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Personnalité

« Le siècle de Germaine Tillion»

Article publié le 25/05/2008 Dernière mise à jour le 27/05/2008 à 11:12 TU

Ce 30 mai 2008, Germaine Tillion, décédée le 18 avril dernier, aurait fêté ses 101 ans. Le Musée de l’Homme et le Théâtre du Châtelet lui rendent tous deux hommage. Le Musée de l’homme, avec lequel elle a souvent travaillé, propose l’exposition, Germaine Tillion, ethnologue et résistante, qui retrace la vie et les combats de cette femme hors du commun, « héroïne de la fraternité » selon l’expression de l’historien Tzvetan Todorov. A l’occasion de cet hommage, le musée nous propose aussi de découvrir l’un de ses plus brillants collaborateurs, Boris Vildé, anthropologue d’origine russe. Fondateur du réseau de résistance du Musée de l’Homme, proche de Germaine Tillion, il fut condamné à mort et fusillé au mont Valérien en février 1942. Isabelle Le Gonidec l'a visitée pour nous.

Germaine TillionDR

Germaine Tillion
DR

L’œil rond que l’on devine curieux, l’ombre d’un sourire, c’est un portrait de Germaine Tillion, qui ouvre l’exposition qui lui est consacrée au Musée de l’Homme. Et c’est l’histoire d’une vie qui nous est contée. Germaine Tillion : ethnologue et résistante  propose de découvrir une femme dans le siècle, une femme qui a contribué, par son métier d’ethnologue et sa curiosité d’intellectuelle, à questionner et à expliquer son temps. Une femme dont le parcours personnel et professionnel a maintes fois croisé les missions du Musée de l’Homme qui lui rend cet hommage…

Conçue par le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation de Lyon, l’exposition est organisée en grandes séquences chronologiques. Elle retrace Les trois vies de Germaine Tillion, titre du documentaire de Gilles Combat… Trois vies, cela paraît court tant elles sont exceptionnelles. 

Au début était l’ethnologie

En 1933, Germaine Tillion, entrée en ethnologie sous la houlette du maître Marcel Mauss fondateur, avec Paul Rivet, de l’Institut d’ethnologie de Paris, et père de l’Ecole française d’ethnologie, est choisie pour explorer les Aurès, « pays archaïque et musulman, perdu dans la somnolente Algérie ». Colonie française depuis près d’un siècle, l’Algérie est encore largement méconnue. Germaine Tillion part avec une jeune collègue, Thérèse Rivière, du Musée d’ethnographie du Trocadéro, l’ancêtre du Musée de l’Homme. A l’époque, écrit-elle, avec cet humour qui caractérise sa plume, « « l’ethnographie n’était pas devenue la carrière encombrée qu’elle devint un peu plus tard et l’on entrait en ethnographie comme on entre en religion… ». Ses conditions matérielles d’existence sont effectivement très monacales ! De décembre 1934 à la fin mai 1940, elle séjourne – avec quelques interruptions - aux confins du massif de l’Ahmar Khaddou, dans un village pauvre et isolé. Elle y explore la mémoire orale, recueille - et échange - proverbes, fables morales, contes merveilleux auprès des familles de ce morceau de terre rocailleux et notamment des « Grands-Vieux ».

Elle prend des notes, en dialecte chaouïa, dessine, photographie, accompagne les déplacements de ces semi-nomades. Ses notes, croquis, lettres à ses professeurs jalonnent ce premier chapitre, apportant un précieux éclairage. Les photographies, la plupart prises par Germaine Tillion et récemment retrouvées, sont magnifiques. Portraits, scènes de la vie quotidienne ou de fêtes sont autant de témoignages rares sur ce peuple des Aurès : mariages, préparation du mouton pour l’aïd-el-khebir, autorités locales plastronnant sur une place quelconque, masse imposante de la guelaâ, grenier-forteresse collectif de pierres sèches… Elle rapportera également de ces séjours de nombreux objets, usuels le plus souvent, des poteries, des jouets d’enfants - petites poupées de chiffon -, des étoffes tissées aux couleurs éclatantes, que le Musée de l’Homme a prêtés pour l’occasion.

Algérie (1935)Grand-vieux © Germaine Tillion

Algérie (1935)
Grand-vieux © Germaine Tillion

Germaine Tillion en résistance

Au printemps 1940, Germaine Tillion retrouve la France. Elle arrive à Paris le 9 juin, cinq jours avant l’entrée des troupes allemandes. S’ouvre le deuxième volet de l’exposition et un nouveau chapitre de sa vie, celui de la résistance puis de la déportation. Parce qu’elle avait compris, lors d’un séjour en Allemagne, le danger que représentait l’idéologie nationale-socialiste, Germaine Tillion s’engage immédiatement en résistance et fait le lien entre différents groupes dont celui du Musée de l’homme, composé d’amis et de collègues. Elle baptisera à la Libération cet écheveau compliqué, Réseau du Musée de l’homme, en hommage aux martyrs du Mont Valérien, fusillés en 1942. Boris Vildé, anthropologue, Anatole Lewitsky, linguiste, et les autres... l’exposition leur rend à chacun un visage.

Germaine Tillion et sa mère sont arrêtées en août 1942. L’ethnologue rédige sa plaidoirie sur un morceau de chemise de la Croix-rouge. Humour toujours. Malgré la condamnation à la peine capitale qui la menace, elle s’adresse ainsi au tribunal allemand : « Messieurs,… ne sachant encore au juste de quoi m’inculper et espérant que je pourrais suggérer moi-même une idée, on me mit pendant trois mois environ, à un régime spécial pour stimuler mon imagination. Malheureusement, ce régime acheva de m’abrutir… ». Elles seront finalement déportées au camp de Ravensbrück, au nord de l’Allemagne. Germaine Tillion est NN, « Nacht und Nebel », un statut attribué à certains prisonniers résistants qui « disparaissent » dans l’anonymat de la nuit des camps.

Vue générale du camp de Ravensbrück © Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon

Vue générale du camp de Ravensbrück
© Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon

La vie à Ravensbrück est illustrée par des objets personnels ou des petits billets échangés entre les prisonnières, miraculeusement échappés de l’enfer du camp. Ils témoignent notamment de la solidarité qui existe entre les déportées, sans laquelle elles ne pourraient survivre. Ainsi, ces fragiles messages manuscrits adressés à Kouri, le surnom de Germaine Tillion, internée à l’infirmerie.

Comme dans les Aurès, l’ethnologue prend des notes… Noter, pour ne pas oublier, les noms des bourreaux ainsi cette recette de cuisine manuscrite et cryptée de gâteau polonais aux groseilles… Noter aussi les noms des victimes, sur un mouchoir où sont brodés les prénoms de ses compagnes et leur ville d’origine. Elle observe et analyse le mode de fonctionnement de l’univers concentrationnaire et l’exploitation économique dont les déportées sont victimes. Comprendre permet de mieux résister, de lutter contre la déshumanisation. Elle écrit enfin, cachée dans une caisse d’emballage, une opérette d’un humour grinçant, Le Verfügbar aux enfers, pour distraire ses camarades. Celle-ci a été présentée pour la première fois en juin 2007 au théâtre du Châtelet, à Paris. Un documentaire en propose de larges extraits. Résister aussi par le rire.

Le 23 avril 1945, Germaine Tillion est libre mais ce chapitre ne s’achève pas pour autant. Elle entreprend un travail de mémoire - pour rendre justice à ses camarades et à sa mère, assassinées - pour témoigner, pour le présent et pour le futur. Elle compte méthodiquement les convois partis de France et les femmes qu’ils emportaient, comme elle comptait les boisseaux d’orges récoltés par sa communauté d’adoption aux confins des Aurès. Elle dresse de sinistres et nécessaires inventaires comme ces listes de convois de déportées, destinées aux statistiques nationales. Ce défi de mémoire et d’analyse est au cœur des différentes éditions de son livre Ravensbrück, sans cesse enrichi et mûri. Elle met aussi sa fine connaissance du système concentrationnaire nazi au service au service de la justice internationale, du CNRS qu’elle a retrouvé, et aussi de la lutte contre tous les régimes concentrationnaires au sein de la Commission internationale contre les régimes concentrationnaires, fondée après la guerre par David Rousset, militant trotskiste français, ancien déporté à Buchenwald.

Retour en Algérie

Germaine Tillion est sollicitée pour aller enquêter en Algérie - où la crise de la Toussaint a éclaté le 1er novembre 1954 - sur le sort des populations civiles. «Je me retrouve face à une population qui a cessé d’être pauvre – avant elle était pauvre – elle est devenue misérable ». Pour dénoncer cette misère, elle parle de « clochardisation ». Pour « faire quelque chose », elle imagine et créée les Centres sociaux où sont prodigués soins primaires et actions de formation et ce, quitte à être accusée de faire œuvre sociale quand la réponse à la crise algérienne ne peut être que politique. De nombreux documents émanant de ces centres sont présentés à l’exposition, prêtés par l’une de ses proches collaboratrices en Algérie, Nelly Forget.

Elle reviendra en Algérie en 1957, cette fois-ci sous la bannière de la lutte contre la torture. Elle accompagne la Commission Rousset qui enquête sur les accusations de torture à l’encontre de l’armée française. Donner le pouvoir de police à l’armée, une « décision absurde » selon Germaine Tillion. Torturer, « une bêtise, mais il y a dans l’être humain quelque chose qui ne dit pas non… pas un non radical ». Elle tente de nouer des liens improbables, rencontre des chefs du FLN dans la clandestinité, rencontre aussi le général de Gaulle… Informer, laisser une place au dialogue, faire preuve de vigilance face à tous les dérapages possibles dont l’homme est capable, parce que « la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique… », une exigence au cœur de son action en Algérie.

Le retour à l’ethnographie

Le chapitre algérien clos, Germaine Tillion revient définitivement à l’exploration ethnographique du monde méditerranéen. Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études, future Ecole des hautes études en sciences sociales, elle sillonne le Sahel, l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, enquêtant notamment sur l’organisation familiale et sociale et le rôle des femmes.

Son collègue Erik Guignard illustre de ses photographies les pages de ce dernier chapitre. L’ethnologue poursuit le travail initié en Algérie et le fruit de ses recherches fait l’objet d’un essai, Le harem et les cousins (1966) dans lequel elle explique comment, depuis la nuit des temps, les structures de la parenté, dans le monde méditerranéen, vassalisent les femmes. « A notre époque de décolonisation généralisée, l’immense monde féminin reste à bien des égards une colonie », écrit-elle…  

Germaine Tillion face au Niger (1970)© Erik Guignard

Germaine Tillion face au Niger (1970)
© Erik Guignard

Pour Germaine Tillion l’ethnologie est « un va-et-vient continuel » entre l’objet étudié et le sujet qui étudie ; l’étude de l’autre questionne aussi sur soi et sur son milieu. Une démarche profondément humaniste, fraternelle et décalée en un siècle, le XXe, où se sont durement affrontés certitudes idéologiques et dogmes intellectuels.

Au Musée de l’Homme, exposition du 30 mai au 8 septembre. Et les 26-27 juin, rétrospective de films sur Germaine Tillion, suivis de débats.

Au Théâtre du Châtelet, le 30 mai, journée d’hommage à Germaine Tillion avec la projection du documentaire Le Verfügbar aux enfers, suivie d’une discussion.

Enfin pour en savoir plus, Le site internet de l’Association Germaine Tillion

http://www.germaine-tillion.org/

 

Pour en savoir plus

Bibliographie

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A lire

27/05/2008 à 11:08 TU