par Muriel Delcroix
Article publié le 25/09/2009 Dernière mise à jour le 28/09/2009 à 13:02 TU
Après des années d’atermoiements, la Tate Britain a enfin osé franchir le pas et exposer son peintre fétiche aux côtés des plus grands au risque de lui causer beaucoup d’embarras. Sacré défi en effet que de côtoyer un Titien, un Rembrandt ou encore un Poussin. Pourtant l’idée n’aurait pas du tout déplu à l’intéressé puisque Turner avait lui-même stipulé dans son testament que deux de ses tableaux soient accrochés à côté de deux œuvres de Claude Lorrain à la National Gallery de Londres…
Alors pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Selon Ian Warrell, l’un des quatre commissaires qui ont porté à bout de bras cette exposition inédite, deux principales craintes ont longtemps découragé toute tentative : « D’abord les responsables de la Tate Britain se disaient que jamais aucun collectionneur n’accepterait de prêter les œuvres des plus grands maîtres à une galerie spécialisée dans l’art britannique. Et puis, surtout, ils avaient peur que la réputation de Turner ne souffre de la comparaison ». Jusqu’à ce qu’en 2002, David Solkin, un professeur d’histoire de l’art à l’Institut Courtauld de Londres trouve la parade : réunir les œuvres de Turner et celles de grands maîtres, ne conduirait pas forcément à juger lequel est le meilleur, mais permettrait plutôt de mieux connaître la personnalité artistique de Turner.
La course à l’excellence
Et quelle personnalité en effet ! Admis à la Royal Academy Schools dès l’âge de 14 ans, ce jeune peintre extrêmement ambitieux ne pouvait s’empêcher dès qu’il découvrait un artiste, que ce soit un maître ancien ou l’un de ses contemporains, de le considérer comme un rival. Il se faisait alors un devoir de peindre un tableau dans le même genre pour se prouver et prouver au monde de l’art qu’il était leur égal. L’œuvre Le Déluge en est un exemple flagrant. Martin Myrone, autre commissaire de l’exposition, raconte qu’en 1802, profitant d’une rare et courte trêve dans le conflit qui oppose l’Angleterre à la France de Napoléon, Turner comme beaucoup d’artistes se précipite sur le continent pour découvrir des œuvres dont il a entendu parler sans jamais avoir pu les voir.
Au Louvre il tombe en arrêt devant L’Hiver - Le déluge de Nicolas Poussin. Mais là encore, le peintre ne se démonte pas et s’il admet en aimer les couleurs « sublimes », il n’hésite pas à critiquer le manque d’intensité dramatique de la composition et peindra d’ailleurs deux ans plus tard son propre Déluge, plus grand, plus riche et plus spectaculaire. Un épisode qui révèle un Turner très sûr de lui mais aussi conscient de ce qu’il doit aux génies du passé : « Turner and The Masters montre comment un artiste apprend son art, comment il s'insère dans la tradition, comment un artiste ambitieux regarde vers des prédécesseurs qu'il admire et commence à construire sur ce qu'ils ont réussi », conclut Martin Myrone devant les deux oeuvres exposées côte à côte pour la première fois grâce au prêt rarissime du tableau de Poussin obtenu auprès du Louvre.
Rivalité maladive et… dévastatrice
Turner répétera ce processus tout au long de sa carrière après avoir admiré les œuvres de Canaletto, Rubens, Watteau, Véronèse et surtout le Lorrain - son peintre préféré et dont toute l’œuvre sera une grande source d’inspiration pour l’artiste britannique. Mais cet esprit de compétition et cette rivalité maladive ne s’arrêtait pas à ceux qui l’avaient devancé. Turner puisait aussi chez ses contemporains sans remords et parfois sans pitié. John Constable en fit ainsi les frais lors de l’exposition de 1832 à la Royal Academy de Londres. Une anecdote que ne se lasse pas de raconter avec force détails et une certaine jubilation, le professeur David Solkin, qui voit avec l’ouverture de cette exposition sept ans d’efforts récompensés.
En effet sont réunis à la Tate pour la première fois depuis près de 180 ans L'Inauguration du Pont de Waterloo de John Constable et Helvoetsluys de Turner. Les deux hommes étaient des rivaux de longue date et malgré leurs éloges réciproques ne s’appréciaient guère surtout depuis que Constable s’était débrouillé pour que les tableaux de Turner soient relégués dans un coin obscur lors de la précédente exposition. Fort remonté, Turner fait accrocher l’une de ses peintures à côté de celle de Constable qui est censée être l’œuvre ultime de l’artiste parvenu au terme de sa carrière. « Voilà dix ans que Constable travaille à cette composition et comme c’est la coutume avant l’ouverture de chaque exposition à l’époque, il passe des heures à la retoucher, ajoutant beaucoup d’argent et de vermillon à un tableau qu’il veut flamboyant. A un moment il quitte la pièce ; Turner en profite alors pour venir ajouter à son tableau à lui - un paysage maritime aux tons pastels et froids - une touche de rouge vif en forme de bouée flottant sur l’océan. C’est un petit détail tout simple mais qui va rendre le tableau de Constable par comparaison trop chargé, un fatras de bâtiments et de bateaux aux couleurs criardes… ».
La revanche d’un fils de barbier
Pour David Solkin, Turner a atteint là la pleine maîtrise de son art, résultat d’une ambition démesurée, presque revancharde et qui s’explique selon lui par les origines sociales de l’artiste. Turner était le fils d’un modeste barbier de Covent Garden, sans réelle éducation et se trahissait régulièrement par un fort accent Cockney. Il avait commencé sa carrière sans l’expérience ni les privilèges dont bénéficiaient à l’époque les artistes professionnels. Et c’est sans doute pour cette raison qu’après avoir réussi la prouesse d’intégrer ce monde en entrant adolescent à la Royal Academy, Turner a cherché par la suite toute sa vie à prouver qu’une grande œuvre pouvait être bâtie même à partir d’un bagage à première vue incertain.
Turner and the Masters est ouverte à Londres jusqu'au 31 janvier 2010. Elle sera ensuite présentée au Grand Palais à Paris du 22 février au 23 mai, et au musée du Prado à Madrid, du 22 juin au 19 septembre.