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Les Demoiselles d’Avignon ont 100 ans

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 07/09/2007 Dernière mise à jour le 07/09/2007 à 15:37 TU

« Il était une fois… Les Demoiselles d’Avignon », ainsi s’achève l’introduction à l’essai de Dominique Dupuis-Labbé intitulé tout simplement Les Demoiselles d’Avignon, comme pour bien souligner que l’histoire que l’ex-conservatrice du musée Picasso s’apprête à nous raconter est tout sauf banale. Ce que rappelle d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage, La révolution Picasso. Et de fait, quand en 1907, Pablo Picasso, installé à Paris depuis 3 années, présente pour la première fois ses Demoiselles, c’est, à quelques très rares exceptions, la consternation qui domine. Ces 5 jeunes femmes dénudées vont pourtant bientôt bouleverser l’histoire de la peinture. Avec elles, s’ouvre rien moins que l’ère du cubisme et Picasso qui n’a que 26 ans fait définitivement son entrée dans la cour des très grands. Il était une fois…Les Demoiselles d’Avignon.

9 chapitres composent Les Demoiselles d’Avignon. 9 chapitres à lire, tour à tour, comme le tableau d’une époque, le portrait d’un Espagnol audacieux, pas même trentenaire mais déjà sûr de son immense talent, et le destin d’une œuvre qui provoquera un véritable séisme jusqu’à son exil aux Etats-Unis, moins conservateurs, du moins dans le domaine artistique. C’est donc sur la Butte Montmartre que commence l’histoire de « ce jeune homme à l’air grave, à peine un sourire, plutôt une moue, une mèche de cheveux noirs lui tombant sur le front [qui] regarde sans sourciller l’objectif. L’allure générale, quelque peu décontractée, et les vêtements sans recherche, il n’en a ni les moyens ni le goût, en font un enfant du siècle, à l’image d’Arthur Rimbaud qu’il admirait tant », écrit Dominique Dupuis-Labbé dans sa préface, décrivant une photographie de Pablo Picasso, prise en 1904 non loin du Bateau-Lavoir, son atelier montmartrois.

Picasso à Montmartre

1904, date-clé dans le parcours du jeune Barcelonais, qui après avoir effectué de nombreux séjours parisiens, décide finalement, cette année-là, de poser ses valises dans la capitale. Et l’auteure de rappeler que Paris, à cette époque, est « une place artistique sans commune mesure avec les autres capitales ». Sans compter que le travail du jeune Picasso a déjà été salué à maintes reprises dans diverses revues spécialisées. Ainsi de La Revue Blanche qui, dès juillet 1901, ne tarit pas d’éloges sur le Catalan : « Lui est peintre, absolument peintre et bellement. Sa divination de la ‘matière’ suffirait à l’attester », s’enthousiasme-t-elle. Succès d’estime qui se double de rencontres capitales, notamment avec l’écrivain Max Ernst qui l’encouragera toujours, y compris dans les moments de détresse. Suivront bientôt Gertrude Stein, Jean Cocteau et surtout, Guillaume Apollinaire « dont l’amitié [avec Picasso] sera féconde jusqu’à la mort du poète, le 9 novembre 1918 », par delà un goût commun pour la fête et les femmes. Les femmes, la grande affaire effectivement de Picasso par delà les saltimbanques et les arlequins qu’il peint alors à tour de bras.

Cinq prostitués

Au premier plan, «Les Demoiselles d'Avignon» de Picasso.(Photo : AFP)

Au premier plan, «Les Demoiselles d'Avignon» de Picasso.
(Photo : AFP)

Selon, l’ex-conservatrice du musée Picasso, Les Demoiselles d’Avignon expriment justement cette ambivalence à l’égard du sexe dit faible qui hantera d’ailleurs toute l’œuvre du peintre, comme en témoignent les différentes périodes qui ponctueront sa longue carrière. A chaque compagne, une couleur, une humeur entre terreur et bonheur. Car que voit-on sur cette toile désormais exposée au MoMa à New York ? 5 femmes nus qui s’exhibent dans des poses lascives voire provocantes pour au moins deux d’entre elles. Nous sommes dans un bordel et dans ses premières esquisses, raconte Dominique Dupuis-Labbé, Picasso avait dessiné 2 silhouettes masculines (un marin et un étudiant) qu’il a finalement éliminées pour se concentrer sur ces créatures plutôt inquiétantes à l’instar des deux femmes qui occupent l’extrême droite de la toile et qui semblent porter un masque. Peut-être pour cacher un visage ravagé par une maladie sexuelle. Eros et Thanatos réunis sous nos yeux, sans échappatoire. Car c’est nous que ces prostitués regardent, sans vergogne et même, avec affront, faisant du même coup des spectateurs, des voyeurs.

La dramaturgie du sexe

Du « désir d’assouvissement du sexe » des premiers dessins à « l’exorcisme de ce qui dans le sexe confine à la mort » de la signature finale, l'auteure du livre ébauche diverses pistes pour expliquer ce glissement, parmi lesquelles la présence de Fernande qui, précise-t-elle, rapportant des témoignages de l’époque, « l’entourait d’un amour quasi maternel qui n’était pas précisément le type de sexualité que recherchait Picasso ». Quoi qu’il en soit, poursuit-elle, « il y a [dans cette représentation] une connaissance extraordinaire des ressorts de l’être humain […], c’est à dire de la nécessité qui nous habite d’aller chercher ce qui se dérobe à nous. Picasso possède sur le bout des doigts les lois qui président à la dramaturgie du sexe ». Picasso qui n’a pas 25 ans quand il s’attaque à ce travail, ce qui ne l’empêche pas de connaître aussi ses classiques comme Delacroix, Degas, Ingres et Manet. Et ses contemporains à l’instar d’un Matisse dont Le Nu bleu, souvenir de Biskra ou encore Le Bonheur de vivre ont probablement provoqué l’admirateur de Cézanne. C’est en tout cas ce qu’énonce Dominique Dupuis-Labbé, « la confrontation au sexe à l’état brut est une réponse de Picasso au défi formel et sensuel que lui avaient jeté, sans le vouloir, Matisse et Derain ».

Le primitivisme africain

Si la découverte des œuvres de Matisse et Derain constitue une étape importante dans l’élaboration des Demoiselles d’Avignon, les visites que Picasso fait au musée d’Ethnographie du Trocadéro ne sont pas moins importantes. C’est la découverte du primitivisme africain qui va bientôt résoudre les problèmes plastiques que les artistes de la génération du peintre catalan se pose alors et dont Les Demoiselles énormes, effrayantes et monstrueuses se font le soufflant écho. Et la première manifestation d’une longue série de femmes castratrices et carnassières qui surgiront donc épisodiquement au gré des amours tumultueuses du peintre. « Ce sont des femmes, non, des monstres monolithiques, des créatures semblables à des totems de l’Alaska, taillées à coups de couleurs épaisses et brutales », rapportera d’ailleurs en 1908, un journaliste américain, au terme d’une visite au Bateau-Lavoir. Visages et corps géométrisés, démesure des personnages, figures hideuses, bref c’est précisément ce qui chez Les Demoiselles d’Avignon va choquer les amis de Picasso comme Ernst et Apollinaire qui ne cacheront pas leur incompréhension.

Surprise et consternation

Madame Errazuriz, Picasso et Olga au bal du comte de Beaumont. Man Ray 1924. Épreuve gélatino-argentique.© Man Ray Trust/Adagp/ Succession Picasso 2007.

Madame Errazuriz, Picasso et Olga au bal du comte de Beaumont. Man Ray 1924. Épreuve gélatino-argentique.
© Man Ray Trust/Adagp/ Succession Picasso 2007.

« Même Braque qui ne devait pas tarder à s’engager auprès de Picasso dans l’aventure du cubisme, fut extrêmement déconcerté, pour ne pas dire horrifié devant Les Demoiselles », écrit Dominique Dupuis-Labbé. C’est dire que l’accueil du monde artistique ne fut pas des plus enthousiastes. En 1907, il est vrai, la tendance est encore au fauvisme et à ses propositions colorées. Mais très vite, l’impact des Demoiselles d’Avignon se fait sentir. Chez Braque qui, dès 1908, peint un Grand Nu qui doit beaucoup au tableau de son ami espagnol. Derain également, et bien que figure de proue du fauvisme, introduit rapidement des formes empruntées au cubisme. Quant à Matisse, sa réaction est sans appel. « La naissance du cubisme, rapporte l’auteure, eut le don de faire sortir Matisse de son calme habituel. Il se fâcha. Il parlait de couler Picasso, de le réduire à merci ». Le premier s’est raillé de la tradition, le second la déclare obsolète, entre les deux hommes la brouille est déclarée. Du moins jusqu’en 1913, année de leur réconciliation. En attendant, et comme le note l’écrivain américain Gertrude Stein, « Picasso est seul, et par conséquent sa lutte est terrifiante pour lui et pour tous ceux qui y assistent. Rien ne vient à son aide, ni le passé ni le présent. Il ne dénonce pas son époque, il la vit. Mais il faut qu’il fasse cela seul ». Seul pour bouleverser le sens de l’art moderne. Il rompt avec tout ce qui avait été fait jusqu’à présent. « Ce n’est plus au monde sensible que nous avons affaire, mais au monde de la recréation, conclut Dominique Dupuis-Labbé, Picasso exprime ce qu’il sait d’un être humain et pas seulement ce qu’il en voit ».

Il se trouva tout de même un peintre, Jacques Doucet pour vouloir ces Demoiselles à son domicile. Une acquisition qu’il fit, en décembre 1924, sur les conseils d’André Breton, alors son bibliothécaire. Prix d'achat, 25 000 francs, de l’époque. Sa veuve s’en séparera en septembre 1937. Un mois plus tard, Les Demoiselles d’Avignon sont expédiées à New York pour une exposition en l’honneur de Picasso. Elles y éliront finalement domicile. Au MoMa, le Musée d’art moderne de New York qui, après leur avoir longtemps réservé une place de choix à l’entrée des collections permanentes, les a déménagées en 2000 pour les installer aux côtés d'œuvres qui leur étaient contemporaines. Question, Les Demoiselles seraient-elles donc passées de mode ?

Les Demoiselles d’Avignon. La révolution Picasso de Dominique Dupuis-Labbé aux éditions Bartillat. Pour complèter, l'exposition Picasso cubiste qui s'ouvrira le 19 septembre à Paris au musée Picasso.