par MFI
Article publié le 30/09/2009 Dernière mise à jour le 30/09/2009 à 19:34 TU
MFI : Soixante ans après la proclamation de la République populaire, quel regard les Chinois portent-ils sur cette période ?
Marie-Claire Bergère : Mao reste sans conteste une icône en Chine. Il a d’ailleurs une vie posthume surprenante. Sa popularité est élevée dans l’Empire du milieu comme à l’étranger, surtout si on la compare avec celle d’autres dictateurs. Or, la création de la République populaire a certes permis des progrès sociaux, des évolutions positives dans le pays, mais au prix de terribles souffrances pour la population. Le maoïsme signifie aussi des dizaines de millions de morts en Chine.
Cette image positive de Mao doit se comprendre dans le cadre du nationalisme toujours très fort dans cette partie du monde. C’est en effet lui qui a favorisé le retour de la Chine sur la scène internationale, qui a initié des réformes intérieures, qui a affirmé les ambitions de puissance du pays. Mao a permis à la Chine de rompre avec un passé d’humiliation, en mettant un terme aux concessions que les pays étrangers géraient sur le territoire. Mao a rendu leur fierté aux Chinois en faisant de Pékin un acteur incontournable des relations internationales.
Le succès économique de la Chine contribue aussi à entretenir une image positive du maoïsme. Le paradoxe est que cette Chine qui fascine date de l’ouverture économique décidée par Deng Xiaoping en 1978. Le succès commercial et industriel du pays n’est en rien dû à la doctrine défendue par Mao.
MFI : Le mot « communisme » a-t-il encore un sens en Chine ?
M-C. B : Plus du tout. L’idéologie est oubliée et les Chinois ne se définissent pas comme citoyens d’un pays communiste. Ils ont par contre le sentiment d’appartenir à une grande puissance économique et politique. Même les membres du Parti ne s’intéressent pas à la défense du communisme. On rejoint le Parti car cela apporte des avantages matériels, facilite des investissements, permet d’inscrire ses enfants dans les meilleures universités… Pas par idéologie. Au demeurant, tout ce qui faisait le caractère communiste du pays a été abandonné ou est en voie de l’être. Ainsi, en ville, les écoles sont souvent privées ; le système de santé est payant ; la sécurité sociale et les retraites étaient liées aux entreprises d’Etat, or celles-ci ferment ou révisent leur statut.
L’effet génération est important. Les plus âgés se souviennent de l’idéal égalitaire maoïste, ils considèrent une vie modeste comme normale. Ce n’est pas le cas des jeunes générations. Les dirigeants aussi sont attachés au discours communiste car c’est leur pouvoir qui est en jeu. Le prestige de Mao garantit le fonctionnement du Parti. Mao reste la référence, même si elle est théorique. Les nouveaux dirigeants n’ont pas le charisme du fondateur de la République populaire. Ils s’abritent donc à l’ombre du Grand Timonier pour asseoir leur légitimité.
MFI : La Chine n’est donc pas aujourd’hui ce que Mao aurait souhaité qu’elle devienne ?
M-C. B : Certainement pas. C’est même l’antithèse de ce que souhaitait Mao. Ce dernier rêvait d’un homme nouveau, de collectivisation dans tous les domaines, d’un élan du peuple face à l’égoïsme individuel. Or aujourd’hui en Chine, c’est le règne du chacun pour soi. L’individualisme l’emporte sur le sens du collectif. Les gens veulent être riches, plus riches que leur voisin, quitte à écraser leurs collègues ou leurs concurrents. L’esprit de compétition, l’appât du gain, dominent. Avant aussi la société était inégalitaire. Mais les plus aisés étaient discrets, par morale ou par pudeur. Aujourd’hui, ceux qui le peuvent étalent leur richesse, la consommation est largement ostentatoire. L’utopie égalitaire de Mao est morte. Le Grand Timonier ne reconnaîtrait pas son pays aujourd’hui. Mais il serait fier de sa puissance retrouvée.
Il faut souligner que la libéralisation de l’économie, à partir de 1978, n’est pas due au hasard. Deng Xiaoping a encouragé ce qu’on appelle l’économie socialiste de marché car le système mis en place par Mao ne fonctionnait pas. Les entreprises d’Etat produisaient peu et mal, les récoltes étaient insuffisantes, les institutions collectives mal gérées. Il ne faudrait pas croire pour autant que la Chine soit aujourd’hui synonyme de capitalisme pur et dur. C’est vrai pour quelques entrepreneurs. Sinon, la production industrielle reste largement contrôlée par des entreprises sous la coupe du Parti communiste. On pourrait parler de capitalisme d’Etat. Il s’agit le plus souvent de l’Etat local : beaucoup d’investissements, de créations d’entreprises, de projets immobiliers se décident à l’échelon local. D’où une terrible corruption.
MFI : On assiste à un nombre croissant de manifestations en Chine, organisées par des paysans spoliés, des travailleurs migrants, des parents qui ne peuvent pas scolariser leurs enfants, des malades du sida… Cela signifie-t-il que le régime est contesté de l’intérieur ?
M-C. B : Cela signifie que les Chinois ont davantage conscience de leurs droits, de leurs intérêts et qu’ils osent les défendre, au besoin en manifestant. Ces mouvements de protestation obéissent souvent à un subtil jeu à trois. Des paysans expulsés ou des ouvriers exploités manifestent contre des responsables locaux du Parti communiste qu’ils estiment responsables de leurs problèmes. Ils réclament l’arbitrage du pouvoir central ou des autorités régionales. Souvent, ceux-ci font droit à leur demande pour éviter que le mouvement ne s’étende, et on en reste là. Les manifestants ne remettent pas en cause le régime, ils ne contestent pas le système, ils défendent des intérêts particuliers. C’est pourquoi ces mouvements revendicatifs, même s’ils sont nombreux, ne coagulent pas en un vaste mouvement de contestation. Il ne s’agit pas de défendre les droits de l’homme ou des principes généraux, mais de protéger ses intérêts personnels. Ces manifestations restent le plus souvent à une échelle corporatiste et régionale.
Que les gens aient conscience de leurs droits et osent manifester constitue évidemment un progrès. Cela aurait été inimaginable sous Mao. Les critiques sont plus vives, plus nombreuses ; les citoyens, plus exigeants ; des intellectuels, des juristes interviennent pour faire évoluer le système juridique et faire appliquer les lois existantes. Tout cela est synonyme de plus de liberté. Personne n’imagine néanmoins que la démocratie est pour demain. Au demeurant, les Chinois ne la réclament pas. Ils apprécient l’amélioration de leur niveau de vie, ils exigent le respect de leurs droits et de leurs intérêts, et c’est tout. Quant au pouvoir, il a évolué d’un mode totalitaire à un mode autoritaire.
MFI : On assiste à des troubles au Tibet, au Xinjiang. L’unité de la Chine est-elle menacée ?
M-C. B : Non, l’unité du pays n’est pas menacée. Il existe certes des troubles dans certaines régions de minorités ethniques, qui se trouvent aux confins du pays. Mao a toujours affirmé que les minorités – comme les Tibétains ou les Ouighours – disposaient des mêmes droits que les Hans, qui représentent 80 % de la population chinoise, d’où la création des régions autonomes. En réalité, ces gouvernements autonomes étaient truffés de cadres du Parti venus de Pékin. L’autonomie a toujours été illusoire.
Le problème est que ces minorités vivent dans des régions stratégiques, riches en hydrocarbures ou frontalières de pays voisins. Le gouvernement central entend donc les contrôler étroitement. Tant que leurs revendications ne menacent pas l’autorité de Pékin, tout est négociable. Mais à la moindre incartade, des troupes sont déployées immédiatement et la répression est sévère. Pékin ne lâchera jamais du lest quant à son autorité sur l’ensemble du territoire. Cela d’autant plus que la majorité de la population l’approuve. Les Chinois Hans n’ont guère de considération pour les minorités ethniques. Même les activistes du mouvement démocratique de la place Tian-an-Men en 1989 avaient été surpris, lorsqu’ils sont arrivés en Europe ou aux Etats-Unis après avoir été expulsés, qu’on leur parle tant du Dalaï-lama. En rien ils n’approuvaient les aspirations des Tibétains à davantage de libertés. Ils n’envisageaient la démocratie que pour les Hans.