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Exposition

Le radeau des énervés

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 20/08/2007 Dernière mise à jour le 20/08/2007 à 10:59 TU

© Musée des Beaux-Arts de Rouen / Musées de la ville de Rouen

© Musée des Beaux-Arts de Rouen / Musées de la ville de Rouen

Première pensée pour Les Enervés de Jumièges, toile peinte en 1880 par Evariste-Vital Luminais (1821-1896). Un thème, celui des énervés, qui fait actuellement l’objet d’une exposition à l’abbaye de Jumièges, en Normandie. Cette peinture qui est conservée au musée des beaux-arts de Rouen a suscité, et suscite toujours, moult réactions qui vont de la répulsion à la vénération. « Cette toile est devenue une image quasiment mythique, au point que de nombreux artistes, écrivains, peintres et cinéastes s’y sont intéressés et ont livré à son sujet toutes sortes d’interprétations », explique-t-on à l’abbaye de Jumièges. Et parmi ces visiteurs très célèbres, on compte, entre autres, Simone de Beauvoir, Roger Caillois, Roger Martin du Gard et Salvador Dali qui, en 1966, est littéralement tombé en arrêt devant ce tableau. « Mille fois plus structuré que les circuits électriques imprimés… Une quantité de mystère et d’angoisse viscérale… Cette toile, c’est le fond, la surface, la superstructure des nouveaux cerveaux électroniques », avait-il lancé, étonnamment visionnaire.

Fantastique pour les uns, psychanalytique pour les autres… Quoi qu’il en soit, cette toile évoque un épisode historique (ou légendaire ?) qui, encore aujourd’hui, demeure flou. Si l’on en croit le poète Ronsard, les deux personnages qui occupent le radeau seraient les fils de Clovis II qui, pour avoir fomenté un complot contre leur père, auraient donc été condamnés au supplice de l’énervation. Supplice qui consiste à brûler les tendons. Placés sur une barge, ils auraient dérivé sur la Seine pour échouer à Jumièges où les moines les auraient recueillis. Problème, Clovis II, personnage bien réel, est mort à l’âge de 26 ans sans descendance. Cette invention répondrait au besoin des moines de faire valoir l’origine royale de certains des biens dont on contestait leur propriété. D’ailleurs, au XVIIe siècle, le moine Jean Mabillon propose une autre version, affirmant qu’il s’agit du duc de Bavière Tassilon et de son fils Théodon, punis pour s’être révoltés contre le pouvoir impérial du temps de Charlemagne.

Il n’empêche, cette anecdote doit sa notoriété à un fils de député, Evariste-Vital Luminais qui, à l’âge de 59 ans, expose « ses »  Enervés de Jumièges au salon de 1880. En fait, l’une des deux versions (ou « pensées » pour reprendre son expression) qu’il avait réalisées. L’une se trouvant donc à Rouen et l’autre à la National Gallery of New South Wales, à Sydney en Australie. Sur cette dernière, Luminais a « effacé » le personnage assis qui se trouve au premier plan. Parce que cette peinture fut abondamment reproduite, notamment dans le dictionnaire Larousse, elle est devenue une sorte d’image culte. Mais c’est oublier que d’autres artistes se sont également emparés de ce thème à l’instar d’Henri Marret (1878-1964) dont la représentation des Enervés de Jumièges (où l’on voit un moine accueillir les suppliciés) est présentée à Jumièges. Une exposition visible jusqu’au 30 septembre.

Henri Marret  «Les Enervés de Jumièges», gravure sur bois (1923)
© Archives départementales de Seine-Maritime

Henri Marret «Les Enervés de Jumièges», gravure sur bois (1923)
© Archives départementales de Seine-Maritime