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Pérou

Les Indiens d’Amazonie ébranlent le pouvoir

par Sylvain Biville

Article publié le 12/06/2009 Dernière mise à jour le 12/06/2009 à 18:03 TU

Les Indiens d’Amazonie protestent depuis des mois contre l’exploitation industrielle de leur forêt. Depuis les affrontements de Bagua, les 5 et 6 juin, qui ont fait plusieurs dizaines de morts, le mouvement a pris une ampleur nationale, contraignant le gouvernement à faire des concessions.

Des Indiens se préparent à faire une barricade à l'entrée de la ville de Yurimaguas dans la région amazonienne au nord du Pérou, le 11 juin 2009.(Photo: Reuters)

Des Indiens se préparent à faire une barricade à l'entrée de la ville de Yurimaguas dans la région amazonienne au nord du Pérou, le 11 juin 2009.
(Photo: Reuters)

Le point de départ: les décrets-lois sur l’Amazonie péruvienne

En 2007-2008, le gouvernement fait adopter huit décrets-lois sur la mise en valeur de la forêt amazonienne. Pour le président Alan Garcia, élu en 2006 sur un programme de promotion de l’économie de marché, il s’agit d’ouvrir l’Amazonie péruvienne, qui représente 60% du territoire national, aux investissements étrangers pour développer l’exploitation forestière, agricole, pétrolière et minière. La législation est votée parallèlement à la signature d’un traité de libre-échange avec les Etats-Unis.

Dès l’adoption de ces décrets-lois, les Indiens d’Amazonie s’opposent à ce qu’ils considèrent comme une atteinte à leur mode de vie traditionnel, notamment par une spoliation de terres communautaires, découpées en parcelles de droit privé, sur lesquelles le gouvernement attribue des concessions aux multinationales du secteur des hydrocarbures. Peu organisé au départ, le mouvement se fédère au sein de l’Association interethnique de la jungle péruvienne (AIDESEP), qui prétend représenter 600.000 personnes de 65 ethnies différentes.

L’AIDESEP réclame l’abrogation des décrets-lois qui, selon elle, bafouent la notion de consultation préalable, prévue par une convention de 1989 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les droits des peuples indigènes et tribaux. Face à l’échec du dialogue, le mouvement se radicalise et des barrages se mettent en place à partir de début avril sur les routes, les fleuves et certaines installations pétrolières.

Le tournant : les affrontements de Bagua

Après plusieurs semaines de blocus sans grand écho médiatique, les affrontements des 5 et 6 juin à Bagua, à 1000 km au nord de Lima, donnent au conflit une dimension nationale. Pendant 24 heures, l’enchaînement d’une intervention policière pour lever un barrage routier, suivi d’émeutes entre manifestants et force de l’ordre, puis d’une nouvelle intervention, de l’armée cette fois, pour libérer des policiers retenus en otage, se solde par un bilan officiel de 34 morts (dont 25 policiers et 9 manifestants). Les Indiens d’Amazonie affirment eux, qu’il y a eu au moins 30 morts dans leurs rangs. Ils accusent les autorités de cacher les corps des victimes. Au-delà de la bataille des chiffres, ce qui est certain, c’est qu’il s’agit des heurts les plus meurtriers au Pérou depuis la relative extinction, dans les années 1990, de la sanglante guérilla du Sentier Lumineux.

L’imposition d’un couvre-feu parvient à ramener un calme précaire dans la région. Mais après Bagua, le mouvement prend une dimension nationale. Le président Alan Garcia met en garde contre un « retour à l’âge de pierre » et  taxe de « terroristes » les chefs du mouvement, qui, dans un spot télévisé diffusé par le ministère de l’Intérieur, sont présentés comme des activistes « féroces et sauvages ». Le gouvernement soupçonne ouvertement la Bolivie et le Venezuela voisins de soutenir les manifestants. Accusé de « complot » contre le pouvoir, Alberto Pizango, le chef du collectif indigène, se réfugie à l’ambassade du Nicaragua, qui lui octroie l’asile politique. Cette ligne dure ne fait que renforcer la détermination des Indiens d’Amazonie, dont les protestations s’étendent. L’opposition politique emboîte le pas et réclame la tête du premier ministre, Yehude Simon.

La radicalisation : le pouvoir politique ébranlé

Malgré les tentatives répétées pour discréditer le combat des indigènes, le président Alan Garcia doit se rendre à l’évidence : l’action lancée dans l’indifférence générale il y a plusieurs mois par quelques milliers d’Indiens d’Amazonie armés de lances de bois est en train de faire chanceler son gouvernement, pourtant considéré jusque là comme l’un des plus stables d’Amérique latine. Les organisations internationales de défense des droits de l’homme condamnent la répression brutale du mouvement. L’ONG Survival va jusqu’à qualifier les affrontements de Bagua de « Tiananmen de l’Amazonie ». Le rapporteur spécial de l’ONU sur les peuples indigènes propose même ses services pour aider à trouver une solution.

Mercredi 10 juin, le Parlement, réuni en session extraordinaire, finit par faire marche arrière et suspend deux des décrets-lois les plus controversés. Mais les Indiens d’Amazonie continuent à réclamer l’abrogation totale. Et le lendemain, des milliers de personnes manifestent à leurs côtés, non seulement dans la partie amazonienne, mais aussi sur les hauts plateaux andins et dans les villes côtières. C’est un tour de force dans un pays, le Pérou, où les mouvements indigènes sont traditionnellement moins organisés que dans d’autres Etats latino-américains, comme la Bolivie ou l’Equateur. Une toute petite minorité jusque là invisible, qui représente moins de 5% de la population péruvienne, est parvenue à remettre en cause la vision d’un président, Alan Garcia, qui considère l’Amazonie comme un territoire vierge sous-exploité.