par Elisabeth Bouvet
Article publié le 13/06/2007 Dernière mise à jour le 13/06/2007 à 14:46 TU
Le 14 juin 2007, René Char aurait eu 100 ans. Pour célébrer le centenaire du poète, la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand, lui offre une exposition à sa démesure, entre biographie et bibliographie. De son engagement dans la résistance à ses amitiés fraternelles, de ses fragments poétiques à ses amours multiples, la BnF invite le visiteur à refaire un bout de chemin avec ce grand arpenteur que fut René Char, ce grand passionné aussi qui, de rencontres fécondes en ruptures impétueuses, n’a eu de fidélité que pour la poésie, cette «île ouverte au monde».
Abattues les cloisons, supprimés les couloirs, effacées les citations sur les murs… Pour René Char, la scénographie est exceptionnellement placée sous le signe de l’ouverture et de la clarté comme en témoignent, par ailleurs, le blanc et le bleu, les deux couleurs de l’exposition. Un choix évidemment délibéré qui renvoie à un souci de simplicité revendiqué par Antoine Coron, commissaire de l’exposition : «J’ai vu dans ce parti-pris une obligation de clarté dans l’énoncé, dans la disposition, dans les notices et dans le choix des documents». Une obligation salutaire car, poursuit Antoine Coron, «René Char n’est pas toujours d’une grande clarté dans sa poésie. Et lui-même a manifesté souvent cette complexité en affirmant qu’il ne pouvait ‘vivre que dans l’entrouvert’, il a même écrit ‘Demeurons obscurs’. C’est également quelqu’un qui a beaucoup cloisonné sa propre vie pour protéger son intimité. Dans une lettre, que l’on peut voir dans l’exposition, il parle de ‘vie feutrée’. Dans l'édition de la Pléiade, par exemple, les détails de sa biographie s’arrêtent en 1947. Et donc, l’exposition voulait, pour la première fois depuis sa mort en 1988, évoquer son œuvre, en priorité bien sûr, mais en la reliant à sa vie, à ce que l’on peut en savoir au travers de ses nombreuses relations». L’exposition se présente donc sous la forme de 13 chapitres, comme autant de bornes dans la vie de René Char, et d’une nef centrale recouverte d‘un voile blanc, l’espace à proprement parler des manuscrits. Les indices biographiques et les éléments bibliographiques étant réunis par la voix rocailleuse et tonnante de René Char qui enveloppe tout l’espace telle un roulement incantatoire.
La poétisation du réel
«Il n’y a que mon semblable, la compagne ou le compagnon qui puisse m’éveiller de ma torpeur, déclencher la poésie», écrivait René Char. Et de fait, son œuvre est intimement liée à son cheminement personnel et fraternel, pour reprendre un terme qui lui était cher. «Il part du réel indiscutablement, souligne Antoine Coron, l’écriture, la poésie ne sont qu’une manifestation du réel et le réel chez Char, ce ne sont pas seulement des objets, des maisons, des lieux, des oiseaux, ce sont aussi des gens, des gens qu’il rencontre, qu’il aime». Autant dire que la part biographique n’est pas anecdotique. Ce dont témoigne la correspondance de René Char, une manne à la fois prodigieuse et précieuse, se souvient Antoine Coron : «La documentation de l’exposition est partie d’une lecture d’à peu près 8000 lettres, presque toutes inédites. Mais c’est quelqu’un qui en a écrit beaucoup plus». Des lettres mais aussi des affiches, des manuscrits, des carnets, René Char est incontestablement un homme de l’écrit. Le visiteur ne peut être que frappé par cette abondance, cette faconde, ce qui, là encore, constitue une source d’indices inestimable même si cela ne va pas, dans le même temps, sans poser de sérieux problèmes de choix. «C’est quelqu’un qui n’utilise jamais la machine à écrire, explique Antoine Coron, c’est quelqu’un qui écrit, copie, recopie, qui a passé sa vie à être le scribe de son œuvre. Dans les premiers temps de l’écriture, on peut trouver jusqu’à 5, 6, 7, 10 états différents d’un même poème». Bref, l’exposition lève un voile sur une partie de cet ensemble inépuisable qui sert moins, au bout du compte, à dévoiler l’homme qu’à nous éclairer sur son œuvre.
Première aventure collective, le surréalisme
Dernier de quatre enfants, René Char voit le jour le 14 juin 1907 à l’Isle-sur-Sorgue, dans le Vaucluse, région à laquelle il restera toute sa vie attaché en dépit de fréquents séjours à Paris. S’il a bien essayé, dans les années 30, de marcher sur les pas de son père en travaillant pour les plâtrières que ce dernier possédait, le Front Populaire, et surtout une septicémie contractée en 1936, ruinent définitivement ses velléités d’homme d’action. Dès 1925, sa voie semblait, en effet, tracée: il serait poète. En 1927 paraissent ses premiers vers et deux ans plus tard, il adhère au groupe surréaliste, premier jalon d’importance dans le parcours de René Char, moins d’ailleurs pour les écrits, au demeurant peu nombreux, que lui inspirera cette période que pour les amitiés qu’il va nouer à cette époque, notamment avec André Breton et Paul Eluard. Deux rencontres synonymes d’ouverture à la peinture, à des lectures nouvelles comme celle de Lautréamont. Du reste, Antoine Coron parle davantage de «ses liens avec les surréalistes qu’avec le surréalisme», soulignant ainsi ce refus, déjà, d’appartenir à un groupe quelconque. D’ailleurs en 1935, la rupture est consommée, le jeune provençal tourne le dos à ses amis surréalistes, plus assez révolutionnaires à ses yeux, et envisage à ce moment-là de reprendre les affaires de son père. L’échec de la publication de son recueil Marteau sans maître, ayant largement entamé sa vocation première. Jusqu’en 1937, René Char n’écrira pour ainsi dire plus, premier «trou» d’une longue série : «Quand on regarde les périodes d’écriture des poèmes, confirme Antoine Coron, on s’aperçoit qu’il y a quand même, dans la carrière de Char, des trous». Comme dans la période allant de 1955 à 1960 au cours de laquelle René Char, dépressif, écrira très peu. Même silence, mais cette fois volontaire, entre septembre 43 et la libération. René Char prend le maquis et devient le capitaine Alexandre.
«Résistance n’est qu’espérance»
René char est peut-être un poète mais il n’a rien d’un contemplatif. Cet ancien joueur de rugby au physique de colosse rejoint la clandestinité pour organiser les parachutages et autres réceptions d’armes dans les Basses-Alpes. Pas de poésie sans liberté, dès lors l’engagement contre ce qu’il appelle «l’immobilité si noire» s’impose sans hésiter. Or, la proximité avec les habitants, l’apprentissage de la solidarité marqueront à jamais celui qui publiera, en 1946, à son retour à la vie libre, Feuillets d’Hypnos, reprise du journal tenu quand il se faisait appeler Alexandre et où il évoque «l’humanisme de la résistance» aux côtés de ses amis de l’ombre. Probablement l’une des aventures les plus marquantes, les plus fortes de son existence car, explique Antoine Coron, «après la guerre, certains des habitants de l’Isle-sur-Sorgue vont apparaître comme des figures tutélaires dans sa poésie, des proches mais aussi des petites gens, alors qu’avant la guerre, c’était un endroit qu’il décrivait de manière négative». Pour preuve, quand il s’essaiera au cinéma en 1946 et 1947 avec Le soleil des eaux, il s’inspirera de la petite communauté des pêcheurs de truites de l’Isle. Cette réconciliation avec son passé, cette vision d’harmonie irradient bien sûr chacun des textes parus au lendemain de la guerre et qui, tout en respirant l’air de sa région natale, disent une parcelle de l’univers. Ainsi du Poème pulvérisé, de ce recueil au titre pour le moins exultant Fureur et mystère ou encore des Matinaux. Autant de manuscrits qui, finalement, font la jonction entre les deux mondes que côtoient René Char, celui des humbles et celui de ses amis peintres, les Nicolas de Staël, Matisse et autres Picasso, illustrateurs plus ou moins assidus de ses textes. Pas le moindre d’ailleurs des mérites de l’exposition que de témoigner de cette mixité qui amènera l’ancien Capitaine Alexandre à présenter à ses amis Albert Camus et Martin Heidegger, par exemple, ses proches voisins.
Le poète et sa muse
Si René Char a eu de nombreux «frères», pour reprendre l’expression réservée à ses amis les plus chers tels Nicolas de Staël ou Albert Camus, sa vie fut aussi peuplée, émaillée, ponctuée de rencontres amoureuses. Et parmi ces femmes qui comptèrent, il en est une, mariée tout comme lui quand ils se rencontrent en 1946, qui fut pour lui un mécène inestimable, Yvonne Zervos. Cette galeriste parisienne de renom demeurera à ses côtés jusqu’à sa disparition en 1970, lui faisant profiter de ses relations, de son ouverture d’esprit et de son soutien indéfectible. Comme le rappelle Antoine Coron, «René Char lui a confié un nombre de manuscrits considérable. René Char était quelqu’un de généreux qui donnait volontiers ses textes pour peu qu’ils aient un rapport avec la personne en question. De ce point de vue, on mesure bien l’importance d’Yvonne Zervos». La nef centrale est là pour le confirmer. On y voit une prodigieuse collection de manuscrits enluminés où les vers de Char se mêlent aux illustrations d’une pléiade d’artistes plus prestigieux les uns que les autres. Aux déjà cités s’ajoutent Zao Wou-ki, Vieira da Silva, Hélion, Léger ou encore Miro. Une palette de peintres réunie par la dame de cœur de René Char : «La galerie Zervos était, depuis les années 20, en relation avec les grands peintres à commencer par Matisse et jusqu’à l’Américain Jesse Reichek, pour parler des contemporains». Formidable ballade de vers «guillotine» en fulgurances poétiques que le caractère synthétique de l’écriture de Char n’altère en rien, comme le souligne le commissaire de l’exposition, «nous n’avons pas avec Char, la frustration de ne pouvoir montrer qu’un poème inachevé. Ses poèmes tiennent généralement sur une page ou alors ils sont suffisamment fragmentés pour qu’on puisse admettre de n’en lire qu’une partie». A telle enseigne qu’il publiera, dans les années 50, un recueil baptisé La parole en archipel, comme pour accentuer l’aspect éclaté de son écriture.
Un chant d’action
René Char n’a pas forcément eu de contacts très poussés avec tous ces peintres, mais cette collaboration avec ses «alliés substantiels» a permis d’attirer sur sa poésie, au delà du cercle des inconditionnels. Car si René Char est devenu un classique - les honneurs qui lui seront officiellement rendus quelques années avant sa mort le mettront d’ailleurs mal à l’aise, lui l’ancien rebelle - , sa poésie est souvent perçue comme hermétique. Nonobstant la fréquence avec laquelle les hommes politiques, toutes tendances confondues, usent et abusent de ses citations. «Char est quelqu’un qui écrit relativement court mais, regrette Antoine Coron, il ne faudrait pas le voir seulement comme le poète des aphorismes. Il y a tout un espace libre entre l’aphorisme proprement dit et le fragment poétique, en prose, très dense. Char est un poète qui émerveille par la beauté de certaines formules, par son lyrisme aussi». La voix de «Jupiter tonnant» de René Char, qui guide plus qu’elle n’accompagne le visiteur tout au long de l’exposition, a à voir effectivement avec celle de l’oracle, rendant du même coup tout son prestige à la parole poétique et au lyrisme. Prestige du chant rehaussé, qui plus est, par une présence au monde irréprochable qu’il s’agisse de sa posture de poète engagé et de son appétit de la vie même si René Char connut, à partir des années 70, des moments de doute et d’angoisse de plus en plus fréquents, liés à de graves soucis de santé et à la pensée obsédante de la mort. Quoi qu’il en soit, cette volonté d’être actif n’a évidemment rien perdu de sa légitimité, de sa force. Les chiffres des ventes de ses recueils le situent d’ailleurs dans le peloton de tête en France, aux côtés de son ami Eluard, de Saint-John Perse et de Michaux. Pour preuve éclatante, les quelque 62 500 exemplaires de l’édition de la Pléiade écoulés depuis 1983, année où René Char fit son apparition dans cette prestigieuse collection.
Le dialogue qu’il avait lui-même entamé, par delà les siècles et les cultures, avec les philosophes grecs tels Héraclite, avec les alchimistes, avec les peintres comme Georges de la Tour qu’il admire, avec Rimbaud, son «frère», et avec Eluard et Camus, ses amis de cœur, se poursuit donc au delà de sa disparition, confirmant du même coup combien le choix d’un espace entièrement ouvert pour accueillir le «poète-colosse» au sein de la BnF se révèle approprié en cette année séculaire. «Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver», écrivait René Char. Il n’est qu’à les suivre.