par Olivier Rogez
Article publié le 17/05/2009 Dernière mise à jour le 18/05/2009 à 08:56 TU
« Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ? », c’est la question, vaste et narquoise, que pose Jean-Pierre Bekolo en exergue de son film, Les Saignantes. Le spectateur découvre dès les premières images qu’il existe un cinéma d’anticipation africain. Un cinéma moderne et avant-gardiste. Enfin, soupire-t-on, enfin un cinéaste africain qui nous sort des histoires de villages, des drames familiaux, de toutes ces catégories et clichés dans lesquels s’enferme le cinéma africain, et dans lesquels le public, la critique et les producteurs croient qu’il doit rester enfermé. Et l’on peut continuer comme cela pendant des lustres à pousser (discrètement) des soupirs d’ennui à la simple évocation du « cinéma africain », cette illusion réductrice, en se demandant si un jour on verra un bon polar ou un bon film subversif et artistique à la fois, venu du continent. Ce jour est arrivé… grâce en soit rendu à Jean-Pierre Bekolo !
Une société avilie et corrompue
Elles sont belles. Elles sont complices. Elles pourraient n’être qu’un couple de jeunes filles africaines qui s’épaulent dans cette société avilie et corrompue où les jeunes femmes vendent leur corps pour survivre. Mais de leur osmose, de leur entente intime va naître une force qui leur permettra de maîtriser leur destin et de se jouer des événements. Cette force est matérialisée par le Mevungu. Une entité puissante qui prend possession des êtres et qui est à la fois maléfique et bénéfique pour ces deux jeunes femmes.
Dans cette ville qui ne semble vivre que la nuit, Majolie s’offre au « SGCC », vieux dignitaire gouvernemental. Les jeux sexuels et acrobatiques de la jeune femme ont raison du cœur du « secrétaire-grand quelqu’un ». Majolie, prise de panique, appelle au secours Chouchou. Les deux « saignantes » vont se débarrasser du corps auprès d’un boucher à moitié convaincu (grâce à quelques billets) qu’il s’agit d’un quartier de viande de bœuf. Mais il leur reste la tête, l’encombrante tête du secrétaire général.
Puisqu’il faut bien en faire quelque chose, Majolie et Chouchou se mettent en quête d’un corps qu’elles finissent par trouver auprès d’un « morguier » vénal. Le macabre ne fait que commencer. Les deux femmes profitent de la levée du corps pour viser d’autres proies. Elles vont jeter leur dévolu en pleine cérémonie sur le ministre d’Etat qui se révèlera plus coriace que le SGCC.
Une Afrique qui craint ses miroirs
Durant toute l’action, « le Mevungu s’invite ». Possession omniprésente, il fait avancer les héroïnes qui deviennent tour à tour imprécatrices, vengeresses, manipulatrices et justicières. La danse macabre des deux jeunes femmes donne à Jean-Pierre Bekolo l’occasion d’étaler sa palette. Les corps ne cessent de danser, de bouger, de mimer les combats. Le tout assaisonné de lumières froides qui traversent la nuit éternelle où est plongée l’intrigue. A l’écran, des inserts visuels nous rappellent cependant que si tout est possible dans ce Yaoundé de 2025, rien ne l’est vraiment. Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ? Comment faire un film policier quand on ne peut pas enquêter ? Comment faire un film d’horreur dans un endroit où la mort est une fête ? Jean-Pierre Bekolo pose astucieusement des questions qui vont au-delà du message politique adressé à une Afrique qui craint ses miroirs. Il pose les questions que le cinéma africain n’arrive pas à trancher. Ce faisant, il interroge ses pairs sur leur propre définition du cinéma. La vraie subversion est sans doute contenue dans ces inserts. Qui osera secouer les bonnes vieilles certitudes ? Comment faire un cinéma d’avant-garde, subversif et novateur lorsque l’on est Africain ? La réponse est simple, en suivant les traces de Jean-Pierre Bekolo.
Des traces qui remontent à 1992 et la projection à Cannes de son premier film, Quartier Mozart. Jean-Pierre Bekolo, à peine âgé de 25 ans, est alors salué par la critique mondiale. Les Saignantes, tourné en 2005, sort à partir du 20 mai à L’Entrepôt, dans le 14e arrondissement de Paris.