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Arts

«Allemagne, les années noires»

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 03/01/2008 Dernière mise à jour le 03/01/2008 à 10:55 TU

Otto Dix, Marin et Fille (1926)© Adagp Paris 2007

Otto Dix, Marin et Fille (1926)
© Adagp Paris 2007

Réunion au sommet au musée Maillol à Paris qui présente les œuvres sur papier de trois maîtres allemands du XXe siècle, Otto Dix (1891-1969), Max Beckmann (1884-1950) et George Grosz (1893-1959). Trois artistes face à l’histoire, tel est l’objet de l’exposition Allemagne, les années noires qui se tient jusqu’au 4 février. L’horreur de la Première guerre mondiale, dont on célèbre cette année le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice, les déceptions des lendemains qui riment avec dépression, et enfin la montée du nationalisme sous la férule, et bientôt la botte, d’Hitler, autant d’épisodes-clés dépeints en quelque 250 œuvres, dessins et gravures, absolument magistrales. Une confrontation qui plus est inédite.

Le 11 novembre prochain, on commémorera les quatre-vingts dix ans de la Grande Guerre. Et pourtant devant les dessins d’Otto Dix ou de George Grosz, rendant compte de  l’épouvantable réalité du front, le visiteur se laisse une fois encore débordé par l’effroi qu’inspirent ces croquis pris sur le vif, et plutôt dans le cas présent, sur le mort. L’effroi devant, par exemple, le regard horrifié du Soldat blessé d’O. Dix (1916), l’effroi encore devant cet Assaut sous les gaz du même O. Dix, figurant une armée de morts-vivants qui auraient basculé dans une nouvelle dimension. Ou l’art bouleversant de témoigner d’une expérience, la sienne et celle de ses camarades de tranchées, en tout point absurde et insupportable.

Otto Dix, Assaut sous les gaz (1924). Fondation Otto Dix, VaduzPhoto : Bryan Whitney © Adagp paris 2007

Otto Dix, Assaut sous les gaz (1924). Fondation Otto Dix, Vaduz
Photo : Bryan Whitney © Adagp paris 2007

Avec la fin du conflit, un autre enfer prend bientôt la relève comme le prouve la carte qu’Otto Dix, toujours lui, envoie, en 1922, à son épouse Martha pour son anniversaire et qui est marquée du sceau de l’horreur : on y voit une femme assassinée dont le cadavre gît dans le sang. Et pourtant que pouvait-il envoyer d’autre ? Là encore, tout n’est que violence, une violence économique qui, tout au long de la République de Weimar, creusera chaque jour un peu plus le fossé entre les (très) riches et les (très) pauvres.

Non moins sans appel, les lithographies de Grosz représentant des Brigands, des hommes d’affaires véreux et sans pitié ou encore des fêtes très « Années folles » avec le champagne qui coule à flot tandis que dehors, survit une cohorte de sans guenilles, les mêmes qui, il y a peu, avaient été envoyés au front comme chair à canon. C’est de cette époque d’ailleurs que date l’engagement à gauche de George Grosz qui s’emploiera dans ses dessins à dénoncer le cynisme des uns et l’opportunisme des autres à l’instar d’un Adolf Hitler.

Conrad Felixmüller, L'Agitateur (1920). Staatliche Museen zu Berlin, NationalgalerieJörg P.Anders © RMN

Conrad Felixmüller, L'Agitateur (1920). Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie
Jörg P.Anders © RMN

Sans illusion. Le point commun en effetb à toutes ces œuvres qui se « lisent » selon un ordre chronologique, de la Première guerre mondiale à l’arrivée de l’auteur de Mein Kampf au pouvoir. Et toutes, qu’elles soient signées Otto Dix, George Grosz, Max Beckmann pour les plus connus, mais aussi Ludwig Meidner ou encore Conrad Felixmüller… toutes dénoncent la violence exacerbée d’un début de siècle, en Allemagne, particulièrement ravagé. L'occasion du même coup de s'interroger sur la question de la représentation devant notamment les horreurs de la guerre moderne. L’avènement de cette dernière marquant la fin de la tradition de la peinture d’histoire et des grands sujets héroïques, forcément héroïques. Même la vie à l’arrière, comme à Berlin, paraît meurtrie, défigurée, effrayante. La série de Max Beckmann, en 1918, intitulée L’Enfer montre une ville aux lignes acérées tels des poignards où se bousculent assassins, personnages trucidés ou apeurés, pauvres hères mourant de faim. Et la Rue malfamée (1915-16) de George Grosz ne donne guère plus envie de s’éterniser : au premier plan, on devine derrière les fenêtres d'un immeuble, un assassinat, un bordel et un pillage tandis que dans le lointain, passe un corbillard, en direction d'un bout de jardin où les légumes ont été remplacés par des tombes.

Ludwig Meidner, La Guerre (1914). Galerie Marion Grcic-Ziersch© G.U.E von Voithenberg, Munich

Ludwig Meidner, La Guerre (1914). Galerie Marion Grcic-Ziersch
© G.U.E von Voithenberg, Munich

Cette juxtaposition de toutes ces œuvres réalisées pendant la guerre (par de rares artistes, surtout allemands, ayant poursuivi ce travail de représentation de la réalité du front), si elle relève aussi du face à face entre trois grands artistes du siècle passé en raison précisément de son caractère inédit, offre surtout au spectateur un témoignage sans concession sur l’une des époques les plus sombres de l’histoire contemporaine, Otto Dix étant de loin le plus prolixe, allant même jusqu’à reprendre ce thème de la guerre jusque dans les années 20 avec cette série tout simplement baptisée, La Guerre (1924). Et c’est justement cet acharnement à dénoncer pour les uns, les Dix, Grosz et autres Beckmann, et pour les autres, militaires, bourgeois et autres hommes de pouvoir peu scrupuleux, à ériger la violence en référence absolue pour les autres, qui confère à cette exposition sa poignante noirceur.