par Elisabeth Bouvet
Article publié le 09/01/2009 Dernière mise à jour le 12/01/2009 à 12:56 TU
Jean Rolin en arpenteur d’une planète insoupçonnée. Son nouveau roman, paru début janvier, ne déroge pas à cette règle de conduite. Un chien mort après lui (éd P.O.L) nous emmène en effet sur la trace des chiens errants, autrement dit dans tous ces recoins oubliés et vaguement malfamés qui bordent tant les grandes villes que les îles abandonnées. Tanzanie, Russie, Haïti, Thaïlande, Mexique, Liban, Australie, etc, sans oublier la littérature, royaume également de quelques meutes mémorables… Jean Rolin, l’écrivain errant, ne pouvait que s’enticher de ces cabots, sortes de frères de route sans laisse ni domicile fixe.
Aux chiens errants, expression habituellement retenue pour évoquer ces bâtards sans maître ni toit, Jean Rolin préfère l’appellation de « chiens féraux », un anglicisme qui, explique-t-il, « désigne un animal domestique retourné à l’état sauvage ». Ce sont donc eux qui seront nos guides, d’un chapitre à l’autre d’un récit conçu comme un patchwork où se mêlent des textes écrits ici ou là, au hasard de reportages et autres voyages, et souvenirs de lectures autour de la figure du « chien rhétorique », selon la formule utilisée par l’auteur. Puisque, visiblement, cela fait bien une dizaine d’années que l'auteur planche sur le sujet, accumulant anecdotes, références improbables comme ce livre du docte Ray Coppinger sur l’origine des chiens qui mènera Jean Rolin à Pemba - une île de Tanzanie où, certifie le spécialiste, vivrait « une version moderne du chien originel » -, renvois à une littérature non pas tant de fiction « où les scènes de dévoration par les chiens sont monnaie courante » que de reportage citant, entre autres, Flaubert, lors de son séjour en Egypte - où l’auteur de Madame Bovary était parti chasser le chien -, et même faisant partager ses propres rêves peuplés de quadrupèdes à l'instar de ce molosse « du genre mésolithique », figurant « immobile et silencieux » d’un théâtre de Sarajevo. Par exemple.
Mais la démonstration qui s’accompagne à chacune de ses escales de descriptions d’une précision quasi clinique du lieu où l’auteur de La Clôture promène sa haute silhouette, qu’il s’agisse d’un obscur parking à Bangkok, d’une décharge pestilentielle à Pemba, d’une place abandonnée à Valparaiso, d’un temple à Baalbek ou d’un refuge pour chiens à Mexico, qui n’a de refuge que le nom… Cette démonstration, donc, est toujours le prétexte à une traque qui, en cherchant les chiens féraux, trouve les victimes ou les oubliés d’un monde qui n’a plus voix au chapitre. Car, comme le note Jean Rolin, dans les pays en guerre le chien errant est bien souvent « un auxiliaire du désastre ». De même, ajoute-t-il, que le chien est capable d'exprimer la douleur « mieux que la voix humaine ne saurait le faire ». Ce sont encore les laissés pour compte qui, des favelas aux bidonvilles en passant par les décharges, croisent ces matins au pelage jaune et à la corpulence moyenne avec lesquels Jean Rolin partage finalement la même curiosité pour ces existences parallèles nichées hors des circuits convenus. L'écrivain et journaliste français, qui n’est pas un adepte du misérabilisme - il a plutôt l’humour et l’ironie en bandoulière, y compris quand il se laisse aller à un aveu plus personnel, que ce soit une frousse, une vexation ou même une impatience -, braque ainsi durant quelques 340 pages sa plume sur ces recoins de vies tombées dans les oubliettes d’un monde qui, pour être globalisant, n’en reste pas moins uniforme, négligeant toute une frange de vies et de personnes auxquelles ses vagabondages redonnent forme et souffle.
Avec un bonheur communicatif. Le lecteur se prend ainsi à rêver de descendre à son tour au Hilton de l’aéroport de Miami pour s’installer au bord de la piscine de l’établissement, là-même où Jean Rolin, « dans les odeurs de kérosène et de marécage portées par un vent tiède, au sortir d’un repas servi dans une salle à manger peut-être un peu trop climatisée, survolé par les avions aux trajectoires brillantes et assourdi par le vacarme de leurs réacteurs, regardant se balancer la cime des cocotiers, planer le balbuzard, se sécher les anhingas aux ailes déployées, dépasser d’un buisson la queue ocellée du lézard, songer une jeune Japonaise accoudée au garde-corps de la jetée », a éprouvé « un sentiment de bonheur et de plénitude tel » qu’il s’est demandé s’il ne pourrait pas finir ses jours dans cet hôtel. Descendre à son tour au Hilton pour entrer dans « cette espèce de transe » peu banale qui pousse Jean Rolin à explorer l'envers du décor.