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Francophonie

La Francophonie littéraire, le tournant ?

par Tirthankar Chanda

Article publié le 13/03/2009 Dernière mise à jour le 20/03/2009 à 14:51 TU

Alain Mabanckou, chef de file du mouvement Littérature-monde en français, est-il en train de faire bouger les lignes dans l’univers des Lettres françaises ? De plus en plus d’ouvrages francophones sont primés en France – signe que l’on reconnaît aujourd’hui plus volontiers l’importante contribution de ces auteurs d’outre-France à l’élargissement des frontières de l’imaginaire littéraire français.
© Marion Urban/RFI

Littérature francophone ou littérature-monde en français ? La question secoue l’univers de la francophonie littéraire depuis bientôt deux ans. «Pendant longtemps, ingénu, j’ai rêvé de l’intégration de la littérature francophone dans la littérature française, écrit Alain Mabanckou, chef de file du mouvement Littérature-monde en français. Avec le temps, je me suis aperçu que je me trompais d’analyse. La littérature francophone est un grand ensemble dont les tentacules enlacent plusieurs continents. (...) La littérature française est une littérature nationale. C’est à elle d’entrer dans ce grand ensemble francophone.»

Une «variante exotique tout juste tolérée»

La révolte grondait depuis longtemps, mais elle a éclaté au grand jour en mars 2007. Elle a pris la forme d’un manifeste, signé par un collectif de 44 écrivains, avec à leur tête Michel Le Bris, le fondateur du festival Etonnants voyageurs. Le Manifeste des 44, relayé par un livre paru 3 mois plus tard, réunissant 27 textes-professions de foi, proclame l’émergence d’une littérature de langue française transnationale qui marque, selon ses signataires, la fin de la francophonie héritée de l’empire colonial français, trop empreinte d’un paternalisme révolu. Comme modèle, le collectif cite la nouvelle littérature anglaise, prise d’assaut par les enfants de l’ex-empire britannique, alors que les institutions littéraires françaises tiennent les écrivains francophones en marge, une «variante exotique tout juste tolérée».

Les auteurs s’élèvent aussi contre une vision trop politisée qui avait provoqué, en 2006, à l’occasion du Salon du Livre de Paris ayant pour invitée la Francophonie, un vif débat à propos de l’invitation de l’un des meilleurs romanciers algériens, Boualem Sansal, au motif que son pays n’était pas membre des instances officielles de la Francophonie. Finalement, Boualem Sansal fut bel et bien invité et délivra une séance de dédicaces sur le stand de la Francophonie.

Parmi les signataires du Manifeste, on trouve quelques-unes des grandes figures des littératures francophones – Nancy Huston, Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi... –, mais aussi des écrivains français influents tels que Jean-Marie Gustave Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008, Eric Orsenna, Jean Rouaud et quelques autres.

Cette solidarité des hommes et des femmes de la plume traduit, au-delà de la ligne de fracture français-francophone, une nouvelle étape dans la réorganisation des Lettres de langue française. Francophones et Français se reconnaissent dans ce concept de littérature-monde tandis que les institutions de la Francophonie – malgré des efforts dont l’un des plus notables est la remise du Prix des cinq continents, ouvert à tous les écrivains de langue française d’où qu’ils viennent – peinent à réunir sur un même plateau les deux tribus. D’où la question «qui tue» : pourquoi la littérature française n’est-elle pas considérée comme une littérature francophone parmi d’autres ?

Ne pas confondre francocentrisme et francophonie

Jean-Marie Le Clézio (g.) reçoit le prix Nobel de littérature, le 10 décembre 2008.© Olivier Morin/ AFP

Jean-Marie Le Clézio (g.) reçoit le prix Nobel de littérature, le 10 décembre 2008.
© Olivier Morin/ AFP

Une question que se pose aussi Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, lorsqu’il s’interroge dans une lettre ouverte aux partisans de la fin de la francophonie: «A la tête de l’Organisation de la Francophonie depuis quatre ans, je ne parviens toujours pas à m’expliquer, ni à expliquer aux francophones militants sur d’autres rivages, le désamour des Français pour la francophonie.»

Si Abdou Diouf fustige les auteurs du Manifeste pour avoir confondu «francocentrisme et francophonie», il n’en reste pas moins que Francophonie et Mouvement de la littérature-monde sont basés sur des constats communs que le président Diouf formule ainsi : «La langue française n’appartient plus aux seuls Français, elle appartient à toutes celles et à tous ceux qui ont choisi de l’apprendre, de l’utiliser, de la féconder aux accents de leurs cultures, de leurs imaginaires». Dans le prolongement, Jean Rouaud renchérit : «La littérature française n’est plus réductible à une littérature de France.»

Ce postulat est confirmé par la grande vitalité de la francophonie littéraire. La littérature de langue française se trouve en effet à un tournant, avec à la fois l’émergence de grands ensembles littéraires autonomes – haïtien, africain, antillais, mauricien, belge, québécois, suisse-romand, réunionnais – et une plus grande interpénétration entre ces derniers. L’une des conséquences notables de la querelle entre partisans et détracteurs de la francophonie a bien été d’attirer l’attention sur la fécondité et la richesse de ces ensembles, attestées par des œuvres puissantes, émouvantes, ancrées dans le tourbillon des mondes autres, à la fois lointains et proches.

Vers un espace littéraire commun francophone ?

Les Bienveillantes (Gallimard), de l’Américain Jonathan Littell, qui s’inscrit dans la lignée d’Eschyle et de Vassili Grossman, faisant revivre dans un langage somptueux le mal nazi vu du côté des bourreaux, est l’exemple-même de cette grandeur littéraire atteinte dans les œuvres francophones. D’ailleurs, la critique hexagonale ne s’y est pas trompée qui a couronné ce chef-d’œuvre de la narration romanesque des principaux prix littéraire de la rentrée 2006 (Goncourt, Académie française). Ce fut le cas aussi, dans une moindre mesure, certes, pour l’Afghan Atiq Rahimi, qui a remporté le Goncourt 2008 avec son beau roman Syngué Sabour (POL), dont l’action se situe dans un Afghanistan dévasté par l’obscurantisme et la guerre.

Littell et Rahimi ne sont ni les premiers ni les seuls francophones à remporter des récompenses littéraires prestigieuses en France. Parmi les auteurs reconnus et primés, on peut citer Tahar Ben Jelloun, Amin Maalouf, Andreï Makine, Ahmadou Kourouma, Alain Mabanckou, Nancy Huston, Tierno Monénembo, Léonora Miano, Vassilis Alexakis, Ananda Devi… Autre écrivain honoré par la France, l’Algérienne Assia Djebar qui, suivant les pas d’une Marguerite Yourcenar et d’un Léopold-Sédar Senghor, siège à l’Académie française depuis 2005.

Bien que leurs œuvres soient publiées en France, ces auteurs participent du double processus de déterritorialisation-reterritorialisation à l’œuvre dans les lettres françaises depuis la fin des années 1960. Sous nos yeux sont en train de naître de véritables galaxies, mais aussi un espace littéraire commun francophone où le centre se trouve partout et nulle part. C’est sans doute cela que Michel Le Bris et ses compères frondeurs qualifient de «révolution copernicienne» !

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Pour une littérature-monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud. Paris, Gallimard, 2007.
A consulter : le site du Printemps des poètes