par Elisabeth Bouvet
Article publié le 07/10/2008 Dernière mise à jour le 09/10/2008 à 13:43 TU
Premières en France qui pour l’exposition Picasso et les maîtres (8 octobre 2008-2 février 2009) voit les choses en grand, en très grand même : trois lieux parisiens se sont associés pour l’occasion, le Louvre, le musée d’Orsay et le Grand-Palais. Du jamais vu. Non moins inédite, l’importance des prêts accordés par quelques-uns des plus importants musées européens tels que le Prado de Madrid qui a laissé sortir de ses murs 9 tableaux dont La maja desnuda de Goya. Ce sont ainsi quelque 200 chefs d’œuvres qui occupent les cimaises des trois institutions citées ci-dessus. Picasso puissance 3… La prouesse a aussi un coût : 2 milliards d’euros, le montant des assurances. Quant au public, il devra payer la somme rondelette de 26 euros pour espérer faire le tour de la question.
Une photographie en noir et blanc qui montre, en gros plan, le visage de Picasso (1881-1973) à demi dissimulé par sa main droite qui soutient sa tête… Sur ce cliché, pris en 1954 et qui sert d’affiche à Picasso et les maîtres, le peintre espagnol semble un peu étourdi voire étonné. « Tout ça pour moi », semble-t-il dire à ceux qui franchissent les portes du Grand Palais. Et de fait, ce qu’Anne Baldassari, la directrice du musée Picasso de Paris (actuellement fermé pour cause de travaux) et co-commissaire de l’exposition, a mis en scène là s’apparente ni plus ni moins au musée imaginaire de l’artiste. Un musée imaginaire à l’aune de son appétit, immense, lui qui effectua un « travail de prédation unique dans l’histoire de l’art », pour reprendre l’expression d’Anne Baldassari.
Un réseau d’amitiés
Pour illustrer ce cannibalisme hors-pair, plus de 200 œuvres, de Cranach le vieux à Goya, du Titien au Greco, de Velasquez à Rembrandt, du Poussin à Ingres en passant par Manet, Renoir, Braque ou Van Gogh, sont exposées aux côtés de leur hôte dans une confrontation destinée à explorer et mettre en évidence « les stratégies diverses développées par Picasso qu’elles soient techniques, narratives ou thématiques pour entrer dans les tableaux de ses aînés et raconter l’histoire différemment ». Or jamais un rapprochement d’une telle ampleur n’avait été orchestré jusqu’à ce jour. « Inouï », « Tout simplement magnifique », Anne Baldassari n’a pas assez de superlatifs pour qualifier « ce type de projet dont on rêve tous : réunir pour la première fois quelques-unes des plus belles peintures au monde ». Rêve qu’il n’aurait pas été possible de mener à son terme « sans ce réseau d’amitiés qui a permis de dépasser tous les obstacles, techniques et financiers ».
Saint Martin partageant son manteau avec un pauvre (1597-1599) par El Greco.
National Gallery of Art, Washington Widener Collection
Si le musée Picasso de Paris reste le principal pourvoyeur d’œuvres, tous les plus grands musées d’Europe ont consenti à se séparer, pour une durée de quatre mois tout de même, de certaines de leurs pièces-maîtresses comme le Prado qui, s’il a conservé Les Ménines de Vélasquez, a néanmoins autorisé la sortie de La Maja desnuda de Goya. Même générosité de la part de la National Gallery de Londres qui prête rien moins que 11 tableaux tandis que le musée Picasso de Barcelone a cédé 21 toiles dont une partie de l’abondante « variation » autour des Ménines que Picasso entreprend dans les années 1957-58. Quant au MoMa de New York, il participe lui aussi à l’exposition parisienne en fournissant 3 tableaux dont le très beau, le très émouvant Gosol qui date de 1906. Si les musées du Louvre et d’Orsay contribuent également à étayer le propos, les deux institutions parisiennes n’ont pas outrepassé leur règlement respectif. Et justement parce que Le déjeuner sur l’herbe de Manet et Les femmes d’Alger de Delacroix ne sont pas déplaçables, ce sera donc aux visiteurs de remonter la Seine, en zigzaguant d’une rive à l’autre. L’un des objectifs, aussi, de cette exposition en trois volets, trois espaces : « Ramener le grand public vers les musées voir les œuvres qui ont influencé Picasso et découvrir ainsi les trésors que la France possède ».
2 milliards d’euros d’assurance
Quoi qu’il en soit, ces largesses amicales ou diplomatiques, « sans contrepartie » affirme Anne Baldassari, ont un coût. La valeur des œuvres est évalué à 2 milliards d’euros, ce qui correspond donc au montant de l’assurance : « ça reste raisonnable, estime notre interlocutrice, surtout quand on a la garantie de l’Etat français, ce qui ramène le montant à 700 000 euros ». On comprend mieux dès lors le tapage médiatique qui accompagne cette exposition ainsi que l’aménagement exceptionnel des horaires de visite avec rien moins que cinq nocturnes par semaine contre une habituellement et, l’ouverture sept jours sur sept durant les vacances scolaires. Sans oublier, le prix du passe dont les visiteurs devront s’acquitter pour voir Picasso et les maîtres dans son intégralité soit 26 euros. Décidément exceptionnelle, l’exposition… Pas certain néanmoins qu’à ce tarif là « le grand public » reprenne le chemin des musées.
Picasso passionne le public
Encore que… Marie-Laure Bernadac est conservateur général, chargée de l’art contemporain au Louvre et co-commissaire de l’exposition. Si elle dit « comprendre l’overdose » autour de Picasso qui fait l’objet de dizaines d’expositions de par le monde, chaque année, elle déclare aussi qu’il y a une « vraie demande de tout un ensemble du public qui a envie de revoir Picasso autrement ». Avec cette première confrontation à cette échelle-là, « Picasso nous livre une partie de lui-même sur son amour des peintres, reprend Marie-Laure Bernadac, pour lui, un peintre est un collectionneur qui fait lui-même les tableaux qu’il aime chez les autres. Cette exposition pose la question de l’ambivalence de Picasso entre tradition et avant-garde. Est-il iconoclaste, un destructeur ou au contraire est-il un continuateur ? C’est une manière de s’interroger sur sa place dans l’histoire de l’art ». Cela étant dit, pour Marie-Laure Bernadac, l’intérêt est aussi, et peut-être surtout, artistique…
« Regarder les tableaux avec un regard de peintre, comment Picasso les analysait, les voyait, ce qui l’intéressait… »
Mieux revoir les maîtres
Les (auto)portraits, les natures mortes, les tarots, les figures noires, les Nus avec lesquels se terminent ce dialogue muséal, thématique ou esthétique entre Picasso et les anciens… De ses débuts à ses toutes dernières années, le peintre espagnol n’a de cesse d’entretenir ce rapport intime avec ceux qui l’ont précédé. Parmi ceux qui le hanteront tout au long de sa vie avec plus ou moins de constance, figurent Delacroix et ses Femmes d’Alger, Velasquez et ses Ménines et Manet et son fameux Déjeuner sur l’herbe, trois œuvres précises extraites d’un corpus qu’il connait par cœur et dont il s’empare dans les années cinquante pour peindre trois grandes séries de variations. Trois variations que chacun des lieux de l’exposition met en exergue : Velasquez (version diapositive) au Grand Palais, Delacroix au Louvre et Manet à Orsay. Si Picasso n’a pas eu l’heur de voir, de son vivant, ses toiles accrochées aux côtés des trois maîtres, il avait toutefois, dans les années 60, exposé dans une galerie parisienne l’ensemble de ses variations autour du Déjeuner sur l’herbe. En 2008, le dialogue entamé quarante cinq ans plus tôt trouve enfin son apogée. Retour avec Laurence Madeline, conservateur au musée d’Orsay et ancienne directrice du musée Picasso, sur cette filiation riche en rebondissements…
« Manet est comme Picasso un artiste qui se sert des maîtres anciens et qui les interprète, les actualise, qui les réintroduit dans son temps à lui. »
Dans l'intimité de Picasso
Et ainsi de suite. Devant chaque œuvre présentée, l’effet-miroir parait de même infini. Laurence Madeline ne s’y trompe pas quand elle dit craindre « qu’après cette énorme exposition, on se rende compte qu’il y a encore tout autant à voir ». Les limites peut-être de cette présentation-confrontation qui, parce qu’elle semble inépuisable, est forcément parcellaire d’autant que Picasso regardait aussi les tableaux « ratés » pour comprendre ce qu’il ne fallait surtout pas faire. De là, ce commentaire souvent entendu lors du vernissage : qu’un livre seul aurait pu mener à bien ce travail d’enquête et de décryptage pour démêler, détricoter ces siècles de références que Picasso a digérés, assimilées, célébrées tout au long de son existence. Ce qui ne saurait toutefois gâter notre plaisir à contempler, côte à côte, l’Olympia de Manet et La maya desnuda de Goya et, plus globalement, à entrer en quelque sorte dans l’intimité de l'artiste espagnol, l'homme qui regardait la peinture et grâce auquel, finalement, le visiteur peut à son tour entrer dans ce jeu de miroirs où Picasso regarde Manet qui regarde Goya qui regarde Velasquez, etc...
Picasso et les maîtres, au Grand Palais du 8 octobre au 2 février.
Picasso/Manet : Le déjeuner sur l'herbe, au musée d'Orsay du 8 octobre au 1er février.
Picasso/Delacroix : Femmes d'Alger, au Louvre du 9 octobre au 2 février.