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Chine/Entretien

Françoise Lemoine : « La Chine est aujourd’hui plus inégalitaire que l’Inde »

par  MFI

Article publié le 30/09/2009 Dernière mise à jour le 30/09/2009 à 19:22 TU

Spécialiste des pays émergents et économiste auprès du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), Françoise Lemoine souligne que, si le niveau de vie des Chinois s’est amélioré ces dernières années, les inégalités se sont aussi creusées. Pékin a fait le choix d’un système libéral où l’Etat reste fortement présent. Les principes économiques défendus par Mao n’ont plus cours aujourd’hui, mais si la Chine connaît une croissance vertigineuse c’est grâce à la généralisation de l’éducation et des soins à l’époque maoïste. Or ces soins et cette scolarisation pour tous sont aujourd’hui menacés.

MFI : Le succès économique de la Chine aujourd’hui ne prouve-t-il pas l’échec des principes sur lesquels a été fondée la République populaire il y a soixante ans ?

Françoise Lemoine : Il ne faut pas oublier que le 1er octobre 1949 célèbre ce que les communistes chinois appellent la « Libération » (et non la Révolution), c’est-à-dire la réunification complète du pays après un siècle de présence étrangère (les Traités inégaux et la cession de Hongkong au XIXe siècle, l’occupation de la Mandchourie par le Japon en 1933), de guerres civiles (entre seigneurs de la guerre de 1916 à 1927, puis entre communistes et nationalistes de 1945 à 1949) et de conflits contre le Japon (de 1937 à 1945). Ce qui fonde le régime en 1949 est autant – et même sans doute davantage – le nationalisme que la révolution socialiste.

Au cours des trois premières décennies, la catastrophe du Grand Bond en avant (1957-1958), puis les violences de la Révolution culturelle (1966-1969) qui menèrent la Chine au bord du chaos ont discrédité le pouvoir communiste. Mais depuis 1978, le régime a fait du développement économique sa priorité et ses succès lui ont redonné une légitimité. La répression des manifestations pro-démocratiques de Tian-An-Men, en juin 1989, avait à nouveau rompu le contrat implicite entre la société et le pouvoir. Ce dernier a réagi en accélérant la libéralisation et l’ouverture économiques, ce qui a valu à la Chine une croissance sans précédent et une formidable montée en puissance sur la scène internationale.

Les principes des débuts de la République populaire ont bien été abandonnés : les conditions de vie des Chinois se sont améliorées, mais les inégalités se sont considérablement creusées. La Chine est aujourd’hui plus inégalitaire que l’Inde. La légitimation idéologique a disparu. Mais le nationalisme reste l’un des plus forts ciments du régime.

MFI : Soixante ans après, que reste-t-il de communiste dans l’économie chinoise ?

F. L. : De la société égalitaire et austère des années maoïstes, il ne reste pas grand-chose de visible. Pourtant, entre 1949 et 1979, en dépit d’effroyables gâchis, la Chine communiste a jeté  les bases de son industrialisation et d’une société moderne. A la fin des années 70, la majorité des jeunes sont scolarisés, les soins de base sont généralisés. La Chine avait à cette époque une nette avance sur l’Inde et la majorité des pays du Tiers-monde dans ces domaines. Sans ces progrès, qui sont le legs des trente premières années du régime  communiste, le décollage économique qui commence au début des années 1980 n’aurait pas été possible. Or ces acquis sociaux sont actuellement menacés car les efforts en faveur des services sociaux – et notamment les dépenses publiques pour la santé et l’éducation – sont loin d’avoir suivi le rythme de la croissance économique. Ces insuffisances sont la source des profonds déséquilibres économiques actuels et de tensions sociales. Ces retards sont en outre très préjudiciables à l’avenir du pays.


MFI : Cette « économie socialiste de marché » est-elle un système libéral qui ne dit pas son nom, ou bien existe-t-il une spécificité du capitalisme chinois ?

F. L. : La Chine actuelle applique beaucoup des ingrédients d’une économie de marché, mais l’Etat et le politique ont toujours un rôle décisif dans le système. Le secteur privé s’est adjugé une place importante dans l’économie puisqu’il représente plus des deux tiers du PIB. Mais l’Etat contrôle toutes les grandes entreprises et le système bancaire. D’une manière générale, le droit de propriété est mal défini, les frontières sont floues entre le public et le privé, et les entreprises privées ne peuvent prospérer sans le soutien des autorités politiques.

En fait, la Chine connaît plusieurs capitalismes : un capitalisme local vivace et reposant sur une myriade d’entrepreneurs privés et une vive concurrence entre eux ; et un capitalisme officiel, puissant et technocratique. Certains analystes considèrent qu’il y a une forme d’interpénétration réciproque entre ces différents capitalismes. D’autres estiment que le capitalisme d’Etat a eu tendance, ces dernières années, à étouffer le capitalisme entrepreneurial et à se développer à son détriment.

L’importance du rôle de l’Etat est une caractéristique des pays qui ont connu  une industrialisation tardive, à l’instar du Japon pendant l’ère Meiji et encore dans les années 60, ou plus récemment en Corée du Sud, à Taiwan et à Singapour. En Chine, la nature de l’intervention de l’Etat dans l’économie diffère aussi de celle qui existe dans les pays libéraux. Les institutions et les normes qui relèvent de la compétence d’un Etat moderne y sont sous-développées. Les institutions (banques, système juridique, administration fiscale…) ont un rôle central dans le fonctionnement d’une économie de marché moderne, mais elles sont encore en construction en Chine. Un système vraiment libéral exige un Etat de droit, et celui-ci suppose l’indépendance d’un pouvoir judiciaire, y compris à l’égard du pouvoir politique et donc du Parti.

La réforme de l’économie chinoise a engendré un système qui s’apparente au capitalisme, mais sans Etat de droit, sans démocratie et, comme l’a écrit ma consœur Marie-Claire Bergère, sans capitalistes au sens d’une classe d’entrepreneurs autonomes par rapport au pouvoir politique.

MFI : Le système économique chinois, tel qu’il existe aujourd’hui, est-il viable à long terme, ou est-il condamné à évoluer s’il veut rester performant ?

F. L. : Le système économique chinois devra évoluer. Ces dernières années, les moteurs de la croissance ont été les exportations et les investissements. La consommation des ménages est un maillon faible. Une fraction croissante de la production industrielle est destinée aux marchés étrangers. Or un pays de la taille de la Chine ne peut fonder durablement son développement sur le dynamisme des marchés extérieurs ; il doit trouver les ressorts de son dynamisme sur son marché intérieur. L’effondrement de la demande mondiale depuis l’automne 2008 a fait chuter la croissance chinoise, et la crise mondiale souligne ainsi la vulnérabilité du modèle de croissance chinois et l’urgence qu’il y a à rééquilibrer l’économie.

Le système économique lui-même doit  évoluer afin de permettre ce rééquilibrage et favoriser la consommation des ménages. Ceux-ci doivent consommer davantage et moins épargner. Il faut pour cela développer la protection sociale, les dépenses de services publics et libérer ainsi du pouvoir d’achat. Ces changements peuvent-ils avoir lieu dans l’état actuel du système politique ? Avec la prospérité a émergé en Chine une société de plus en plus différenciée ; les groupes sociaux ont des intérêts hétérogènes voire divergents. Le Parti arbitre entre les intérêts en jeu et il faut bien constater que, ces dernières années, l’issue de ces arbitrages a été continuellement dans le sens d’une aggravation des inégalités et des déséquilibres.