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Insolite

La baronne et les jazzmen

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 11/07/2007 Dernière mise à jour le 11/07/2007 à 10:54 TU

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Jamais baronne n’aura fait autant parler d’elle. Pannonica de Koenigswarter fait en effet l’objet, cet été, d’une attention redoublée. Amie et protectrice des musiciens de jazz jusqu’à sa mort en 1988, à New York, celle qui se faisait appeler « Nica » a pris, au cours des années 60, des centaines de clichés de ses protégés. Clichés dont on peut découvrir une sélection actuellement aux Rencontres photographiques d’Arles, dans le sud de la France et qui sont rassemblés dans un ouvrage publié chez Buchet-Chastel sous le titre, Les musiciens de jazz et leurs trois vœux. Et ce n’est pas fini : le 23 août prochain sortie, aux éditions Robert Laffont de Pannonica, deuxième roman d’une jeune auteure, Pauline Guéna qui retrace donc le parcours de la fantasque baronne, née Rothschild. Noblesse oblige, retour sur l’itinéraire d’une grande dame du jazz.

Une Blanche au milieu des Noirs. En feuilletant l’album photographique de la baronne Pannonica de Koenigswarter, impossible de ne pas reconnaître à cette femme, née à Londres en 1913, une audace singulière. Celui de s’afficher, dès la fin des années 50, aux côtés voire aux bras, des musiciens de jazz noirs-américains, les Duke Ellington, Lionel Hampton, Art Blakey, Miles Davis et autres Charlie Parker, sans oublier celui qui partagera sa vie de 1973 à sa mort en 1982, le pianiste Thelonious Monk. Mais la baronne, née Rothschild, n’avait pas attendu de s’installer aux Etats-Unis, en 1952, pour faire preuve d’un courage assez peu commun. Il est vrai qu’on ne porte pas, en guise de prénom, le nom d’un papillon sans quelque excentricité.

Une femme de combat

Cette originalité, la petite Pannonica Rothschild, la doit à son père, « banquier par devoir, entomologiste par passion », selon la formule de Nadine de Koenigswarter, la petite fille de la baronne, qui signe la préface du livre Les musiciens de jazz et leurs trois vœux. C’est également à travers l’importante collection de disques de son père qu’adolescente, elle découvre le jazz, à une époque, où cette musique est quasi inexistante en Angleterre. Mais sa vraie passion reste le dessin qu’elle part étudier, en 1931, à Munich, en Allemagne où Pannonica découvre la haine antisémite. En 1935, de retour en Angleterre, elle se passionne pour l’aviation, apprend à piloter et rencontre, sur l’aérodrome du Touquet, en France, son futur époux, Jules de Koenigswarter. Dès l’appel du 18 juin 1940, tous deux rejoignent le général de Gaulle à Londres avant de rallier l’Afrique-Equatoriale. Pannonica de Koenigswarter y est, tour à tour, agent du chiffre, soldat, commentatrice sur Radio Brazzaville et même chauffeur militaire. Mais, précise Nadine de Koenigswarter, « de cette période naît probablement sa fascination pour la culture africaine ». Après la guerre, Jules devient diplomate, il est envoyé en Norvège puis au Mexique. Quant à Pannonica, visiblement peu préparée pour endosser le rôle d’épouse d’ambassadeur, elle préfère abandonner son mari et ses cinq enfants pour partir vivre à New York. Le couple se sépare officiellement en 1952. Pannonica a 39 ans. S’engage alors pour la baronne un nouveau combat, aux côtés des jazzmen noirs américains.

« Cette époque n’était pas tendre avec la mixité »

Installée à l’hôtel Stanhope, à Manhattan, Pannonica de Koenisgwarter renoue en effet avec ses amours de jeunesse. Elle fréquente les clubs de jazz, rencontre les musiciens, devient l’amie de nombre d’entre eux et décide donc de les épauler. Avec ses rentes, elle les aide financièrement, les conseille (elle sera même un temps l’agent des Jazz Messengers) et les héberge, à l’occasion. « Chaque nuit, en leur compagnie, elle fait la tournée des clubs au volant de sa Bentley : le Five Spot, le Village Vanguard, le Birdland, le Minton’s Playhouse et le Small’s à Harlem », raconte sa petite-fille. Dans l’entourage de celle que ses amis musiciens ont baptisé « Nica », on croise, entre autres, Lionel Hampton, Coleman Hawkins, Art Blakey, Bud Powell, Miles Davis, Charlie Parker et bientôt, Thelonious Monk qu’elle rencontre en 1954. C’est une période aussi, rappelle l’auteure de la préface, « durant laquelle le nom de Nica fait souvent la une des journaux à scandale. […] Cette époque n’était pas tendre avec la mixité ».

Thelonious Monk accoté à la Bentley de Pannonica de Koenigswarter.DR

Thelonious Monk accoté à la Bentley de Pannonica de Koenigswarter.
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Et de rapporter cette anecdote qui date de 1955 : Thelonious Monk et son amie la baronne sont en tournée dans l’Etat du Delaware. Parce que Monk a besoin de boire, le couple gare la Bentley devant un restaurant sur le bord de la route. Effrayé par la stature du pianiste noir, le patron appelle la police. Laquelle arrive pour coffrer le musicien. La baronne, qui s’est mise à hurler pour qu’on n’abîme pas les mains de Monk, est également embarquée d'autant, circonstances aggravantes, qu’en fouillant le véhicule, la police a découvert de la marijuana. Pannonica de Koenigswarter prendra sur elle l’accusation de possession de narcotiques, ce qui n’empêchera pas Monk de se voir retirer, pour deux ans, sa carte de cabaret, indispensable pour jouer publiquement à New York. Et parce que les incidents de ce genre sont monnaie courante, Monk convaincra bientôt son amie d’acheter une maison. La baronne s’installe dans le New Jersey, dans la villa construite dix ans plus tôt par le cinéaste Joseph von Sternberg, avec vue imprenable sur le fleuve Hudson. Cette maison devient vite un havre de paix pour nombre de musiciens qui ont constamment des problèmes d’argent, et donc de logement. Entre 1961 et 1967, Pannonica s’amuse, dès qu’elle le peut, à tirer le portrait de ses hôtes, au Polaroïd. Des centaines d’images rares puisqu’elles montrent les musiciens dans l’intimité de leur quotidien. Les uns dormant, les autres jouant au ping-pong, mangeant ou caressant les chats de la propriétaire.

Pannonica de Koenigswarter et Charlie Mingus.DR

Pannonica de Koenigswarter et Charlie Mingus.
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Le rêve de Miles Davis : être blanc

Non contente de les photographier, la baronne soumet également ses convives au jeu des trois vœux : « Quels sont vos trois souhaits ? », leur demande-t-elle. Cette liste, jointe aux photographies dans le livre publié chez Buchet-Chastel, en dit long sur la ségrégation raciale qui sévit à l’époque aux Etats-Unis. Si Miles Davis rêve « d’être blanc », Dizzy Gillepsie, lui, imagine « un monde où on n’aurait pas besoin de passeport » tandis que Julian « Cannonball » Adderley réclame « que la discrimination raciale soit éliminée de la surface du globe, vraiment partout » et que Johnny Griffin formule le souhait de « voir le jour où le jazz sera reconnu ». Dans ces réponses obnubilées par les problèmes de racisme, d’argent et de reconnaissance, on lit aussi la profonde estime de ces musiciens à l’égard de celle qui fut leur indéfectible protectrice. Ainsi du billet de Art Blakey dans lequel il émet les vœux de divorcer puis d’épouser la baronne ! Des dizaines de morceaux ont été écrits pour elle, notamment par Thelonious Monk qu’elle hébergera durant les neuf dernières années de sa vie quand le pianiste s’enferme de plus en plus dans son monde.

En novembre 1988, six ans après le décès de Monk, Pannonica de Koenigswarter, hospitalisée pour un triple pontage, meurt durant l’opération. Selon son dernier vœu, ses cendres sont dispersées dans les eaux du fleuve Hudson, autour de minuit, comme dans le thème de Thelonious Monk, « Round midnight ».