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Théâtre

«Exercices de style» version cathodique

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 25/08/2008 Dernière mise à jour le 26/08/2008 à 10:41 TU

Exercices de style de Raymond Queneau est probablement avec La cantatrice Chauve de Ionesco l’un des textes les plus souvent montés au théâtre. Or, au rayon burlesque, la  familiarité, voire la popularité, n’empêche pas forcément l’originalité. Ainsi des Exercices de style proposés par Stéphanie Hédin, Jérémie Prévost et Julien Sibre au théâtre du Lucernaire à Paris. En passant ce texte, écrit entre 1942 et 1946, au crible du petit écran, les trois comédiens lui redonnent une fraîcheur, une drôlerie irrésistible. Comme dirait le père du néo-français, sur le mode de l’injonction, par ailleurs justifiée : Y a pas à tartiner, faut le prendre c’t’autobus-là !

Avant toutefois de composter le ticket, ré-ouvrons un instant les Exercices de style de Raymond Queneau (1903-1976), membre éminent de l’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle, groupe d’écrivains et de mathématiciens tous mordus de littérature et, à ce titre, portés sur les trouvailles linguistiques, jeux (de mots) et autres élucubrations singulières. Fleuron de cette approche à la fois ludique et savante, les Exercices de style qui mettent en scène le narrateur rencontrant dans un bus un drôle de type au long cou coiffé d’un chapeau orné non pas d’un ruban mais d’une tresse. Et cela, 99 fois de 99 manières différentes. En clair, l’auteur de Zazie dans le métro réécrit sans cesse la même histoire mais en introduisant à chaque fois un ton, un accent, un temps, une contrainte qui lui confèrent un caractère unique.

Rédigé dans les années 40, cet exercice de style d’une loufoquerie achevée a trouvé avec le trio de comédiens qui sévit au Lucernaire une nouvelle jeunesse. En soumettant pour une bonne part le texte du facétieux Queneau à l’épreuve de la télévision, Stéphanie Hédin, Jérémie Prévost et Julien Sibre font littéralement des étincelles. Loin de dénaturer ou de desservir les variations locomotrices du père du néo-français, cette option au contraire leur redonne toute sa pertinence et ravive avec brio leur irrésistible absurdité.

De la version sitcom au détour par le commentaire animalier, de la séquence « doublage qui tourne mal » au jeu inspiré de « Questions pour un champion » avec fosse aux fauves prêts à croquer le concurrent malheureux, du cartoon débridé à la tragédie qui se prend les pieds dans la traîne, de la bande-son d’applaudissements préenregistrés qui devient incontrôlable à l’émission littéraire élitiste … Les références au petit écran ne manquent jamais leur cible. Même les intermèdes dans l’obscurité qui font défiler répliques empruntées au cinéma mais aussi, et surtout, citations piquées au « JT » de 20 heures, rehaussent l’aspect jubilatoire de l’exercice. Chacun en prenant pour son grade dans une (presque) égale infortune : c’est Ségolène Royal qui du haut de la Muraille de Chine lance son ode à la « bravitude », c’est Nicolas Sarkozy qui, en déplacement en Bretagne, invective un pêcheur peu avenant d’un « casse-toi pauv’con » - qu’un certain Jean-Michel Larqué, consultant-football pour la première chaîne française, avait d’ailleurs déjà proféré comme le rappelle le spectacle -, c’est encore Jacques Chirac parlant « du bruit et de l’odeur » des familles africaines.

Il faudrait encore citer la manière chansonnière (et piquante) de mettre en musique les variations de Queneau. Lyrique, classique, jamaïcaine, rock, country, rappeuse ou « bénabarienne »… Quelle que soit la coloration choisie, la composition est un régal. D’autant que les trois comédiens, les trois metteurs en scène aussi, ne se contentent pas de connaitre leur Queneau sur le bout des doigts, ils le « vivent » avec un bonheur communicatif. Les voix, les corps… Pas une fausse note dans ce spectacle qui, un an avant la célébration du cinquantenaire de Zazie dans le métro, donne au public l’envie irrépressible de partager une banquette ou une plate-forme avec cet indécrottable amoureux des transports en commun qu’était (entre autres) Queneau.

Jérémy Prévost, Julien Sibre et Stéphanie Hédin dans "Exercices de style".DR

Jérémy Prévost, Julien Sibre et Stéphanie Hédin dans "Exercices de style".
DR