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Exposition

Le Jazz et les arts : une histoire d’accords

par Elisabeth Bouvet

Article publié le 30/03/2009 Dernière mise à jour le 30/03/2009 à 12:10 TU

"Jazz, variante", Fernand Léger (vers 1930).© Paris, Galerie Berès/ Musée du quai Branly, Ymago.

"Jazz, variante", Fernand Léger (vers 1930).
© Paris, Galerie Berès/ Musée du quai Branly, Ymago.

Daniel Soutif a vu les choses en grand. C’est en effet sur 2 000 m2 que se déploie Le Siècle du Jazz, l’exposition qui se tient jusqu’au 28 juin au musée du quai Branly à Paris. Et encore le commissaire de l’exposition a-t-il dû se restreindre, se limitant à un millier d’œuvres sur les 4 000 qu’il aurait aimées présenter pour étayer sa démonstration. Laquelle vise donc à écrire une histoire des arts visuels à la lueur du jazz. C’est donc dans une ambiance à la fois colorée et musicale que le visiteur chemine à travers tout le XXe siècle croisant visages connus depuis Joséphine Baker et Count Basie jusqu’à Miles Davis et signatures non moins illustres telles que Matisse, Mondrian, Léger, Pollock, Rotella jusqu’à Warhol, Basquiat et Haring sans oublier les cinéastes et autres photographes qui ont mis des images sur des partitions. Chronologique et transversal, ce Siècle du Jazz est sans fausses notes.

Histoire sans doute de donner des repères aux visiteurs, une ligne droite sert de colonne vertébrale à l’ensemble. Elle symbolise la chronologie, à partir de laquelle, pour chaque période-clé de l’histoire du jazz, s’ouvrent des espaces dédiés aux arts plastiques et visuels. Un repère dans le temps absolument indispensable eu égard aux changements enregistrés tout au long du siècle écoulé. Et une option pas le moins du monde rébarbative compte tenu de la diversité des œuvres présentées.

Dix étapes ont ainsi été retenues, qui donnent donc à chaque fois la clé d’un nouveau champ à explorer, depuis les débuts du jazz que l’on fixe généralement à 1917, année de l’apparition du mot « jazz » (en fait « jass » dans un premier temps), jusqu’à la section baptisée « Contemporains » et qui couvre quarante ans de créations entre 1960 et 2002. Entre ces deux extrémités, on aura reconnu « Les années Swing 1930-1939 », « Le Be-Bop 1945-1960 » ou encore « La révolution free 1960-1980 ».

"Portrait de Billie Holiday", Carl Van Vechten (1949).© Washington, Library of Congress, Prints and Photographs Division/ Musée du quai Branly, Ymago.

"Portrait de Billie Holiday", Carl Van Vechten (1949).
© Washington, Library of Congress, Prints and Photographs Division/ Musée du quai Branly, Ymago.

C’est bien sûr d’abord aux Etats-Unis que s’opère la collusion entre musiciens et artistes. Daniel Soutif a tenu d’ailleurs à mettre en exergue tout un pan méconnu - et pourtant particulièrement fécond - de l’histoire culturelle américaine à travers le mouvement Harlem Renaissance qui vit pour la première fois les noirs accéder à une forme de reconnaissance. Aux côtés des Amstrong et Ellington, émergent des peintres tels que Douglas Aaron et surtout Archibald J. Motley dont l’exposition permet de découvrir de nombreux tableaux, véritables témoignages de la vie nocturne de ce quartier de New York où se sont ouverts les premiers dancings (« Ballrooms ») réservés aux « gens de couleur ». Mais des artistes blancs ont également travaillé au sein de la communauté africaine-américaine tels que le photographe Carl van Vechten qui a immortalisé tous les musiciens et chanteurs de jazz de l’époque. On lui doit notamment les très beaux portraits de Bessie Smith et surtout de la grande Billie Holiday (1949) regardant une tête africaine, hommage explicite (et ironique) à la photo noire et blanche de Man Ray. 

Man Ray, citoyen américain résidant à Paris, autrement dit en Europe qui dans les années 1920 découvre à son tour ces rythmes syncopés à travers la danse : le fameux charleston qui fera la renommée de Joséphine Baker, et de sa Revue nègre, et le bonheur des nuits parisiennes qui font courir tout ce que l’avant-garde compte d’artistes en quête de modernité, les Lèger, Cocteau, Picasso, Picabia, Dix, Van Dongen, Calder et autres Leiris.

"Josephine Baker au Bal Nègre", Kees van Dongen (1925).© Collection André van Breusegem/ Musée du quai Branly, Ymago.

"Josephine Baker au Bal Nègre", Kees van Dongen (1925).
© Collection André van Breusegem/ Musée du quai Branly, Ymago.

Et pourtant pour tous ces créateurs, le jazz n’est ni contemporain ni urbain comme en Amérique. Le cubisme est passé par là et cette passion pour ces nouveaux sons est à rapprocher du goût pour le Primitivisme, en vogue à l’époque. Les corps-liane fleurissent sur toutes les affiches, imprimant au graphisme un coup de crayon d’une souplesse et d’une audace détonantes.

C’est précisément cette émancipation, cet érotisme, cette vitalité, ce tempo insensé qui séduisent les artistes, tout comme les ruptures de rythme et l’improvisation, propre au jazz, inspireront les peintres à l'instar du Hollandais Mondrian ( « grand collectionneur de disques », nous dit Daniel Soutif) qui, mêlant sa découverte de New York à sa passion pour le Boogie Woogie, renouvèlera dans les années 1940 son art, de Matisse dont l’exposition présente le porte-folio baptisé Jazz (1947), du Tchèque Kupka sans oublier Jackson Pollock qui peignait en écoutant du jazz, Jean-Michel Basquiat dont les œuvres sont imprégnées de black music et bien sûr Andy Warhol qui a signé un certain nombre de pochettes de disque tandis que Keith Haring mettait dans les années 1980 son talent au service du Festival de Montreux signant les affiches de la 17e édition.

Arts plastiques, arts graphiques, arts visuels aussi. L’univers photogénique du jazz attire, fascine les photographes. Et pas des moindres si l’on songe à Lee Friedlander, Irving Penn, Guy Le Querrec ou encore Jeff Wall dont le magnifique Invisible Man, inspiré du roman éponyme de l’écrivain africain-américain Ralph Ellison, est présenté dans l’exposition avec, en sous-titre, cet hommage au morceau de Louis Amstrong, What did I do to be so black and so blue ?

"Ascenseur pour l'Echafaud", film de Louis Malle (1957).© 1957 Nouvelles Editions de Films/ Musée du quai Branly, Ymago.

"Ascenseur pour l'Echafaud", film de Louis Malle (1957).
© 1957 Nouvelles Editions de Films/ Musée du quai Branly, Ymago.

Impossible de ne pas évoquer enfin la contamination du cinéma par le jazz, et cela dès les débuts du parlant quitte, à l’époque, à grimer grossièrement les acteurs-danseurs blancs. Une mini-salle de projection a été installée juste avant la période dite « Révolution free ». L’occasion de rappeler que l’influence jazzy a été telle dans certains cas que des films ont carrément été tournés sur le mode de l’improvisation - on pense à Shadows de Cassavetes, film dont la bande-originale a été confiée à Charlie Mingus -, ou de toute façon avec le soutien de musiciens de jazz, sollicités pour donner chair aux images. A titre d’exemples : La Notte de Michelangelo Antonioni et Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Dans les deux cas, c’est le versant blue du jazz qui irrigue le film, et c’est vrai que les atmosphères jazzy (et donc nocturnes) ont souvent rimé avec films noirs.

Au début, il y a deux ans, quand il a initié ce projet d’une exposition qui « prendrait le jazz comme fil conducteur pour lire une certaine histoire de l’art du XXe siècle », le commissaire de l’exposition, porté par sa passion pour le jazz, parlait à l’époque d’« une évidence toute relative ». Aujourd’hui, la preuve est faite que « le jazz a été la bande-son de l’art moderne ». Et Daniel Soutif est même persuadé que certaines des relations mises en exergue au long du Siècle de Jazz mériteraient d’être approfondies. Et de citer Matisse et son rapport à cette musique, « un point de l’histoire de l’art encore à peine effleuré ». On n'a décidément pas fini de jazzer. 

"After Invisible Man by Ralph Ellison, the Prologue", Jeff Wall (1999-2000).© Collection particulière/ Musée du quai Branly, Ymago.

"After Invisible Man by Ralph Ellison, the Prologue", Jeff Wall (1999-2000).
© Collection particulière/ Musée du quai Branly, Ymago.