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Malaisie/Mongolie/France

Mortelle vente d'armes

Article publié le 05/03/2009 Dernière mise à jour le 07/03/2009 à 03:17 TU

Une sombre affaire de vente de sous-marins par la France à la Malaisie, avec à la clé un cadavre encombrant, refait surface aujourd'hui. Le quotidien français Libération et RFI publient des révélations sur la mort d'une jeune interprète - une Mongole de 28 ans, il y a deux ans et quatre mois-.  Une affaire particulièrement embarrassante pour le gouvernement malaisien.

Altantuya Shaaribuu et son plus jeune fils Altanshagai.(Photo : Arnaud Dubus/RFI)

Altantuya Shaaribuu et son plus jeune fils Altanshagai.
(Photo : Arnaud Dubus/RFI)


De notre envoyé spécial à Kuala Lumpur et Oulan Bator, Arnaud Dubus

Shaaribuu Setev est un homme amer et déçu. Mais derrière le visage bouffi de tristesse de ce Mongol, perce une détermination farouche. Calé dans un sofa dans le lobby d'un hôtel d'Oulan Bator où s'engouffrent par bourrasques le vent glacé, ce sexagénaire aux traits rudes est un homme prêt à en découdre. « Ma fille a été tuée sur le sol malaisien, par des Malaisiens. Et ils n'ont même pas eu un mot d'excuse », lance ce professeur de psychologie. L'assassinat de sa fille, Altantuya Shaaribuu, a eu lieu en octobre 2006, près de la capitale malaisienne Kuala Lumpur.

Un meurtre quelconque dans une région où les conflits d’affaires et les querelles politiques se règlent souvent au fusil? Bien au contraire, rien n’est banal dans cette affaire qui remonte à juin 2002 quand la firme franco-espagnole Armaris a conclu avec le gouvernement malaisien un contrat de vente de trois sous-marins pour un montant d'un milliard d'euros.

Le meurtre de cette Mongole de 28 ans est une conséquence du versement d'une commission de 114 millions d'euros par la firme Armaris à la partie malaisienne. C'est ce paiement, reconnu officiellement par le gouvernement malaisien devant le parlement de Kuala Lumpur, qui a enclenché une chaîne d'événements, conduisant à l'assassinat d'Altantuya et à la disparition des principaux témoins de l'affaire.

«J'ai tiré en visant sa tempe gauche»

Un rapport de la police de Malaisie, resté secret jusqu'à présent, relate, en cinq pages sèches et précises, comment cette jeune femme polyglotte, qui frayait dans la jet-set asiatique, a été tuée. Dans ce document, l'un des assassins, Sirul Omar, un policier de la Branche spéciale malaisienne, répond aux questions d'un enquêteur d'un commissariat de police de Kuala Lumpur. «Quand la Chinoise a vu que je prenais une arme à feu, elle m'a supplié de l'épargner en disant qu'elle était enceinte. Azilah [le supérieur de Sirul] l'a attrapée et l’a projetée par terre. J'ai tiré en visant sa tempe gauche. Ensuite Azilah l'a déshabillée et a mis ses habits dans un sac en plastique. Azilah a vu que sa main bougeait encore. Il m'a ordonné de tirer une seconde fois, ce que j'ai fait», y raconte Sirul. C'est la première confirmation sur l'identité des auteurs directs de l'assassinat d'Altantuya. «On a ensuite transporté le corps dans la jungle. Azilah l’a entouré avec les explosifs et nous l'avons fait sauter», poursuit Sirul, lequel a toujours cru qu'Altantuya était Chinoise.

Le vice-Premier ministre malaisien Najib Razak (à droite, en uniforme militaire) aux côtés du consul honoraire de Mongolie en Malaisie Datuk Said.
(Photo : Arnaud Dubus/RFI)

Le vice-Premier ministre malaisien Najib Razak (à droite, en uniforme militaire) aux côtés du consul honoraire de Mongolie en Malaisie Datuk Said.
(Photo : Arnaud Dubus/RFI)

La révélation de ce rapport est le dernier rebondissement d'une saga rocambolesque où se côtoient marchands de canons français, chamanes mongoles et politiciens malaisiens. Non seulement, l'affaire est explosive pour le gouvernement malaisien - le vice-Premier ministre Najib Razak, qui doit devenir Premier ministre à la fin du mois, est soupçonné d'avoir commandité l'assassinat -, mais elle pourrait aussi mettre en porte à faux la DCNS, cette firme française privée à capitaux publics qui a absorbé Armaris en 2007, laquelle avait vendu en juin 2002 deux sous-marins Scorpène et un sous-marin d'occasion Agosta à la Malaisie.

Mata Hari asiatique

Avec sa beauté envoûtante et son cosmopolitisme, Altantuya n'est pas sans évoquer l'image troublante d'une Mata Hari d’Extrême-Orient. Elle a passé son enfance à Saint Pétersbourg, puis a étudié à l'Institut de gestion économique de Pékin. Outre l'anglais, elle parle couramment le russe, le chinois et le coréen. L'engrenage fatal pour elle commence en 2004 lorsqu’elle rencontre à Hong Kong Abdul Razak Baginda, un expert militaire malaisien qui dirige le think tank Malaysian Strategic Research Centre. Ils nouent rapidement une liaison amoureuse. Mais Altantuya est aussi une assistante fort utile à Baginda : elle traduit pour lui du russe en anglais.       

Abdul Razak Baginda, accusé d'avoir ordonné le meurtre de sa maîtresse Altantuya, puis acquitté en novembre 2008.(Photo : Arnaud Dubus/RFI)

Abdul Razak Baginda, accusé d'avoir ordonné le meurtre de sa maîtresse Altantuya, puis acquitté en novembre 2008.
(Photo : Arnaud Dubus/RFI)

Altantuya est jeune et belle. Le riche et séduisant Baginda est une personnalité en vue de la jet set malaisienne, notamment du fait de sa proximité avec le vice-Premier ministre et ministre de la Défense malaisien Najib Razak. Baginda apparaît régulièrement dans les cercles huppés de Kuala Lumpur, parfois en compagnie de son épouse légitime. Le couple d'amoureux, Altantuya et Baginda, part en mars 2005 pour une tournée européenne : la France, l'Allemagne, l'Italie, le Portugal, traversés dans la Ferrari rouge du Malaisien, avec des haltes dans les hôtels les plus chics et les restaurants les plus fins du vieux Continent.


Vente d'armes

Ce périple n'est pas seulement touristique : l'accord pour la vente des sous-marins a été signé en 2002, mais des détails importants restent à discuter. « On sait que Baginda était utilisé par Najib Razak comme intermédiaire pour certains contrats d'armements, particulièrement ceux de haut niveau », explique un expert régional en matière de sécurité. Baginda et Altantuya rejoignent le vice-Premier ministre Najib Razak à Paris, fin mars 2005. Il faut dire que, selon un détective privé qui a enquêté sur l’affaire, Altantuya aurait aussi été la maîtresse occasionnelle du vice-Premier ministre Najib Razak : Baginda avait présentée sa girl friend à son « patron », Najib à Singapour fin 2004. Une photo, prise fin mars 2005, montre le trio dans un club privé parisien.

Cette histoire tourne au drame, quand, en octobre 2006, Altantuya apprend que la commission donnée par Armaris est arrivée sur un compte bancaire à Kuala Lumpur. Elle a été versée à Perimekar, société malaisienne dirigée par Baginda. Altantuya quitte alors Oulan Bator pour se rendre à Kuala Lumpur et réclamer à son ancien amant la part qui lui a été promise (500 000 dollars). Sans doute par jalousie, l'épouse de Najib Razak, la redoutable femme d'affaires Rosmah Mansor, se serait opposée à ce que l'argent soit versé à la jeune Mongole. Altantuya, venue en Malaisie avec deux autres Mongoles, dont une chamane chargée de jeter un sort sur Baginda s'il ne donne pas l'argent, harcèle son ex-amant pendant plusieurs jours. Le 18 octobre, Baginda ne supporte plus les scènes d'Altantuya devant son domicile. Il contacte le directeur de la Branche spéciale de la police malaisienne, Musa Safrie, lequel est aussi l'aide de camp du vice-Premier ministre Najib Razak.

Le 19 octobre en début de soirée, deux policiers de la Branche spéciale, Azilah Hadridan et Sirul Omar, sont envoyés devant le domicile de Baginda où trépigne et hurle Altantuya avec pour ordre de « neutraliser la Chinoise ». Ils la kidnappent, la conduisent à une dizaine de kilomètres du domicile de Baginda et la tuent par balles. Puis ils détruisent son corps à l'aide d'explosifs C-4, lesquels ne peuvent être obtenus qu'avec l'accord du ministère de la Défense. Son entrée sur le territoire malaisien est effacée des registres de la police malaisienne de l'immigration. Altantuya ne serait donc jamais venue en Malaisie en octobre 2006, car il n'y a aucune trace d'elle.

Un témoin gênant

Mais il n'y a pas de meurtre parfait. Et le chauffeur de taxi qu'avait engagé Altantuya pour la journée n'a pas vu d'un bon œil sa cliente enlevée sous son nez, sans que la course soit payée. Il relève diligemment le numéro de la plaque d'immatriculation de la voiture des kidnappeurs et porte plainte au commissariat le plus proche. En quelques jours, la police identifie la voiture. Dès lors, l'engrenage est lancé et même le vice-Premier ministre Najib Razak ne peut plus l'arrêter. Tout au plus, peut-il essayer d'étouffer l'affaire. Quelques heures avant l'arrestation de Baginda, Najib lui envoie un texto :  « Je vois l'inspecteur général de la police à onze heures aujourd'hui... Le problème va être résolu. Reste cool. » Quelques heures après, Baginda est arrêté ainsi que les deux policiers de la Branche spéciale, Azilah et Sirul. Au terme d'un procès jugé douteux par les observateurs, Baginda, accusé d'avoir ordonné le meurtre, est acquitté  en novembre 2008. Accusés d'avoir commis le meurtre, Azilah et Sirul ont comparu en février dernier devant le tribunal. Ils sont passibles de la peine de mort. Le verdict doit être rendu le 9 avril.

A des milliers de kilomètres de là, dans la capitale mongole Oulan Bator, Shaaribuu Setve, le père d'Altantuya rumine sa colère. L'acquittement de Baginda lui a paru être un injustice flagrante. « Le  gouvernement malaisien ne répond même pas aux lettres du ministère mongol des Affaires étrangères », s'indigne-t-il. L'attitude des autorités malaisiennes est, de fait, pour le moins étrange. Quand Shaaribuu Setev est venu au Parlement malaisien pour rencontrer Najib Razak, celui-ci s'est s'éclipsé par une porte dérobée pour éviter une entrevue qu'il jugeait embarrassante. L'affaire Altantuya est devenue un élément central du jeu politique malaisien, Najib Razak et le chef de l'opposition Anwar Ibrahim s'affrontant sans merci pour le pouvoir. Redoutable politicien, fils du second Premier ministre de la Malaisie, Najib Razak a réussi pour l'instant à éviter les écueils, mais le meurtre de la jeune femme est une épée de Damoclès suspendue au dessus de sa tête.

Nouvelle affaire des frégates de Taiwan?

Un des aspects les plus obscurs de l'affaire Altantuya est le rôle de la firme Amaris. En octobre 2007, le vice-ministre malaisien de la Défense, Zainal Abdidin Zin, a reconnu devant le parlement de Kuala Lumpur qu'Amaris avait bien versé une commission de 114 millions d'euros à Perimekar, mais, a-t-il précisé, il ne s'agissait pas d'un pot-de-vin, mais d'un paiement pour « services de soutien et de coordination ». Y-a-t-il eu corruption, comme dans l'affaire des frégates de Taiwan dans laquelle la DCNS était aussi impliquée ? La DCNS, société privée à capitaux publics, n'a pas souhaité nous répondre. « Personne ne peut commenter cette affaire », nous a sobrement répondu le responsable des relations presse. Un des documents-clé établissant un lien entre Altantuya et la firme française pourrait être une lettre de garantie, écrite en 2005, par Abdul Razak Baginda pour qu'Altantuya puisse obtenir un visa pour l’espace Schengen. Mais le rôle d'Altantuya dans les négociations pour la vente des sous marins n'est pas encore clair. Son profil ne manque pas d'intriguer et le FSB russe (l'ex-KGB) suit de près  l'affaire.

A Oulan Bator, Mungunshagai, le fils ainé d'Altantuya, âgé de douze ans, est traumatisé par la disparition de sa mère. Altanshagai, le plus jeune, âgé de cinq ans et qui souffre d'un handicap mental, n'a pas encore compris qu'il ne reverra jamais sa mère. « Il réclame Altantuya sans arrêt et reste prostré sur une chaise. Tous les soirs, je lui apporte des bonbons et je lui dis que c'est sa mère qui les a donnés », dit Shaaribuu Setev.

De son côté, Abdul Razak Baginda s'est installé en Grande-Bretagne avec sa famille pour poursuivre ses recherches sur les questions de Défense. Il n'a pas eu un mot de regret sur le sort funeste de celle qui a partagé sa vie pendant deux ans.