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Curiosité

Odilon Redon, l'oeuvre aux noirs

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 07/11/2007 Dernière mise à jour le 07/11/2007 à 20:32 TU

Diable emportant une tête. Il se détache sur le ciel, au dessous duquel est esquissé un village, et un clocher crépusculaire, 1876.Odilon Redon © Photo RMN/ Gérard Blot

Diable emportant une tête. Il se détache sur le ciel, au dessous duquel est esquissé un village, et un clocher crépusculaire, 1876.
Odilon Redon © Photo RMN/ Gérard Blot

Accrochage, au musée d’Orsay, à Paris, d'une cinquantaine de dessins signés Odilon Redon (1840-1916). De ses dessins au fusain qui correspondent à une période particulière de la vie de l’artiste. A partir de 1875, et durant un peu plus de dix ans, Odilon Redon va s’adonner à ce qu’il est convenu d’appeler « ses noirs », une série de dessins aux tonalités sombres comme autant de tentative de représenter le réel, et surtout d’approcher ce sfumato si cher à Léonard de Vinci et à Rembrandt, ses deux modèles. Un usage singulier du fusain qui, quoi qu'il en soit, rompt avec l'académisme de l'époque. Sous le signe du clair-obscur et du fantastique, visite guidée en compagnie de Marie-Pierre Salé, conservateur au musée d’Orsay.

Caliban sur une branche, 1881Odilon Redon © Photo RMN / Gérard Blot

Caliban sur une branche, 1881
Odilon Redon © Photo RMN / Gérard Blot

Femme et centaure, Méandres, Tête dans un corps d’araignée, Caliban sur une branche, Araignée souriante… Des titres qui en disent long sur les thèmes dont le singulier Odilon Redon, s’est emparé quand en 1875, il découvre le fusain, avec le sentiment du reste de travailler avec quelque chose de désagréable. « C’est une matière mal vue des artistes, et négligée. Que je le dise pourtant, le fusain ne permet pas d’être plaisant, il est grave », écrira-t-il en 1894, rétrospectivement. Tellement grave que l’accrochage dont certains de ses dessins font actuellement l’objet au musée d’Orsay ne permettra probablement pas de lever le voile sur le parcours original de cet artiste d’obédience symboliste. « Ses fusains donnent lieu à une iconographie assez complexe, assez personnelle que ses contemporains avaient d’ailleurs perçue dès 1880 », explique Marie-Pierre Salé, responsable de l’accrochage.

Homme ailé avec un glaive, et tête coupée 
Crayon graphite sur papier vélinOdilon Redon © Photo RMN / Gérard Blot

Homme ailé avec un glaive, et tête coupée Crayon graphite sur papier vélin
Odilon Redon © Photo RMN / Gérard Blot

Ces fusains sont en fait l’expression de deux passions. « La sensibilité d’Odilon Redon au noir est liée à son admiration pour le clair-obscur de Rembrandt et pour le sfumato de Léonard de Vinci », rappelle Marie-Pierre Salé avant d’ajouter que « cette vision n’avait strictement  rien à voir avec celle que pratiquaient les artistes académiques de l’époque ». Car s’il n’a pas réhabilité ce mode charbonneux de dessiner, très en vogue au Salon, Odilon Redon lui a conféré une dimension tout sauf pittoresque. Pour lui, et contrairement à la conception traditionnelle, le noir est une couleur, et à ce titre, présente une infinité de nuances. Une perception renforcée par la fascination que l’artiste voue à la zoologie, à la botanique, à la microbiologie, au darwinisme et en réalité, résume la conservatrice « pour les théories sur les origines de la vie qui connaissait une certaine vulgarisation à son époque ».

Et de préciser, « Il a exploré la dimension fantastique qui est dans le réel, comme beaucoup de naturaliste finalement. L’Araignée souriante est de ce point de vue symbolique de tout son travail sur les êtres hybrides ». Car, c’est bien d’une transfiguration du réel et de la vérité qu’il s’agit. « Le surnaturel ne m’inspire pas. Je ne fais que contempler le monde extérieur, et la vie », écrira-t-il en 1904. Même si, à l’évidence, d’autres sources ont nourri son imagination, notamment mythologiques et littéraires voire poétiques. Odilon Redon était l’ami de Stéphane Mallarmé, et s’inspirait volontiers de l’univers de Shakespeare et, évidemment, des œuvres d’Edgar Allan Poe.

Tête d'homme, et masque 
Planche d'essai pour une gravure, avec reprises par grattage et traits à la plume et encre noireOdilon Redon © Photo Patrice Schmidt/ Paris, musée d'Orsay

Tête d'homme, et masque Planche d'essai pour une gravure, avec reprises par grattage et traits à la plume et encre noire
Odilon Redon © Photo Patrice Schmidt/ Paris, musée d'Orsay

Mais dans tous les cas, l’enjeu n’est ni le blanc ni le noir mais la gamme d’« effets » pour passer de l’un à l’autre. D’ailleurs, rappelle Marie-Pierre Salé, « selon le bois et le degré de cuisson utilisé, les fusains permettaient des variétés de tonalités qui pouvaient aller du roux au brun en passant par le gris. Par ailleurs, Odilon Redon utilisait des papiers colorés dont les teintes bleues ou roses se sont hélas, avec le temps, estompées jusqu’à disparaître ». Quoi qu’il en soit, en travaillant ainsi sur la profondeur des noirs, Odilon Redon fait figure d’artiste à part, presque isolé. Sans compter que ce travail sur le clair-obscur n’est pas sans renvoyer à une période très sombre de sa vie, à un moment de souffrance morale très intense. L’un de ces épisodes dépressifs dont la fin coïncidera précisément avec l’introduction des pastels à partir de 1890. « J’ai épousé la couleur », dira-t-il en 1900 comme pour sceller, en quelque sorte, ce retour à la vie. C’est en cela, insiste Marie-Pierre Salé, qu’« il faut voir une dimension spirituelle, immatérielle dans ses fusains ». Référence, là encore, à l’esthétisme d’un Rembrandt plutôt qu’aux milieux liés à l’occultisme et au spiritisme auxquels Odilon Redon s’est toujours défendu d’appartenir.

Il n’empêche, « après lui, on ne peut plus faire du fusain comme on l’avait pratiqué jusqu’alors », conclut Marie-Pierre Salé. Cet usage du fusain, d’une saisissante densité, marque indiscutablement un tournant dans l’histoire du dessin. Les Nabis, que ce soit Maurice Denis mais aussi Edouard Vuillard ou encore Pierre Bonnard avec lesquels Odilon Redon entretiendra de fructueuses relations en dépit d’une différence d’âge notable, ont d’ailleurs à maintes reprises signifié l’importance déterminante de ces « noirs » dans l’évolution de l’art. Redon continuera tard dans sa carrière à dessiner, toujours d’après nature. Mais ses arbres, ses fleurs ne donneront plus jamais cette impression de flirter avec « la lisière du désagréable ». 

L'araignée, elle sourit, les yeux levés
1881  ( dessin lithographié en 1887)Odilon Redon © Photo RMN/ Gérard Blot

L'araignée, elle sourit, les yeux levés 1881 ( dessin lithographié en 1887)
Odilon Redon © Photo RMN/ Gérard Blot