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Interdit aux moins de 16 ans

L'Enfer ici-bas

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 07/12/2007 Dernière mise à jour le 19/12/2007 à 10:19 TU

Enfants au bordel© BNF

Enfants au bordel
© BNF

L’Enfer existe, il est même parmi nous. Et pour la première fois de son histoire, visible par le commun des mortels. La Bibliothèque nationale de France, site Mitterrand, expose quelque 350 pièces sorties de cet « Enfer », du nom de baptême donné au département qui recèle, puis la seconde moitié du XIXe siècle, les livres, dessins et images érotiques jugées trop licencieux, trop osés, de trop mauvais goût pour être montrées. Une exhumation temporaire qui tient donc de l’événement. On y croise des écrivains connus tels Sade, Genet, Bataille, des moins connus voire totalement inconnus réunis par la grâce d’une saisie. Car les rapports de la Police des (bonnes) mœurs « flambent » aussi en Enfer. Une réjouissante découverte à savourer entre adultes. L’exposition de la BnF est en effet interdite aux moins de 16 ans. C’est l’Enfer !

Rose chair et rouge turgescent, les deux couleurs dominantes de L’Enfer de la Bibliothèque. Entre boudoir et débauche, c’est bien là effectivement que se situe l’Enfer qui, avant de devenir (aussi) un lieu dans les sous-sols de la BnF, se matérialise sous la forme d'une cote. Une cote apposée aux documents, manuscrits, imprimés dont le contenu fut jugé « contraires aux bonnes mœurs ». Et qui, à ce titre, furent séparés du reste des collections.

1844, apparition de l’Enfer

« C’est une invention de la Bibliothèque royale et non pas du pouvoir politique qui remonte au XIXe siècle », explique Marie-Françoise Quignard, l’une des deux commissaires de l’exposition conçue selon une double lecture. Au centre, la partie historique, autour, les documents. Première trace de cette marque « d’infamie », 1844 « sans doute parce que la lecture s’est beaucoup répandue à cette époque et qu’il convient dès lors de séparer le bon grain de l’ivraie ». Car toutes les pièces recensées circulent bien sûr sous le manteau. Quoi qu’il en soit, en 1876, 620 ouvrages ont rejoint le cercle des damnés. Aujourd’hui, on en compte près de 2 000. L’enfer existe en effet toujours. Fermé en 1969, à la faveur du vent de libération qui flotte sur la France, il rouvre ses portes en 1983, « non pas, précise Marie-Françoise Quignard, pour des raisons morales mais pratiques ». Dernière acquisition en date, un livre de l’Américain Harry Mathews intitulé, Singular pleasures, hymne, comme son titre l’indique, à la masturbation.

Thérèse, vierge polissonne

© BNF

© BNF

« L’enfer est un endroit fermé de la Bibliothèque où l’on tient les livres dont on pense que la lecture est dangereuse », peut-on lire en guise de préambule à l’exposition. En ces temps de pornographie généralisée, la définition prête à sourire, et suscite de toute façon, une question : pourquoi montrer aujourd’hui cette part cachée, secrète de la Bibliothèque ? « On nous demandait régulièrement à entrer dans l’Enfer. Or, comme ce n’est pas possible de visiter les réserves de la BnF, on s’est dit, on va le sortir ! ». Au diable donc, les fantasmes. L’Enfer se dévoile pour de bon dans une débauche de sexes conquérants et, à vrai dire, plutôt masculins. C’est pourtant avec (la polissonne) Thérèse, jeune héroïne d’un roman libertin (et clandestin) du XVIIIe siècle que s’ouvre cette descente aux enfers de l’érotisme et de la pornographie. Un personnage plutôt qu’un auteur. A cela, une bonne raison : à cette époque, sauf à prendre le risque de finir ses jours dans les geôles royales, il est préférable d’user d’un pseudonyme. Roman d’éducation, Thérèse philosophe est aussi la preuve, reprend Marie-Françoise Quignard que « derrière tous ces romans d’apprentissage publiés sous le manteau, on sent le plaisir pris par leurs auteurs, et cela malgré les risques encourus. C’est également pour cette raison qu’on a voulu, pour commencer, se mettre dans la peau des personnages ». Registre de la pure jouissance que l’introduction avec Sade, à la fin du XVIIIe siècle, de la notion de souffrance, et donc de cruauté, va noircir quelque peu. Si le style de ces récits sulfureux n’est jamais bâclé, et même au contraire plutôt soigné, on n’en dira pas autant des pamphlets qui s’en prennent à l’étrangère Marie-Antoinette, responsable de tous les maux du royaume, et à ce titre, dépravée notoire. Dans Les fureurs utérines de Marie-Antoinette, La reine se voit ainsi affublée de tous les vices avec un mauvais goût d’une rare violence.

Sade « Nouvelle Justine »© BNF

Sade « Nouvelle Justine »
© BNF


Les Lettres et les images

Au XIXe siècle, la censure redoublant de vigilance, les éditeurs filent à l’étranger faire imprimer leurs ouvrages licencieux. La Belgique, par exemple, devient une terre d’accueil pour Baudelaire et son éditeur Auguste Poulet-Malassis qui y font imprimer Les Fleurs du Mal dans leur intégralité, la justice française ayant sommé leur auteur de retirer 6 poèmes jugés intolérables.

Album érotique,1930© BNF

Album érotique,1930
© BNF

Si l’Enfer est essentiellement littéraire, la découverte de la photographie ouvre subitement des horizons insoupçonnés. Très vite, l’objectif pénètre en effet les sphères de l’intime. Et la plupart des images aujourd’hui « détenues » proviennent elles aussi de saisies effectuées dans des ateliers clandestins comme en 1860 chez Auguste Belloc, qui se livrait, dixit le procès-verbal de l’époque, « au commerce des obscénités ». Tout un espace est également réservé aux estampes japonaises, l’une des richesses méconnues de cet Enfer, l’équivalent pour les imprimés et autres images du « musée secret de Naples pour les antiques » selon la belle formule de Joseph Naudet, qui fut au XIXe siècle l’un des directeurs de la Bibliothèque.

Les derniers combats

Avec le XXe siècle, les parutions érotiques ne mollissent pas. Elles sont même associées à de grands noms de la littérature qui mèneront parfois du reste d’âpres combats pour la liberté d’expression qu’il s’agisse de Guillaume Apollinaire et ses Onze mille verges, Pierre Louÿs et ses Trois filles et leur mère publié à titre posthume, de Louis Aragon avec Le con d’Irène, de Jean Genet avec Querelle de Brest sans oublier Georges Bataille et son Histoire de l’œil. Au nombre des derniers grands procès contre la censure, difficile de ne pas évoquer les démêlées avec la justice entre 1956 et 1958 de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert exhumant des oubliettes, et donc de l’Enfer, le marquis de Sade. L’exposition revient également sur les difficultés rencontrées par Pierre Guyotat dont le roman Eden, Eden, Eden restera interdit de vente aux mineurs en France entre 1970 et 1981.

En interdisant l’exposition aux moins de 16 ans, la BnF ne renoue-t-elle pas précisément avec tous ces interdits qui ont émaillé l’histoire de l’érotisme en France du XVIe au XXe siècle ? « C’est sûr, reprend Marie-Françoise Quignard, qu’avec ce que l’on voit sur internet, à la télévision, dans la rue ou dans les journaux, on peut tomber sur des choses beaucoup plus osées mais justement, peut-être, n’a-t-on pas voulu être dans cette pornographie. Cela étant, on peut toujours transgresser ! ». Ce qui serait effectivement assez dans le ton de cette présentation où la transgression le dispute à la fantaisie, la subversion à la drôlerie.