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07/07/2006 | |||
Chronique Littrature | |||
L'essentiel d'un livre Une enfance franaise en Orient (MFI) La mathmaticienne Stella Baruk raconte les heurs et malheurs de son enfance proche-orientale. La France, cest la langue franaise. Stella Baruk a mis en exergue cette belle phrase de Fernand Braudel dans son rcit denfance qui vient de paratre dans la prestigieuse collection Haute enfance aux ditions Gallimard. Cest un livre plein de posie et de charme, qui voque en filigrane la question de la francit au travers de la qute identitaire dune petite fille juive, grandissant entre lIran, la Syrie et le Liban dans les annes quarante. Ne de parents instituteurs qui enseignaient le franais, duque elle-mme dans une cole franaise o la frquentation intime de la langue franaise et de ses mystres lui avaient donn le sentiment que la France tait consubstantielle ce quelle tait, la petite Stella apprit un jour son plus grand dsespoir quelle ntait pas franaise. Natre dans la langue et la culture franaises ne suffisait pas pour tre franaise ! Je ne comprenais pas que nous puissions tre autres que ce quon lisait, ce quon disait, ce quon aimait , crit Stella Baruk. Cest autour de cette prise de conscience douloureuse quelle a construit les mmoires de son enfance proche-orientale. Pour autant, Natre en franais nest pas un livre sombre. Il restitue avec brio les bonheurs et la vitalit dune enfance heureuse, la drlerie et les angoisses des adultes (surtout des parents), les parfums et les saveurs des paysages la fois intimes et lointains. Le livre est structur par les trois lieux o se sont droules les quinze premires annes de la vie de lauteur : Yezd (Iran), Alep (Syrie) et Beyrouth (Liban). Stella Baruk est ne Yezd, antique ville connue pour ses splendeurs architecturales, dont lvocation vaudra lauteur dtre presse contre la poitrine de Clara Malraux : Yazd, vous tes ne Yazd ! Andr adorait Yazd ! La ville iranienne est associe la petite enfance, la pittoresque colonie anglaise qui en ce lieu du monde pratiquement oubli (avait) port au sommet lart dtre anglais et lobligation faite la famille de quitter lIran prcipitamment en raison de loubli par le pre des rgles vestimentaires strictes imposes aux Juifs. Alep est associe la mre dont la figure la fois maternelle et hiratique domine ces pages. Et Beyrouth, o ladolescente est envoye en pension en attendant que ses parents soient nomms au Liban, correspond la fin de linnocence. Mais cette ville capitale, nulle autre pareille, cosmopolite, laque, o il est facile dtre pareil et divers, inspire lauteur les pages les plus joyeuses de ces mmoires. Mathmaticienne, spcialiste de la pdagogie des mathmatiques, Stella Baruk vit aujourdhui en France. Auteur dune quinzaine douvrages grand public sur sa spcialit, elle a t propulse sur le devant de la scne mdiatique par le succs phnomnal de son livre Echec en maths, paru en 1973. Mais elle est aussi auteur de plusieurs articles littraires qui ont prcd la parution de Natre en franais. Avec ces mmoires, elle nous livre un rcit la fois foisonnant et trs matris. Ce livre attire lattention par la qualit soutenue de lcriture de Stella Baruk et par sa boulimie narrative qui rappelle la spontanit des grands mmorialistes du dernier sicle : Mmoires dune jeune fille range de Simone de Beauvoir ou Les Mots sartriens. Il y a aussi une dimension morale dans cette criture autorfrentielle de Stella Baruk qui nest pas sans rappeler le souci du couple existentialiste de dpasser dans leurs crits autobiographiques le simple narcissisme pour dire, travers lauthenticit de leurs expriences, la complexit du vivant. Natre en franais, par Stella Baruk. Collection Haute enfance , Editions Gallimard, 256 pages, 17,50 euros. Tirthankar Chanda Les Ethiopiens ne vivent pas pour illustrer un manuel dethnographie ! (MFI) Dans son livre le plus connu, Le dernier des Egyptiens, Prix France Culture 1989, Grard Mac prtait Champollion, le dchiffreur des hiroglyphes, un vritable souci ethnographique envers les mille et une faons dtre homme . Plus rcemment, dans Le got de lhomme, il prolongeait sa rverie sur les sciences quon appelle humaines , dnonant au passage les affabulations de Marcel Griaule dans son rcit de voyage en Abyssinie la fin des annes vingt. Ayant finalement lui-mme visit lEthiopie, le pays du Nil Bleu, et stant dcouvert sur le tard un talent de photographe, Mac donne ses impressions dans un livre mixte, runissant textes et images, comme son trs beau La photographie sans appareil paru il y a six ans chez le mme diteur. On y retrouve en quelques pages la manire de lcrivain, form la posie, qui sait user des mots dans tous leurs sens, ramassant en une formule inattendue les ombrelles, les btons et laxe du monde , la corde grimper au pied dun monastre et lanimal repenti dune autre Bible possible. Un crivain sensible la fois aux choses vues et aux lgendes, qui sait que les faits ne sont rien sans le voile de linterprtation . Et qui rend hommage une vraie civilisation , ses rites, ses histoires, ses anctres, ses btisseurs, ses foules, sa crmonie du caf , tout en sachant que les Ethiopiens ne vivent pas pour illustrer un manuel dethnographie . Hommage enfin ces regards, sacrs ou profanes, entours de pauvret, regards des anges dedans les glises et regards des hommes sur les chemins, qui fixent le photographe, impuissant parler la langue, redevenu muet comme un enfant. Ethiopie, le livre et lombrelle, par Grard Mac. Editions Le temps quil fait, 109 pages, 25 euros. Frdric Lefbvre Retour dAngola (MFI) Le premier livre de Sbastien Roy est un modle dquilibre, un rcit digne de Nicolas Bouvier, le grand crivain-voyageur justement voqu pour son amour du rien , un mot qui lui a toujours mis la puce loreille . En Angola o il sjourne pendant trois ans pour son travail, Sbastien Roy est rsolument voyageur, il aime dambuler sans but, ni journaliste ni sociologue , pas toujours au bon endroit, au bon moment . A Luanda o il habite ou dans quelques villes de province o il peut se rendre grce la logistique des ONG, il se laisse aller ce lieu habit , ce pays prouv par une des guerres civiles les plus violentes dAfrique, o deux camps saffrontaient larme lourde, soutenus par lURSS et Cuba dun ct, par les Etats-Unies et lAfrique du Sud de lautre, o il aura fallu la mort inopine de Jonas Savimbi, le chef des rebelles de lUnita, au printemps 2002, pour que soit possible enfin un vritable accord de paix. La visite dun campement de lUnita, aprs la paix, o chacun semble pris de court par lhistoire , est un des moments forts du livre. Un livre qui ne manque pas dhistoires incroyables , les annes de lutte, dexil, de guerre ayant fait de tout Angolais un authentique personnage . Attentif, discret, fidle son projet dcriture fragmentaire, Sbastien Roy accumule les scnes et les rencontres, les rflexions sur la langue, les objets, les paysages, ce quil appelle ses prises de vues , sobrement refltes par les photographies de son frre Thomas. Et de ce pays bigarr, en archipel, souffrant, ancr dans le monde lusophone et son indescriptible saudade, captiv par le Brsil qui lui fait face au-del de locan, il donne une image poignante. Fragments dAngola, par Sbastien Roy. Photographies de Thomas Roy, prface de Jos Eduardo Agualusa. Editions Actes Sud, 190 pages, 27 euros. F. L. Olympe Bhly-Quenum dans le sillage dAndr Breton (MFI) Olympe Bhly-Quenum, lcrivain bninois, alors quil tait tudiant Paris, a bien rencontr Andr Breton, le pape du surralisme, par hasard, un jour boulevard Saint-Germain. Il relate cette brve entrevue, quil qualifie de moment primordial dans une sorte davant-propos son dernier recueil de nouvelles, intitul Promenade dans la fort. La premire de ces nouvelles est un rve quil raconta Breton. Cest lhistoire dun jeune garon perdu dans la fort tropicale o il se trouve soudain face face avec un squelette qui lemmne dans un souterrain o il se heurte dabord une quinzaine dautres squelettes, puis de ravissantes jeunes filles aux seins durs La seconde nouvelle, La reine au bras dor, est lhistoire dune jeune fille dune grande beaut qui garde obstinment son pagne sur son bras gauche parce quil est en or. La doyenne des pouses du roi dcouvre le secret de la belle, et sen ouvre au roi qui organise une sance publique de pilage du mil par toutes les reines. Quand vient le tour de la jeune pouse, son pagne tombe et dvoile son bras dor. La foule applaudit et le roi fait dcapiter la dnonciatrice. La troisime nouvelle est sans doute la plus surraliste du recueil : un jeune Africain visite un monastre italien orn dune fresque de Giotto reprsentant la crucifixion de Jsus, o figure un lgionnaire romain de race noire. Le dit lgionnaire descend le plus naturellement du monde de la fresque et assure au jeune homme que cest lui qui donna le coup de lance dans le flanc du Christ. Puis, tranquillement, il remonte prendre sa place dans la fresque de Giotto. Les autres rcits nont plus rien de surraliste . Deux nouvelles ont pour hros une sorte de Robin des Bois africain, chef dune redoutable bande de brigands, nomm Akpanakan. Une troisime brosse un portrait vengeur dun couple europen franchement raciste, et la dernire une idylle entre une jeune anglaise et un tudiant noir sur la cte normande. Lauteur joue ainsi avec bonheur sur tous les registres, tour tour fantastique, raliste ou sentimental. Promenade dans la fort, Olympe Bhly-Quenum, Editions Monde Global, 247 pages, prix non indiqu. Claude Wauthier Les Rcrtrales de Ouagadougou, version 2006 : un laboratoire thtral en devenir (MFI) Un laboratoire de cration thtrale, tel apparat le festival des Rcrtrales de Ouagadougou qui a lieu, pour sa 4e dition, du 1er aot au 15 octobre. Aprs une pause en 2005, linitiative du crateur et comdien burkinab, Etienne Minoungou, est relance et recadre, tout en conservant les aspects dorigine qui font des Rcratrles une manifestation sans quivalent en Afrique. Soit la runion, pendant deux mois dans un mme lieu, de plusieurs compagnies (cinq sont pressenties pour ldition 2006), engages dans un travail collectif de cration o le texte dramatique est confront sa mise en uvre directe, avec une relation trs interactive entre comdiens, metteur en scne et auteur. La formule de base, qui associe cration, rflexion, et sances de formation, grce la prsence dintervenants extrieurs, a connu plusieurs innovations au fil des ditions. Celle de 2006 se propose notamment douvrir un chantier sur le rle de la scnographie, grce lorganisation dun atelier destination des plasticiens et artisans de Ouagadougou ; et prvoit dinviter en rsidence dcriture des auteurs issus de pays ou de situations sociales difficiles. Soutenue par plusieurs bailleurs de fonds, dont lAgence franaise daction artistique (AFAA, devenue lagence Cultures France), la manifestation associe des compagnies de divers horizons, du Cameroun, de Cte dIvoire ou du Togo, ainsi quune initiative conjointe franco-camerouno-guyanaise, pilote par la metteur en scne Valrie Goma. Thierry Perret Un auteur dcouvrir La saga amricaine de Richard Powers (MFI) Richard Powers fait partie de la nouvelle gnration de romanciers amricains. A travers la saga dune famille mtisse, il raconte dans son nouveau roman qui vient de paratre en franais la saga de lAmrique contemporaine. Cest en regardant un documentaire sur le concert donn en 1939 par la grande Marian Anderson sur la clbre esplanade de Capitole Hill de Washington, au pied de la statue de Lincoln, que Richard Powers eut lide dcrire son nouveau roman Le Temps o nous chantions. Un roman sur la cohabitation des races dans une Amrique sgrgationniste qui avait interdit la plus grande contralto de tous les temps de se produire sur les grandes scnes du pays, tout simplement parce quelle tait noire !. On ne pouvait raconter lhistoire de lAmrique sans placer le racisme au coeur du projet. Les races sont la baseline de cette histoire, mais les Blancs nen sont pas conscients , aime rpter Powers qui a fait des apories de lidentit amricaine lun des thmes privilgis de sa fiction. Auteur dune dizaine de romans, cet crivain n en 1957 est considr par la critique comme une des voix les plus originales de la nouvelle gnration dcrivains doutre-Atlantique. Aprs avoir fait des tudes scientifiques (physique, informatique), celui-ci sest lanc dans lcriture dans les annes 80, sinspirant autant des arts que des progrs scientifiques comme dans son roman le plus connu The Gold Bug Variations qui fait cho aux Variations Goldberg de Bach. Comme aussi dans Le Temps o nous chantions qui est le deuxime roman de Powers tre traduit en franais. La musique et la science tiennent ici des places prpondrantes et se renvoient lune lautre constamment dans une tentative dexplication croise des mythologies sociales. Mais cest la musique qui est le vritable point de dpart de ce rcit. Plus prcisment, le mga-concert de Marian Anderson auquel assistent Delia Daley et David Strom. Physicien minent, David est juif allemand. Chass dAllemagne par les nazis, il sest rfugi aux Etats-Unis o il travaille au projet de la fabrication de la bombe atomique. Delia, elle, est noire. Issue dune famille africaine-amricaine en pleine ascension sociale, elle aime le chant, mais na pas pu accder en raison de la politique sgrgationniste lducation musicale dont elle avait besoin pour se former. De leur union, considre alors contre-nature , naissent trois enfants : Jonah, Joseph et Ruth. Ce sont les vritables protagonistes de ce roman. Ils grandissent dans le culte des Bach, des Dvorak, des Schubert que leurs parents leur inculquent avant de les envoyer se perfectionner dans un des meilleurs conservatoires du pays o leurs talents bousculent les tabous. Jonah est le plus dou des trois enfants. Il a une voix de tnor exceptionnelle, assez sublime, nous dit lauteur, pour gurir le monde de ses pchs . Entre histoire et musique La musique qui gurit et grandit est omniprsente dans ce nouvel opus de Powers. Elle rythme, cadence ce rcit de prs de 800 pages. Elle est la grille de lecture dune socit raciste. Elle est aussi la mtaphore de la forteresse que les parents Daley-Strom construisent pour protger leurs enfants mtis, diffrents des enfants du voisinage qui les soumettent aux tortures les plus humiliantes chaque fois quils pointent leur nez dans la rue. Pour David et Delia, la musique est porteuse des valeurs dune humanit universelle qui ne manquera pas de simposer, faisant fi des questions de lorigine ou de la couleur de la peau. Mais cest sans compter la force des tabous, des rflexes dexclusion que Richard Powers dcrit dans son roman avec une sensibilit, une finesse qui rappelle les plus belles pages de Richard Wright ou de Toni Morrison. Enfin, ce qui fait la force de ce roman, cest aussi son vaste canevas historique. Le rcit sinscrit dans un demi-sicle dhistoire de lAmrique multiraciale : du concert dAnderson en 1939 aux embrasements des ghettos et les sanglantes meutes de Los Angeles la fin des annes 70, en passant par les heures lumineuses et sombres des manifestations pour les droits civiques. La saga familiale des Strom rejoint ainsi la saga de la communaut noire toute entire, dont le parcours fait de victoires et de dfaites, dhumiliations et despoirs, en dit plus long que lhistoire des Amricains blancs lauteur semble le suggrer sur le devenir vritable de la socit outre-Atlantique, sur lenlisement de la puissance amricaine dans ses paradoxes. T. C. Le temps o nous chantions, par Richard Powers. Traduit de langlais par Nicolas Richard. Collection Lot 49 , Editions Le Cherche-midi, 766 pages, 24 euros. | |||
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