par Sylvain Biville
Article publié le 03/09/2009 Dernière mise à jour le 03/09/2009 à 20:30 TU
La décision d’Eric Holder qui, en tant que Procureur général, est censé être le garant de l’indépendance de la justice, est le fruit d’une longue réflexion. Elle fait suite à la publication d’un rapport confidentiel de la CIA rédigé en 2004 et dont l’American Civil Liberties Union (ACLU), l’un des plus puissantes associations américaines de défense des droits de l’homme, a obtenu devant les tribunaux la déclassification. Le document révèle notamment que certains détenus, dans les prisons secrètes de la CIA, étaient interrogés avec une perceuse allumée sur la tempe et que d’autres ont été victimes de simulacres d’exécution pour tenter de leur extorquer des aveux.
Eric Holder a reconnu avoir été effaré, depuis son arrivée à la tête du Département de la Justice, par l’ampleur des dérives qui lui ont été rapportées. C’est ce qui l’a décidé à rouvrir certains dossiers classés sans suite par l’administration Bush, en nommant le procureur John Durham, un magistrat respecté à droite comme à gauche. Son champ d’action est strictement balisé : il n’enquêtera que sur une dizaine de cas d’abus présumés d’agents de la CIA. Et même s’il parvient à la conclusion que le droit a été violé, il n’est pas garanti qu’Eric Holder donne suite à ses investigations.
Tempête politique
La nomination d’un procureur spécial chargé d’enquêter sur les méthodes d’interrogation de la CIA a aussitôt créé une tempête politique aux Etats-Unis. L’ancien Vice-président Dick Cheney, soupçonné d’être le principal instigateur des interrogatoires musclés, a pris la tête de la croisade contre cette décision, qu’il a qualifiée, dimanche 30 août, sur Fox News, d’ « acte politique scandaleux ». Pour lui, l’ouverture de poursuites met en danger la sécurité des Etats-Unis. « C’est toujours la même chanson », a rétorqué le porte-parole de la Maison Blanche, Robert Gibbs, dans son point de presse quotidien, en laissant entendre qu’en matière de politisation de la justice, Dick Cheney n’avait de leçon à donner à personne.
« On a demandé à ces gens là de faire des choses très difficiles parfois au péril de leur vie ».
La déception des défenseurs des droits de l’homme
Ceux qui luttent depuis des années pour que la lumière soit faite sur les excès de la lutte anti-terroriste saluent la nomination d’un procureur chargé d’enquêter sur les cas de torture comme une étape importante dans la lutte contre l’impunité. Mais ils regrettent les limites fixées aux investigations. « Les officiels qui sont en haut de la chaîne de commandement, qui sont les premiers responsables du programme de torture, sont d’entrée de jeu exclus de l’enquête qui vient de s’ouvrir », déplore Claire Tixeire, représentante à New York de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Seuls les agents de la CIA qui ont outrepassé les directives produites par les avocats de l’administration Bush, pour donner un semblant de légalité aux méthodes d’interrogation musclées, sont susceptibles de rendre des comptes. « Ils vont identifier quelques personnes qui vont servir de bouc émissaire, mais la question de l’abus de pouvoir n’est pas posée » constate Michael Brenner, professeur de relations internationales à l’université de Pittsburgh.
FIDH
« Nous demandons à l’administration Obama de ne pas lier les mains du procureur »
Professeur à l’Université de Pittsburgh
« La bonne cible, ce devraient être le vice-président Cheney et ses subordonnés ».
Bush, Cheney, Rumsfeld rendront-ils un jour des comptes ?
Edward Luttwak, chercheur au Centre for Strategic and International Studies (CSIS), basé à Washington, est persuadé que, malgré les limites fixées au procureur Durham, une boîte de Pandore a été ouverte et, de fil en aiguille, la justice finira par remonter jusqu’aux plus hauts responsables de la précédente administration. « Aux Etats-Unis, la constitution est sacrée et rien ne peut s’opposer à l’avancée du droit, pas même un président », explique cet ancien conseiller de Ronald Reagan. Il lui semble inévitable, dans ce contexte, que Dick Cheney, Donald Rumsfeld et même George Bush aient un jour à s’expliquer devant un procureur pour leur rôle dans les dérives de la lutte anti-terroriste. Il exclut, cependant, toute condamnation.
Ce point de vue reste très iconoclaste. La plupart des analystes s’accordent à dire que l’enquête qui vient d’être ouverte n’a aucune chance de remonter jusqu’au sommet. « Cela n’arrivera jamais, affirme, catégorique, Michael Brenner, de l’université de Pittsburgh. En 1974, l’état de droit s’appliquait encore, lorsque Nixon était menacé de destitution pour grave violation de la loi, mais depuis les attentats du 11 septembre 2001, nous ne vivons plus dans le même pays. » Pour les militants qui veulent voir les dirigeants de l’ère Bush traduits en justice, l’espoir se porte désormais sur les procédures judiciaires engagées à l’étranger. «Si le gouvernement d’Obama continue de refuser d’enquêter sur le rôle clé des plus hauts placés comme Cheney, Rumsfeld ou d’autres, cela justifiera d’autant plus l’ouverture d’enquêtes en Europe, au nom du principe de compétence universelle » estime Claire Tixeire de la FIDH.
Compétence universelle
Plusieurs plaintes pour violation du droit international ont été déposées hors des Etats-Unis contre l’administration Bush. La plupart d’entre elles sont fantaisistes et n’ont aucune chance d’aboutir. La procédure la plus avancée concerne quatre anciens détenus de Guantanamo, de nationalité espagnole, marocaine et britannique. Suite à leur dépôt de plainte contre le gouvernement américain, le juge espagnol Balthazar Garzon, rendu célèbre pour avoir traqué l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, a officiellement ouvert une enquête, à Madrid, en mai 2009.