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Espagne

La justice de moins en moins universelle

par Piotr Moszynski

Article publié le 26/06/2009 Dernière mise à jour le 26/06/2009 à 19:39 TU

L'ancienne présidente argentine Isabel Peron (c), accusée d' abus des droits de l'homme lors de son mandat, sort de l'<em>Audencia Nacional </em>à Madrid, le 12 janvier 2007.(Photo : AFP)

L'ancienne présidente argentine Isabel Peron (c), accusée d' abus des droits de l'homme lors de son mandat, sort de l'Audencia Nacional à Madrid, le 12 janvier 2007.
(Photo : AFP)

Après la Belgique, l’Espagne limite fortement les possibilités d’appliquer le principe de compétence universelle par ses tribunaux. Celui-ci leur a permis d’entamer des poursuites contre plusieurs étrangers présumés criminels, même s’ils n’avaient pas commis leurs forfaits sur le territoire espagnol. Les crispations diplomatiques qui s’en sont suivies ont finalement eu raison de l’ambition d’une justice universelle exercée par un Etat…

Peu de notions juridiques donnent lieu à autant d’ambiguïté et de malentendus que celle de compétence universelle. Il ne faut surtout pas la confondre avec la « justice universelle », qui peut être exercée par les tribunaux internationaux créés suite aux accords conclus entre les Etats pour juger les catégories de crimes définies avec beaucoup de précision. Exemples : le tribunal de Nüremberg pour juger les criminels nazis après la Seconde guerre mondiale, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou celui qui juge les crimes commis au Rwanda.

La «compétence universelle», elle, équivaut à autoriser les tribunaux nationaux d’un Etat à juger les crimes commis dans le monde entier, par des criminels qui n’ont pas leur nationalité, sur des victimes qui ne l’ont pas non plus. Elle s’appuie sur un principe louable et noble : celui de la suprématie des droits de l’homme fondamentaux sur la souveraineté des Etats. En termes plus concrets, il faut éviter que les auteurs de crimes aussi graves que, par exemple, le génocide ou le terrorisme, puissent se promener librement dans tel ou tel Etat sous prétexte que leur pays d’origine ne demande pas leur extradition ou qu’aucun tribunal international n’ait été créé pour juger leurs forfaits précis. Cependant, on imagine aisément combien de complications diplomatiques risquent de naître d’une application stricte de ce principe.

La Belgique cède

La Belgique, l’un des rares pays européens à avoir tenté l’expérience, a dû finalement déchanter sous une forte pression américaine. En effet, au nom de compétence universelle, plusieurs personnalités politiques et militaires américaines risquaient d’être formellement accusées de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité dès qu’elles posaient le pied sur le sol belge. En pratique, cela signifiait qu’elles ne pouvaient plus se rendre au siège de l’Otan ou de quelque institution européenne que ce soit à Bruxelles.

En réponse, les Etats-Unis sont allés très loin dans leurs menaces. Entre autres, ils ont émis l’hypothèse d’un déplacement du siège de l’Otan et de son quartier général, situé à Mons, en dehors de la Belgique, avec toutes les conséquences politiques et économiques que cela aurait pu avoir pour le pays. Il est vrai que, dans ce débat, Washington évoquait aussi des arguments valables. En particulier, sa crainte de voir les « antiaméricains viscéraux » déposer des plaintes pour des raisons purement politiques, sans une véritable justification juridique.

Du génocide à la prostitution

L’Espagne a adopté le principe de compétence universelle de ses tribunaux nationaux en 1985, dans le cadre d’une loi organique qui stipulait : « la juridiction pénale espagnole sera compétente pour connaître des faits commis par les Espagnols ou par des étrangers hors du territoire national susceptibles d’être considérés, selon la loi espagnole, comme un des délits suivants :

a)    Génocide ;

b)    Terrorisme ;

c)    Piraterie et appropriation illicite d’aéronefs ;

d)    Falsification de monnaie étrangère ;

e)    Prostitution et « corruption de mineurs et d’incapables » ;

f)       Trafic illégal de stupéfiants ;

g)    Et tous les autres qui, selon les traités et conventions internationales, doivent être poursuivis en Espagne ».

Le poids politique

Depuis l’abrogation, en 2003, de la loi belge en ce sens, l’Espagne était le seul pays à exercer une compétence universelle d’une telle étendue. Cela a permis à sa plus haute juridiction, l’Audiencia nacional, et en particulier au fameux juge Baltasar Garzon, d’ouvrir des poursuites pour des crimes commis sous les régimes dictatoriaux au Chili (mandat d’arrêt contre le général Pinochet), en Argentine et au Guatemala. D’autres enquêtes sont en cours : contre le réseau al-Qaïda, sur les exactions commises par des militaires rwandais en liaison avec le génocide de 1994, ou encore contre des dirigeants chinois accusés de génocide au Tibet. Le poids politique des affaires de ce genre est, bien entendu, au moins égal à leur importance juridique.

 « Jour de deuil »

Il n’est donc pas surprenant que des tensions diplomatiques très fortes sont apparues, amenant finalement les députés espagnols à suivre leurs homologues belges sur la voie du retour en arrière. La nouvelle loi votée jeudi n’accorde à la justice espagnole de compétence universelle que dans le cas où il existe des victimes espagnoles ou que les responsables suspectés se trouvent en Espagne. Les nouvelles règles doivent encore être approuvées par le Sénat. Toutefois, étant donné qu’à la chambre basse elles ont été votées aussi bien par les socialistes que par la droite et par les nationalistes basques et catalans, il est peu probable qu’elles soient rejetées par les sénateurs. Ce qui suscite l’amertume des organisations de défense des droits de l’homme qui, comme la section espagnole d’Amnesty International, parlent d’un « jour de deuil pour la justice internationale ».