par Elisabeth Bouvet
Article publié le 27/03/2009 Dernière mise à jour le 09/06/2009 à 12:01 TU
Depuis sa parution début mars, D’autres vies que la mienne, le nouveau roman d’Emmanuel Carrère (P.O.L) est de toutes les colonnes, de tous les plateaux. Quotidiens, magazines et émissions littéraires se font l’écho de ces 310 pages au cours desquelles l’auteur se fait le biographe des autres, dessinant du même coup l’autoportrait d’un autre homme.
La veille de la publication du nouveau livre d’Emmanuel Carrère, Libération réserve ses trois premières pages à D’autres vies que la mienne. Rien moins. Du reste, le quotidien le dit haut et fort : « ‘Libé’ a beaucoup aimé le nouveau livre d’Emmanuel Carrère […] récit de plusieurs destins qu’il a croisés. Après le succès de ‘Un roman russe’, ce livre est le marqueur d’une nouvelle littérature, qui affronte la réalité ». L’apologie ne peut laisser de marbre. Dominant notre vague malaise devant le titre de ce nouvel ouvrage, on reprend donc langue avec cet auteur dont La Classe de neige (1995, Prix Fémina) et La Moustache, le livre (1986) puis le film (2005), nous avaient plutôt enthousiasmé. Mais c’était au temps de la fiction, la pure, la dure, détachée de cet « auto » qui s’y accole depuis une décennie, quitte pour parler de soi à emprunter des chemins détournés comme ceux qui consistent à se nourrir de l’existence des autres. En 2000, L’adversaire, qui s’inspirait de la double vie de Jean-Claude Romand, appartenait à cette dernière catégorie… tout en se frottant (déjà) à la réalité, fût-elle celle d’un tueur, d’un mythomane.
De quoi s’agit-il cette fois ? De deux tragédies. Noël 2004, Emmanuel Carrère, 47 ans, se trouve au Sri Lanka avec sa compagne et leurs deux garçons, né chacun d’une union précédente. Une famille reconstituée en somme mais qui, en l’occurrence, serait plutôt sur le point de se disloquer, l’auteur envisageant très sérieusement de se séparer d’Hélène. C’était avant la vague, le Tsunami qui dévastera toute l’Asie du sud dont l’endroit où le couple passe ses vacances. Dans un hôtel de luxe niché sur une falaise, ce qui lui vaudra la vie sauve. Contrairement aux vacanciers qui avaient préféré le village de pêcheurs plus bas. Au nombre des victimes, Jérôme et Delphine, un couple de Bordelais avec lequel ils avaient sympathisé et dont la petite fille de 4 ans, Juliette, a été emportée par la vague. Les derniers jours du séjour, Hélène les utilisera non seulement à témoigner (elle est journaliste) mais surtout à aider, écouter ceux qui ont tout perdu, sous le regard médusé (jaloux même parfois) de l’auteur-amant.
De retour en France, une seconde vague ébranle de nouveau le couple. Du moins, ses très proches. Juliette, la sœur cadette d’Hélène, apprend qu’elle est atteinte d’un cancer qui l’emportera en juin. Mariée, mère de trois petites filles, elle n’a même pas 35 ans. Juge d’instance à Vienne, près de Lyon, elle a un ami, Etienne, juge d’instance comme elle et rescapé d’un cancer qui l’a laissé unijambiste. Ce handicap, un autre point commun que Juliette partage avec lui puisqu’une maladie, quelques années plus tôt, lui a ôté l’usage de ses jambes. C’est Patrice, son mari, qui depuis leur rencontre, la porte, dans tous les sens du terme.
Sans les encouragements voire le soutien d’Etienne, Emmanuel Carrère aurait-il écrit ce livre ? Quoi qu’il en soit, c’est à la suite d’un entretien de deux heures avec le défenseur acharné des surendettés et autres faibles face aux organismes de crédit (auxquels une bonne partie - et pas la moins intéressante - de l’ouvrage est consacrée) que l’idée germe de recueillir la parole des deux hommes de la vie de Juliette. Lesquels avec Jérôme seront en quelque sorte les « médiateurs » qui vont permettre à l’écrivain de voir clair sur l’amour, le couple et surtout le bonheur à côté duquel, sans ces morts, ces drames et ces deuils, Emmanuel Carrère serait sûrement passé. C’est du moins ce qu’il suggère voire affirme. Il se trouve que son couple ne bat plus de l’aile et qu’avec sa compagne, ils ont même eu une petite fille, Jeanne sur laquelle se referme D’autres vies que la mienne.
Si l’auteur de Roman russe n’hésite pas à se présenter sous un jour pas forcément flatteur (quand ce n’est pas le succès qui aurait tendance à lui monter à la tête, c’est son indifférence, son égoïsme qu’il brocarde volontiers, se dépeignant sous les traits d’un homme peu avenant et même franchement dédaigneux notamment à l’égard de la vie provinciale), et s’il relaye la vie des autres à la façon d’un biographe, préférant donc rester en retrait devant le malheur et l’injustice qui frappent ceux qui l’entourent, la lecture de son livre ne réussit pas à gommer « le vague malaise » soulevé par le titre et sa clairvoyance exhibée.
Que la réalité dépasse la fiction, que la question du bonheur (rare et trop souvent négligé par ceux-là mêmes qui sont pourtant protégés) se pose devant la souffrance (largement partagée), que le thème de la transmission mérite réflexion, que l’amour ne soit pas seulement une forme de consommation, que l’injustice soit décidément condamnable et que la mort d’une jeune femme de 33 ans et d’une fillette de 4 ans ne puisse arracher que des torrents d’incompréhension et de colère… Rien à redire (qui ne l’a jamais éprouvé ?). Si ce n’est que la découverte par ce fils de bonne famille de 47 ans de la détresse d’autrui et de la si touchante simplicité de certains de ceux (à l’instar de Patrice, l’époux de Juliette) qu’il n’aurait probablement même pas remarqués sans le cauchemar qui les frappe a quelque chose de dérangeant voire d’obscène : le genre de rédemption après tant d’années à scruter le mal et la folie chez les autres et à se complaire soi-même dans une forme d’insatisfaction méprisante vécue alors comme un must, qui confère à sa bienveillance toute neuve un éclat plus opportuniste qu’empathique.
Reste l’élan vital qui traverse ces 310 pages mais qui, là encore, n’est le marqueur d’aucune littérature nouvelle (surtout quand elle se voudrait expiatoire. Et que dire, sans remonter à la nuit des temps, de la parution en 2007 de A l'abri de rien. Son auteur, Olivier Adam, ne se contentait pas exactement de faire du tourisme à Calais), juste le rappel d’une sagesse vieille de quelques siècles et que nos prédécesseurs lointains avaient baptisée de ces deux mots décidément imbattables (tout autant qu’inaltérables), Carpe diem.