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Théâtre

Lagarce, c’est l’année ou jamais

par Danielle Birck

Article publié le 05/02/2007 Dernière mise à jour le 10/03/2008 à 12:07 TU

Jean-Luc Lagarce.(Photo : Quenneville)

Jean-Luc Lagarce.
(Photo : Quenneville)

Jean-Luc Lagarce aurait eu 50 ans le 14 février 2007. On pourrait ajouter : s’il n’était pas mort du sida, à 38 ans, le 30 septembre 1995. Ce qui est un fait, mais pas une clé pour accéder à une œuvre théâtrale mal connue en dépit de son ampleur, de sa richesse et de l’importance qu’au cours de ces dix dernières années elle a acquise sur la scène française, mais aussi ailleurs, comme en témoignent les nombreuses manifestations prévues tout au long de cette année 2007. Si les prix Nobel de littérature, souvent, nous font découvrir des auteurs indispensables qui avaient jusque-là échappé à notre curiosité, les célébrations peuvent jouer ce même rôle. Gageons que «l’année Lagarce» aura cet effet-là.

(Photo : GTG/Mario del Curto)
(Photo : GTG/Mario del Curto)

Lui-même disait : «On sait bien que tout ça, c’est pour mes petits-neveux». L’œuvre laissée par Jean-Luc Lagarce, «tout ça», ce sont vingt-quatre pièces écrites entre 1977 et 1995, soit quatre tomes aux éditions Les Solitaires intempestifs, qu’il avait lui-même créées en 1992 devant la difficulté de faire publier ses pièces – même si elles ont presque toutes été diffusées sur la radio France Culture - et qu’il ouvrira largement aux jeunes auteurs. Solitaire intempestif, Lagarce le fut certainement de son vivant, auteur et metteur en scène connu de quelques fidèles et méconnu du grand public. Sans oublier un journal, une abondante correspondance, des articles - notamment dans Libération - des récits et quelques tentatives de romans. Cette année Lagarce devrait être l’occasion de nouvelles publications. 

Solitaire intempestif

Né en 1957 dans le département de Haute-Saône, c’est dans sa terre natale, à Besançon, qu’il fonde avec quelques élèves du conservatoire sa compagnie du Théâtre de la Roulotte, qui devient professionnelle en 1977. Il y mit peu en scène ses propres pièces préférant s’affronter aux grandes œuvres du répertoire qu’il avait côtoyées de près pendant des études de philosophie et de théâtre. Sous le titre Elles disent…, il écrit et met en scène une adaptation très personnelle de l’Odyssée, d’Homère. La solitude, l’absence, l’attente : des thèmes qui vont traverser toute son œuvre, de cette pièce écrite à 21 ans à Le Pays lointain, qu’il achève  quinze jours avant sa mort. La mort qui est présente aussi dans son œuvre, bien avant qu’elle ne s’annonce à lui avec la maladie dont il apprend qu’il est atteint en 1988. A partir de ce moment, si ses proches sont dans la confidence, jamais il ne sera question du sida dans son œuvre, car, contrairement à un écrivain comme Hervé Guibert, pour lui ce n’est pas un sujet. «Il ne veut pas qu’on fasse de lui un martyr, écrit Jean-Pierre Thibaudat, il ne veut surtout pas qu’on lise ses pièces au travers de ce prisme». Et la première pièce qu’il écrit après avoir appris qu’il était atteint du sida, c’est Music-Hall, «une pièce pleine de vie dont l’univers est la scène».

(Photo : GTG/Mario del Curto)
(Photo : GTG/Mario del Curto)

Du théâtre à l’opéra

Le théâtre de Jean-Luc Lagarce, le compositeur Jacques Lenot l’a découvert en 2000, à la recherche d’un sujet d’opéra pour répondre à une commande du Grand Théâtre de Genève. Il est tout de suite impressionné par l’ampleur de cette œuvre «et, dit-il, à sa lecture, j’ai immédiatement senti une adéquation entre ce qu’il dit – ce qu’il ne dit pas surtout – et ma musique, qui est souvent dans la perte, le non-dit, le silence, la rétention». Le choix va très vite se porter sur J’étais dans la maison et j’attendais que la pluie vienne… Cette pièce, écrite en 1994 et une des plus jouées de Lagarce, est apparue au compositeur comme «assez emblématique de l’oeuvre lyrique». Cette première adaptation lyrique d’une pièce de Jean-Luc Lagarce – une création mondiale dont la première a eu lieu le 29 janvier 2007 et qui est à l’affiche du Grand Théâtre de Genève jusqu’au 9 février – est aussi le premier opéra de Jacques Lenot et l’aboutissement d’un long travail, sur le texte d’abord, qu’il a fallu «réduire de moitié tout en gardant les mots de Lagarce, précise le compositeur, mais en s’appropriant plus l’idée que la pièce elle-même».

Jacques Lenot. DR
Jacques Lenot.
DR

D’autant plus que Lagarce n’a laissé aucune indication de mise en scène pour une pièce que lui-même définissait comme «une lente pavane des femmes autour du lit d’un jeune homme endormi». Un jeune homme jadis chassé par le père et qui est revenu mourir dans la maison où cinq femmes – la mère, la grand-mère et les trois sœurs – ont été figées dans l’attente du retour du fils et frère idéal, «toujours la même histoire», dit Lagarce. Le jeune homme on ne le voit jamais, ni ne l’entend sur une scène tout entière dévolue à ces cinq femmes dans le ressassement, le souvenir, le non-dit, la douleur, l’affrontement, la souffrance… ou peut-être aussi l’espoir pour la plus jeune, «la petite», qui en sait plus long que les autres ne supposent sur le départ du frère, et qui elle aussi pourra partir, un jour…

A l’arrivée une œuvre austère – une austérité renforcée par la mise en scène mais aussi par le choix de Jacques Lenot, de faire en sorte «que la ligne vocale ne trouve ni appui, ni redondance dans le texte» - mais très riche et nuancée sur le plan de la composition musicale et des choix instrumentaux. Il faut saluer au passage la pédagogie mise en œuvre par l’équipe du Grand Théâtre de Genève, qui avant chaque représentation convie les spectateurs qui le souhaitent à une conférence musicale leur permettant de se familiariser avec l’œuvre qu’ils vont découvrir l’heure suivante sur la scène. Ce qui permet au fil des années de tempérer la prise de risque que peuvent représenter certaines créations contemporaines ou nouvelles productions. D’où aussi l’accueil attentif réservé à l’œuvre exigeante de Jacques Lenot.

«Caressez un cercle, il deviendra vicieux»...

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…Ou quand deux incompris se rencontrent. Lorsqu’en 1950, la première pièce d’Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, est créée au théâtre des Noctambules à Paris dans une mise en scène de Nicolas Bataille, elle rencontre l’incompréhension, voire la colère de la plupart des critiques. Reprise sept ans plus tard au théâtre de la Huchette, la pièce connaît un succès qui ne se démentira pas : elle est toujours à l’affiche. 1957, c’est aussi l’année de la naissance de Jean-Luc Lagarce, comme il le fait remarquer lui-même dans un entretien, et La Cantatrice chauve sera fondatrice pour son théâtre. Ses premiers textes en sont très inspirés et dès 1979 il a envie de la mettre en scène, ce qu’il fera finalement en 1991, avec sa compagnie du Théâtre de la Roulotte. C’est dans cette mise en scène, avec les mêmes acteurs (et les mêmes techniciens), que la pièce, entre deux tournées en province, s’est posée au théâtre de l’Athénée à Paris jusqu’au 17 février. Si pour Jean-Luc Lagarce, La Cantatrice chauve de Ionesco est un classique du XXe siècle, c’est une version très «colorée», comme il le dit lui-même, qu’il propose. Colorée et trop réelle pour l’être vraiment : pelouse verte, façade blanche d’une maison, tailleur Chanel rose des épouses Smith et Martin et cravates oranges pour ces messieurs. Il y a aussi le capitaine des pompiers en uniforme (qui «allume» la bonne) et la bonne. «On est entre le dessin animé et le feuilleton américain des années 50», dit Lagarce.

On rit beaucoup, de quoi vérifier que l’absurde n’est pas toujours gris, même si derrière les banalités débiles échangées par les personnages, il y a parfois du désespoir et de la violence. Mais la bonne est là pour rappeler de temps en temps, que ce n’est que du théâtre en signalant les détails de mise en scène qui diffèrent de celle de 1950, de même qu’avant le tomber de rideau - tombe-t-il d’ailleurs ? – les acteurs auront présenté au public toutes les fins envisagées par Ionesco à sa pièce.

DR
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Dans le monde entier

Le théâtre de Jean-Luc Lagarce est joué dans le monde entier. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne… et Les règles du savoir vivre dans la société moderne, ont été jouées dans plus d’une dizaine de langues, notamment en espagnol, en portugais, en polonais ou en bulgare, et la première pièce va être en tournée dans plusieurs pays d’Afrique – République démocratique du Congo (RDC), Congo Brazzaville, Gabon, République centrafricaine, Cameroun, Tchad, Guinée équatoriale – dans une nouvelle mise en scène de la compagnie Utafika Théâtre de RDC, tandis que la seconde va faire l’objet d’une lecture bilingue français-italien à Rome. Juste la fin du monde a été publiée et montée en serbo-croate et en lithuanien, Nous les héros, éditée en Uruguay et en Lettonie ou encore Derniers remords avant l’oubli, traduite en grec.

Des créations, des conférences, des expositions, des lectures auront également lieu en Allemagne, au Portugal, en Russie, au Brésil ou en Argentine.

Décidément, le «Solitaire intempestif» n’est plus ni si solitaire, ni si intempestif…