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Cinéma

«Casanegra» : le poids des mots, le choc des images

par Cerise Maréchaud

Article publié le 26/01/2009 Dernière mise à jour le 26/01/2009 à 10:39 TU

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Ils s’appellent Karim et Adil. Deux jeunes voyous qui errent désœuvrés dans les bas-fonds crasseux du Casablanca nocturne, à la recherche d’une magouille pour aider leur famille, sauver les apparences ou émigrer en Suède. Ce tandem d’infortune est le héros de Casanegra, deuxième long-métrage de Noureddine Lakhmari (Le Regard, 2004) et petit phénomène cinématographique au Maroc : plus de 110 000 spectateurs en trois semaines d’exploitation, soit un démarrage record dans un pays dont les trois quarts des salles ont fermé en vingt cinq ans, et les entrées chuté de vingt à trois millions par an.

Rires de gêne

« Un tour de force », s’enthousiasme l’hebdomadaire TelQuel pour ce film « coup de poing » qui montre de manière frontale violence urbaine et injustice sociale. Une mère de famille tabassée par son mari ; un jeune sans le sou embrassant une bourgeoise inaccessible ; un homosexuel harcelé dans la rue ; un vieil infirme assis sur les toilettes ; un homme se masturbant : autant de scènes qui, avant d’être, pour certaines, piratées et postées sur Youtube, soulèvent les rires dans des salles inhabituellement pleines. « Des rires de gêne », assure le réalisateur, qui a écrit les dialogues en darija (arabe dialectal) de la rue, crue, vulgaire, agressive.

A tel point que, pressenti pour représenter le Maroc au dernier Festival du film de Marrakech, Casanegra en aurait été retiré pour ne pas heurter le prince Moulay Rachid (frère du roi), qui préside l’événement. Sélectionné par contre à Dubaï, le film y a gagné le prix de l’image et celui, ex-æquo pour Omar Lotfi et Anas El Baz, du meilleur acteur, avant de rafler cinq récompenses au Festival national du film de Tanger (premier et second rôles masculins, son, critique, presse).

Critique islamiste

C’est une tout autre publicité que Casanegra a reçu d’Abdelillah Benkirane, chef du parti islamiste de la Justice et du développement (PJD) interviewé par France 24, et selon qui ce film, qu’il dit ne pas avoir vu, participerait à la « débauche » et à la « sionisation ». Des termes déjà entendus au sujet de Marock, de Laïla Marrakchi (histoire d’amour entre une musulmane et un juif de la jeunesse dorée de Casablanca), qui avait soulevé une bruyante polémique en 2005, ce qui n’est finalement pas le cas de Casanegra.

Omar LotfiDR

Omar Lotfi
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Mais pour ces trois jeunes de la classe moyenne, postés devant le complexe cinématographique de la corniche casablancaise, le film qu’ils s’apprêtent à voir n’a déjà plus de secret pour eux : « Les conservateurs disent qu’on est une société musulmane, qu’on ne peut pas voir ou entendre ça », rapporte Yassine Ajnaoui, 18 ans. « Parce que traditionnellement, on vient au cinéma en famille, poursuit Karim El Abdaoui, 20 ans, mais on a besoin de cette réalité ! C’est le contraire de celle de Marock », Marock qui est d’ailleurs le dernier film qu’ils ont vu. Yasmine Hessissen, 16 ans et plutôt issue du monde de Marock, a préféré Casanegra : « il m’a ouvert les yeux sur ce que je ne connaissais pas ».

Pour TelQuel, qui le place dans la lignée des films « briseurs de tabous », cela prouve que le cinéma marocain se décomplexe, mais aussi que l’Etat se détend : Casanegra a reçu plus de 200 000 euros d’avances sur recettes du Centre cinématographique marocain, et n’est interdit en salles qu’aux moins de 12 ans.

« Hymne à l’amour »

Mais Noureddine Lakhmari, qui dit avoir été « soft » dans les dialogues, assure que cette dimension n’était pas sa priorité : « Pour moi, Casanegra est avant tout un hymne à l’amour : entre fils et père, entre les deux héros, entre eux et la ville ». Car la vraie héroïne du film, c’est elle, la capitale économique du Royaume, inspiratrice de plusieurs succès marocains : Un amour à Casablanca, d’Abdelkader Lagtaâ (1991), Ali Zaoua de Nabil Ayouch (2000), A Casablanca les anges ne volent pas de Mohamed Asli (2004), WWW-What a wonderful world de Faouzi Bensaïdi (2006).   

Inspiré par Metropolis de Fritz Lang et par Mean Streets de Martin Scorsese, Noureddine Lakhmari a voulu rendre hommage à sa ville d’adoption – il est né à Safi puis a vécu à Oslo - en plaçant son décor sous les arcades art déco du vieux centre, « un trésor architectural à l’abandon », pour attirer l’attention sur la beauté de la ville, sur « cet héritage qui nous appartient ».

Casanegra sera prochainement distribué en Italie, Norvège, Suède, Danemark et Finlande, la production étant en négociations pour d’autres pays dont la France.