l’époque de la conquête de l’Ouest, il tirait à plus de 200 000 exemplaires de même que son rival le Denver Post. Cela faisait un demi-million de lecteurs potentiels pour l’agglomération de Denver, qui compte 2,8 millions d’habitants. Cela montre à la fois la vitalité de la presse américaine et sa fragilité.
33 quotidiens au bord de la faillite…
Car le Rocky Mountain News n’est pas la seule victime d’une presse écrite qui traverse la plus grave crise de son histoire. La même semaine, les deux journaux de Philadelphie, dont le célèbre Philadelphia Inquirer, se sont déclarés en faillite. Le San Francisco Chronicle, plus de 400 000 exemplaires, est menacé de fermeture, ce qui ferait de San Francisco la plus grande ville américaine sans quotidien local. Deux des plus grands journaux régionaux, le Los Angeles Times (900 000 exemplaires) et le Chicago Tribune (650 000 exemplaires) appartiennent à un groupe qui s’est placé sous la protection des lois pour les entreprises en faillite, 33 quotidiens américains sont actuellement dans cette situation. Le groupe, qui publie le New York Times, a dû emprunter 225 millions de dollars sur ses avoirs immobiliers.
Il existe aux Etats-Unis environ 1 500 quotidiens, qui impriment 56 millions d’exemplaires. 114 d’entre eux tirent à plus de 100 000 exemplaires, une dizaine a plus de 500 000. Il n’y a que deux grands quotidiens véritablement nationaux, le premier est USA Today, avec un tirage de 2 281 000, le second est le Wall Street Journal, avec un peu plus de 2 millions d’exemplaires. Loin derrière eux vient le New York Times, 1 120 000 exemplaires, qui est un journal régional avec des ambitions nationales. Il est distribué plus largement qu’un titre souvent mis en parallèle, le Washington Post (700 000exemplaires), surnommé « le bulletin paroissial de la plus grande puissance du monde ».
Le Washington Post est l’un des rares journaux toujours dirigés par la famille qui a fait son renom, les Graham, mais il fait aujourd’hui partie du « Washington Post Company », un groupe de presse qui possède le magazine Newsweek et des réseaux de télévision câblés. La « New York Times Company » a elle aussi été construite autour du quotidien du même nom, et représente 18 titres dont le Boston Globe, 8 stations de télévisions, 2 radios et 40 sites internet. La mythique famille Hearst est encore présente dans le conseil d’administration de la compagnie qui porte son nom et contrôle 16 quotidiens, mais les entreprises familiales ont disparu au profit des empires de presse. Le plus important est Gannett, qui possède 85 quotidiens et contrôle 45% des exemplaires imprimés aux Etats-Unis, vient ensuite McClatchy, qui a racheté Knight-Ridder en 2006 et contrôle 30 titres, « Tribune Company » en possède 12, dont celui qui a donné son nom au groupe, le Chicago Tribune. En 2007, Rupert Murdoch a pris le contrôle de Dow Jones & CO, qui publie le Wall Street Journal. Le titre appartenait précédemment à la famille Bancroft.
Pourquoi payer pour ce que l’on peut avoir gratuitement ?
Dans son rapport de la fin de l’année 2008 aux actionnaires, Don Graham, président du groupe Washington Post Co, explique que les profits ont augmenté de 7% en particulier grâce aux revenus du câble et des programmes d’éducation, mais qu’une partie de ces bénéfices ont été effacés par les pertes du journal.
C’est là le drame de la presse écrite, après avoir été la locomotive des groupes, les quotidiens apparaissent maintenant comme un poids mort… la raison essentielle ? Ils ont généré leur propre concurrence avec leurs sites internet.
En décembre 2008, l’institut de recherche Pew a publié une enquête dont les résultats marquent un tournant pour la presse écrite aux Etats-Unis. Interrogés sur leur source d’information favorite, 40% des participants ont répondu « internet », contre 39% « un journal ». Pour la première fois, l’information en ligne a donc dépassé la presse écrite dans toutes les tranches d’âges. Pour les moins de 35 ans, elle supplante même tous les moyens d’information, y compris la télévision.
Faible consolation pour la presse écrite, le site internet d’un journal pousse une frange de ses utilisateurs à se reporter vers la version papier, mais ce phénomène joue sur une marge d’environ 5%, qui ne compense pas les lecteurs perdus.
La presse repose sur trois piliers économiques : la vente en magasin, les abonnements et la publicité. Aux Etats-Unis, la plupart des journaux sont vendus par abonnement, ce qui implique la livraison à domicile. Selon cette formule, le prix du numéro est très bas, surtout pour les quotidiens locaux, car ils vivent de leur espace publicitaire qui représente en moyenne 60% de la surface des journaux et 85% de leurs revenus. L’édition du dimanche est aussi épaisse qu’un annuaire avec de multiples suppléments, dont certains sont entièrement publicitaires. Ils alimentent, en particulier, la pratique très américaine, du « couponing », qui consiste à découper des bons de réduction dans les journaux, pour les produits de consommation courante, vendus dans les supermarchés. La presse écrite a longtemps cru avoir le monopole de cette pratique, jusqu'à ce que des sites internet se spécialisent dans les fameux coupons, que l’on peut imprimer ou même charger directement sur les cartes de fidélité des magasins. Une autre source de revenus, les petites annonces, est écrasée par les nombreux sites gratuits en ligne.
Selon les chiffres de l'Association de la presse écrite, les revenus publicitaires des journaux ont diminués de 20% depuis l'année 2000. Rattrapée sur tous les fronts par internet, la presse écrite essaie maintenant d’inverser le phénomène, en tirant les leçons du constat : « pourquoi payer pour ce que l’on peut avoir gratuitement ? ». Seul le Wall Street Journal a dès le début fait payer l’accès à son site internet. L’abonnement coûte en ce moment 103 dollars par an, par comparaison, un abonnement à l’année au quotidien local d’Atlanta, l’Atlanta Journal-Constitution, coûte 135 dollars. Les autres journaux ont du mal à sauter le pas, car il n’est pas sûr que leurs lecteurs accepteraient ce revirement. Ils étudient néanmoins des formules pour que l’accès à certains articles se fasse en échange d’une somme modique, selon le principe utilisé pour télécharger de la musique.
Certains titres comme le San Francisco Chronicle pourraient être réduits à leur édition en ligne, une tendance qui effraie les professionnels de l’information. Walter Isaacson, ancien rédacteur en chef de Time Magazine déclarait vendredi soir sur la chaîne de télévision ABC : « D’où les gens pensent-ils que les informations sur internet proviennent ? Si l’on tue les journaux, la richesse de ce que nous trouvons en ligne va disparaître avec eux… »