par Monique Mas
Article publié le 14/10/2009 Dernière mise à jour le 15/10/2009 à 07:22 TU
Ankara a annulé la participation de l’armée israélienne à des manœuvres militaires aériennes « de routine » prévues au-dessus du territoire turc du 12 au 23 octobre. Cette décision assombrit les relations entre Israël et la Turquie, alliés stratégiques sous parapluie américain dans une région où la donne diplomatique s’avère mouvante. En marquant ses distances militaires avec Israël, Ankara entreprend de nouer une « coopération stratégique » économique et militaire avec la Syrie, elle-même en train d’accomplir son retour dans le concert des nations. La Turquie, qui peine à se faire ouvrir les portes de l’Union européenne, se positionne en chef de file régional.
Les ministres turc et syrien des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu (2e en partant de la gauche) et Walid Mouallem (au centre) soulèvent une barrière symbolique à la frontière entre leurs pays, le 13 octobre 2009.
(Photo : AFP)
Syrie et Iran cibles d'Israël
Depuis 2001, Syrie et Iran constituaient la cible explicite des exercices militaires que l’aviation israélienne était, jusqu’ici, autorisée à effectuer au-dessus du territoire turc, dans le cadre des manœuvres conjointes qui engageaient chaque année les aviations turque, israélienne, américaine, italienne et les forces de l'OTAN. Pour Israël, l’espace aérien turc est doublement propice à ce genre d’entraînement : il est frontalier des adversaires potentiels syrien et iranien et il est suffisamment vaste comparé au ciel israélien bien trop exigu.
Pour Israël, il n’est de fait pas du tout indifférent que la Turquie se ferme aux exercices militaires de la flotte aérienne israélienne. Il importe en revanche de souligner que – report ou annulation définitive – cette décision n’a pas d’effet automatique sur la coopération militaire souscrite par la Turquie et Israël en 1996. Un accord considéré comme la manifestation d’une soumission turque aux Etats-Unis selon ses détracteurs, aux premiers rangs desquels, à l’époque, l’Iran et la Syrie bien sûr.
Depuis 2007, Damas était l’objet d’une médiation turque prometteuse avec le gouvernement d’Ehud Olmert. Les relations avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou ont en revanche lourdement pâti de l’offensive israélienne sur Gaza de décembre-janvier dernier. La Turquie s’était alors jointe au concert des critiques arabo-musulmanes qui avait même été jusqu’à battre en brèche le camp des « modérés », Arabie Saoudite, Egypte, Jordanie. Depuis lors, si le dossier israélo-palestinien reste figé dans les crispations de ses principaux acteurs, il s’inscrit dans une donne régionale mouvante. Et en la matière, Ankara a visiblement saisi l’occasion pour en réévaluer les tenants et les aboutissants.
Erdogan héraut de la cause palestinienne
A Davos, pendant le Forum économique qui réunissait les puissants de la planète, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, s’était taillé un franc succès dans le monde arabo-musulman en se faisant le héraut de la cause palestinienne. Tenant tête au président israélien Shimon Peres, il l’avait même accusé de « savoir très bien comment tuer les gens ». Aujourd’hui encore, le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, se plaît à laisser planer le flou sur les motivations profondes du gouvernement Erdogan. « Nous espérons que la situation à Gaza va s'améliorer et pourra créer une nouvelle atmosphère pour les relations turco-israéliennes aussi », dit-il, donnant à penser que l’annulation des exercices conjoints peut être interprétée comme des représailles turques contre Israël. En l’annonçant, le 12 octobre, le ministère turc des Armées avait pourtant tenu à signifier qu’il « n'est pas correct de tirer des conclusions politiques du report de ces exercices »…
Les exercices annuels de l’« Aigle anatolien » verront donc cette fois-ci les seuls appareils turcs voler au dessus des vastes plaines de Konya, au centre du pays. Ce changement de programme a constitué une surprise désagréable pour le département d’Etat américain qui estime « inopportun pour quelque pays que ce soit d'être exclu d'un exercice comme cela à la dernière minute ». Pour Damas en revanche, c’était le moment d’annoncer que la Syrie et la Turquie ont « tenu leur premier exercice conjoint au sol au printemps dernier et ont décidé aujourd'hui d'en faire un plus global, un plus grand ».
Chacun préférant voir midi à sa porte, le ministre des Affaires étrangères syrien, Walid al-Mouallem, salue la décision turque vis-à-vis d’Israël comme reflétant « la façon dont la Turquie considère l'attaque israélienne sur Gaza ». Le 13 octobre, le diplomate a fait le déplacement à la frontière pour signer avec son alter ego turc, Ahmet Davutoglu, un accord supprimant les visas entre les deux pays. Une pléiade de ministres turcs était le même jour à Alep, dans le nord de la Syrie, pour travailler à l’intégration économique que les deux voisins se sont promis de réaliser en septembre dernier. Et cela, après des années de bisbilles sur le partage des eaux de l'Euphrate et sur le statut de la province du Hatay, un territoire syrien cédé en 1939 à la Turquie par la puissance mandataire française qui appelait Ankara à rester neutre pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ankara comme alternative à Téhéran
Autre pomme de discorde désormais oubliée, le soutien accordé par Damas aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK )dans les années 1980 et 1990. Mais pour la Syrie, le rapprochement tous azimuts avec la Turquie ouvre la perspective d’une bouffée d’oxygène économique sinon celle d’un véritable cordon ombilical. Ce mouvement diplomatique représente aussi une alternative concrète aux liens noués avec Téhéran, des affinités dont l’Occident, Américains et Européens en tête, cherche à détacher la Syrie. Sur ce front, c’est donc un point international que la Turquie vient de marquer. Mais comme en témoigne aussi l’accord historique pour l'établissement de relations diplomatiques avec l'Arménie, ce qui paraît primer aujourd’hui à Ankara, c’est la volonté de jouer un rôle de locomotive dans un cadre régional stabilisé.
La stabilité régionale reste un défi quotidien qui voit aussi le gouvernement Erdogan s’efforcer de tempérer - par des efforts de conciliation politique - ses arguments militaires à l’encontre des Kurdes qui opèrent jusqu’en Irak. Et si l’armée turque n’a pas complètement renoncé à son « droit de suite », la diplomatie turque est très présente à Bagdad où le Premier ministre Erdogan est attendu jeudi, là aussi pour renforcer la coopération politique et commerciale.
La Turquie a fait de l’adhésion à l'Union européenne « un objectif stratégique ». Elle dédaigne en revanche le « partenariat privilégié » que la France et l'Allemagne lui proposent. La Commission européenne l’a une fois de plus épinglée ce 14 octobre pour des atteintes à la liberté d’expression. Ankara ne désespère pas de retourner l’opinion européenne, de la convaincre de sa bonne foi et de son importance sur le terrain stratégique régional.