Rechercher

/ languages

Choisir langue
 

Littérature

Manchette sur le vif

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 28/05/2008 Dernière mise à jour le 29/05/2008 à 07:56 TU

Jean-Patrick Manchette a 23 ans quand il entame son journal le 29 décembre 1966. 630 pages plus tard, s’achève ce récit mené tambour battant par l’auteur de Nada, L’Affaire N’Gusto ou encore du Petit bleu de la côte Ouest. De ses divers travaux d'écriture, de son problème avec l’alcool, de ses phases dépressives, de son impécuniosité chronique, des hauts et des bas dans son couple… Jean-Patrick Manchette se raconte sans rien occulter. Où l’on découvre également un jeune homme d’une avidité insatiable qu’il s’agisse de ses lectures ou de son goût pour le cinéma. Ce Journal (1966-1974) publié aux éditions Gallimard nous replonge enfin dans l’époque et son actualité tant hexagonale qu’internationale.

DR

DR

« Mon nouvel agenda n’offre de place que pour les rendez-vous. D’où ceci. C’est mieux, d’ailleurs, d’ailleurs, je cesse de mélanger les trucs à faire (coups de fil, rendez-vous) et la relation des journées ». Cette explication nous est fournie par son fils, Doug Headline, qui signe l’avant-propos, et ça tombe bien car quand Jean-Patrick Manchette entame le 29 décembre 1966 ce qui va devenir son journal, rien dans cette première confidence couchée noir sur blanc ne nous éclaire sur la raison qui l’amène à 24 ans à se confier de la sorte. Il s’en tient exclusivement aux faits (« Je mesure quelque chose comme 1 mètre 75, je pèse à peu près 60 kilos »), rien que les faits concernant son état moral, ses projets professionnels, ses soucis d’argent et sa compagne, Mélissa, personnage central de ce récit sans détours ni circonlocutions. Pas le genre, très tranché, du jeune homme. Car le style de Jean-Patrick Manchette est déjà là, dans cette sécheresse du récit purement factuel dont d’ailleurs il ne se départira jamais tout au long des quelque 5 000 pages manuscrites qu’il a laissées. Des cahiers entiers où ses notes personnelles alternent avec des articles de presse découpés dans divers journaux comme autant de lucarnes sombres ou absurdes sur son époque. A partir du 1er septembre 1969, il introduit carrément une « section » baptisée Historiographie dans laquelle il relate sur le mode quasi dactylographique l’actualité politique, sociale ou culturelle du moment. En France ou ailleurs.

Jean-Patrick Manchette DR

Jean-Patrick Manchette
DR

C’est en 1971 que Jean-Patrick Manchette fait son entrée dans la prestigieuse « Série Noire » où paraissent coup sur coup Laissez bronzer les cadavres ! co-écrit avec Jean-Pierre Bastid, un proche, du moins au début, et L’Affaire N’Gustro, qu’il signe seul. « L’Affaire N’Gustro est sortie en librairie. […]. J’attends aussi les réactions, que j’espère violentes », écrit-il le 19 avril 1971. En fait, c’est surtout le roman écrit à deux mains qui suscitera le plus de réactions, qui plus est, enthousiastes avec même un projet d’adaptation pour le cinéma. Il n’empêche, le 22 mai suivant, il confesse, passablement interloqué devant le succès de Laissez bronzer les cadavres ! : « […] j’aime bien écrire pour moi, je veux dire des choses de mon cru. C’est pourquoi, je vais continuer à écrire ». La lecture de Journal (1966-1974) raconte de fait la naissance d’un écrivain qui, pour vivre de sa plume, va déployer une énergie folle. Adaptations télévisées ou cinématographiques, traductions, écriture de scénarii notamment pour le réalisateur Max Pécas, Jean-Patrick Manchette qui mentionne chacun des projets sur lesquels il est engagé ne s’économise pas. D’autant moins que parallèlement à cet intense et phénoménal travail (« L’existence est drôlement remplie… », écrit-il le 6 juillet 1973), il dévore livres et pellicules. Pas un jour ou presque où il ne voie pas au moins un film, n’évoque pas une de ses multiples lectures avec un net penchant pour les penseurs, psychanalystes et autres philosophes. C’est peut-être là d’ailleurs, dans cette curiosité inépuisable, cette démarche intellectuelle en alerte permanente, cette présence  engagée et contestataire au monde qui l’entoure - Jean-Patrick Manchette est d’une virulence telle que ses accès, fréquents, de déprime, ses phases dépressives même n’en semblent que plus profonds et violents -, que réside tout l’intérêt de ce livre.

Affiche du film <em>Nada </em>de Claude ChabrolDR

Affiche du film Nada de Claude Chabrol
DR

La naissance d’un écrivain d’une part (avec les parutions en 1972 de Nada et l’année suivante de Morgue pleine), et de l’autre, la description assez minutieuse d’une époque, les années 70. On prend en effet beaucoup de plaisir, n’était l’étrange absence des événements de mai 68 - en mai 68, il n’ouvrira son cahier qu’une seule fois à la date du 23 pour écrire, entre autres, « Bordel social et politique »-, à se remémorer ces temps anciens où la télévision programmait quantités de films remarquables, où l’engagement relève de l’évidence - Jean-Patrick Manchette appartient à la mouvance situationniste -, et où la contestation s’apparente à un art de vivre mais où, déjà, pointe la crise. En 1974, quand se referme ce Journal, la renommée est là avec sa cohorte d’interviews, d’adaptations cinématographiques, passées et à venir, et autres cocktails. Le 1er février, Jean-Patrick Manchette rapporte même avoir reçu un coup de téléphone d’une étudiante, « elle fait une maîtrise sur moi », note-t-il, à sa manière toujours minimaliste de dire les choses.     

« Je reviens à la question du journal. Evidemment qu’on écrit pour être lu, autant que pour se relire soi. On prend plaisir ou amertume à ce retour. Mais surtout, on pose sur le papier, pour les autres, ce à quoi, successivement, au fil du temps, on a adhéré le temps de la pensée, parfois du paradoxe ou du calembour. […] Sous l’apparente incohérence, la cohérence est recherchée, et la nécessité », écrit-il page 117, à la date du 8 mars 1969, à la faveur de l’un de ses plus longs dégagements. Il n'a encore rien publié et cependant la conviction qu'il sera lu un jour est là. Tout comme la raison qui l’a poussé à tenir un journal, et partant, à se jeter dans ce jeu/je d'écriture : dans ce souci de cohérence qui sera également le ciment de son œuvre, soit une dizaine de romans qui ont ouvert la voie à ce qu’il convient d’appeler le « néo-polar », un mélange de militantisme et de noir où le criminel n’est pas forcément le seul coupable.

Jean-Patrick ManchetteDR

Jean-Patrick Manchette
DR

Journal (1966-1974), Jean-Patrick Manchette. Aux éditions Gallimard.