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MFI HEBDO: Culture Socit Liste des articles

01/09/2006
Chronique Littrature

L'essentiel d'un livre
La fivre de lEldorado

(MFI) A travers son nouveau roman sensible et potique, Laurent Gaud raconte la tragdie de lmigration contemporaine.


Connaissez-vous Massambalo ? Non ? Vous auriez certainement rpondu oui si vous tiez de ceux qui viennent frapper quotidiennement aux portes de la citadelle Europe dans lespoir dune vie meilleure. Massambalo est leur dieu, le dieu de tous les migrs. La lgende veut que ses ombres veillent sur tous ces hommes et femmes qui parcourent, au pril de leur vie, terres et ocans, dans le but daccoster un jour les rives de lEldorado o les hommes nont pas faim et la vie est un pacte avec les dieux . Lmigrant qui croise sur son chemin lune de ces ombres naura plus craindre ni les intempries ni les barbels et peut partir, le coeur gonfl de courage, lassaut des obstacles. Massambalo veille sur lui...
Massambalo et ses ombres sont au coeur du nouveau roman de Laurent Gaud qui sest fait connatre il y a quelques annes en publiant son inoubliable La mort du Roi Tsongor. Roman-pope, ce livre dont laction se droulait dans un pays imaginaire mi-chemin entre la Msopotamie et lAfrique donnait voir les fastes dun royaume antique, des armes qui saffrontent, les ravages et le crpuscule du monde. Il donnait voir car la prose de Gaud a un aspect visuel puissant quon retrouve dans tous ses textes. Cest sans doute cette criture quasi-cinmatographique qui a valu Laurent Gaud le prix Goncourt il y a deux ans pour son troisime roman Le soleil des Scorta dans lequel stalent la misre et les mythologies dune Italie australe sature de soleil. LEldorado qui parat en cette rentre puise son inspiration dans la tragdie de lmigration et fait de limage de la citadelle europenne assige par les rveurs et les affams des continents proches la mtaphore de lintranquillit contemporaine.
Cette intranquillit est incarne dabord par le commandant Salvatore Piracci dont la frgate patrouille au large des ctes siciliennes et de lle de Lampedeusa la recherche des bateaux des migrants clandestins. Sil se mfie des surenchres populistes scuritaires, le commandant sacquitte de sa mission de gardien de la forteresse Europe avec professionnalisme et sans tats dme. Jusquau jour o sa route croise celle dune femme dont il avait intercept autrefois lembarcation la drive. Il est dstabilis par lhistoire de cette musulmane qui a vu son fils mourir pendant la traverse. Elle veut se venger des politiciens cyniques qui utilisent limmigration comme moyen de pression sans se soucier des vies quils mettent en danger. Salvatore Piracci sinterroge alors sur le sens de sa mission et finit par quitter son travail, sa patrie, voire mme son identit, pour aller vivre dans sa chair les douleurs et les souffrances des migrants.
Le roman se termine sur les routes escarpes du Maroc. L, les chemins de Salvatore croisent ceux des Souleiman, des Boubacar et dautres encore qui sapprtent entreprendre le dangereux voyage vers le continent de leurs rves. Certains de ces chercheurs de lEldorado prennent le vieux Sicilien pour le mystrieux Massambalo dont un signe de tte suffit pour redonner espoir aux migrants les plus dsesprs. Une transformation paradoxale qui donne enfin sens la vie de lancien gardien de la citadelle Europe !

LEldorado, par Laurent Gaud. Editions Actes Sud, 260 pages, 18,70 euros.

Tirthankar Chanda


Fatou Diome fait parler les meubles

(MFI) Les deuximes romans sont souvent des livres un peu rats, surtout sils sont prcds dun premier roman qui a connu un grand succs populaire. Ktala, le nouvel opus de la sngalaise Fatou Diome est une bonne illustration de la maldiction du second roman. Fruit dune narration laborieuse, ce rcit paru en dbut danne ne peut faire oublier la grce et le succs du Ventre de lAtlantique qui, avec plus de 150 000 exemplaires vendus, avait fait de Fatou Diome la premire star de la littrature africaine.
Ktala raconte lhistoire tragique de la jeune Mmoria. Elve brillante, elle est marie de force alors quelle aurait prfr continuer ses tudes. Comme une malchance narrive jamais seule, Mmoria dcouvre aprs les noces que son mari est homosexuel et quil entretient une liaison de longue date avec un travesti. Menaant alors son poux de rvler son homosexualit au grand jour, elle le persuade de lemmener en France o Mmoria espre pouvoir repartir dun bon pied. Mais une fois en France, la jeune femme se retrouve seule, abandonn par son mari. Dtermine alors subvenir ses besoins et ceux de sa famille reste au Sngal, elle se fait engager comme danseuse avant de driver inluctablement vers la prostitution. Mais le commerce de la chair va se rvler fatal pour Mmoria. Atteinte du sida, elle retourne Dakar pour y mourir auprs des siens. Le roman se termine par le ktala, la crmonie du partage des affaires personnelles de la dfunte par ses parents, le huitime jour aprs lenterrement, comme le veut la tradition musulmane.
Ce qui fait loriginalit de ce livre, cest sa narration : elle est assure par... les meubles de la disparue. Attrists par la disparition de leur matresse, armoire, canap, masque, colliers de perles, mouchoirs et autres effets et mobiliers qui avaient accompagn la jeune femme dans ses prgrinations travers le vaste monde, racontent tour de rle sa vie intime, ses amours, ses frasques, ses sacrifices. Cela donne un rcit moderne, polyphonique, plus proche de la fable que du roman. Mais Fatou Diome na pas su exploiter bon escient cette intuition originale. On regrettera aussi que la veine romanesque spuise trop vite et que les thses (immigration, homosexualit, ingratitude humaine) prennent le dessus sur le simple plaisir de raconter qui avait fait le succs du Ventre de lAtlantique.

Ktala, par Fatou Diome. Editions Flammarion, 278 pages, 18 euros.

T. C.


Polygamie et vengeance

(MFI) Cest un rcit la fois drle et triste que la romancire mozambicaine Paulina Chiziane nous offre avec ce roman, Le parlement conjugal, qui finit presque bien, avec la punition inattendue dun mari volage.
Lhrone, cest Rami, la quarantaine, qui a t trs belle, et supporte mal les absences nocturnes (sous prtexte de travail) de son mari Tony, commissaire de police, dont la faim de conqutes fminines nest jamais rassasie. Lasse dtre trompe par des femmes quelle ne connat pas (elles sont cinq et son mari, dit-elle, est un hexagone amoureux), elle rend visite chacune delles : Julieta, Luisa, Saly, Maua et Eva, la mtisse, grosse et laide, mais riche. Auparavant, Rami a consult un marabout, qui lui a conseill un philtre damour rpugnant mettre dans la soupe de son mari, savoir de la graisse de taupe. Le conseil tant difficile suivre, elle a vu une conseillre en relations matrimoniales, puis elle a rejoint une secte afro-chrtienne, mais la Bible la rvolte : car Dieu nest pas mari, alors que sil lavait t, dit-elle, nous pourrions au moins implorer sa femme. Elle rend encore visite sa tante Maria, qui avait t la vingt cinquime pouse dun roitelet, et enfin sa belle-mre qui rprouve la polygamie de son fils, mais se rjouit quil lui ait donn, grce ses matresses, pas moins de seize petits enfants . La polygamie, affirme-t-elle, est dans la nature de lhomme.
Rami concocte alors sa vengeance : lors dune fte pour les 50 ans de son mari Tony, o sont convis des personnages importants, elle fait venir les cinq matresses. Tony, ulcr, part prcipitamment. Peu aprs, il convoque un conseil de famille, o il se plaint de ses pouses, car aucune dentre elles, dit-il, ne lui a donn manger le gsier du poulet, que lpouse doit selon la coutume, prsenter agenouille son mari. Survient alors un pseudo-drame : on croit reconnatre Tony dans un cadavre cras en ville par une voiture. Rami est veuve, et doit se soumettre la coutume locale, savoir pouser le frre de son mari, Lvy, aprs un bain de vapeur purificateur. La mme nuit, Levy passe lacte avec son ex-belle sur.
Mais bien sr, Tony nest pas mort, ce ntait pas son cadavre. Aprs une confrontation humiliante avec ses cinq pouses (cest le parlement conjugal), il revient chez Rami, qui lui rvle alors son ultime chtiment...

Le parlement conjugal, par Paulina Chiziane. Editions Actes Sud, 383 pages, 23 euros.

Claude Wauthier


Une gopotique de la Carabe

(MFI) Avec Les Fruits du cyclone, le guadeloupen Daniel Maximin brosse un portrait gnreux de la Carabe, un portrait gopotique de ce quil appelle la civilisation roseau : lle, larchipel, les quatre lments et les quatre cataclysmes (ruption, sisme, raz-de-mare, cyclone), la vgtation dans sa luxuriance, lesclave planteur et louvrier agricole aprs labolition, la case crole avec son jardin, sa cour et son architecture adapte aux temptes, les vtements, le madras, les pieds nus obligs mais chausss le dimanche, les bijoux et les danses comme premire expression artistique de ceux dont on nachetait que le corps, un corps quon voulait dlest de son me ... Avec au centre de la culture antillaise la canne sucre et le bananier : des plantes inlassablement renracines pour dire lidentit de relation , de circulation de lhomme cariben, contre limage trop europenne de larbre et des racines.
Un des intrts de ce livre est de croiser cette gographie intime avec une histoire essentielle des oeuvres et des mouvements artistiques de toute la Carabe, depuis les premiers crivains hatiens du 19e sicle jusquaux esthtiques rcentes (Franketienne, Glissant), en passant par les remarquables gnrations des annes 1930 et 1940 : Nicolas Guilln Cuba, Jacques Roumain Hati ; vitalit des Antilles anglaises, Trinidad, dabord, puis la Barbade, la Jamaque, au Guyana, avec des intellectuels importants comme Claude McKay et Arthur J. Seymour ; enfin mouvement de la Dissidence en Martinique, contre le rgime de Vichy, avec les figures fondatrices de Ren Mnil, Aim Csaire et sa femme Suzanne, laquelle ce livre rend dailleurs un hommage singulier, plein d-propos, ainsi quaux femmes antillaises, engages ds lorigine, parfois mme avant les hommes, dans lducation, lart et lcriture.

Les Fruits du cyclone. Une gopotique de la Carabe, par Daniel Maximin. Editions du Seuil, 222 pages, 22 euros.

Frdric Lefbvre


Retour au Vietnam de Pascale Roze : entre rictus et larmes

(MFI) Dans son ouvrage prcdent, Un Homme sans larmes, Pascale Roze voquait brivement une histoire de sourires de triomphe , comme des rictus au bord des larmes , dans un rcit de lauteur vietnamien Nguyn Huy Thip. Dans son nouveau roman, LEau rouge, elle retourne pour de bon au Vietnam, o elle est ne, qui sappelait encore lIndochine franaise et ses habitants les Annamites. Avec son style prcis et juste, elle raconte lhistoire de Laurence, qui a vcu le sourire aux lvres, clatant , comme une plaquette publicitaire pour la vie , pleine d allant et de confiance . Mais Laurence a un secret, qui tient ses trois annes dIndochine, au service culturel de larme, la fin des annes 1940, quand on disait encore aux colonies , ratissage , zone pacifie , en cours de pacification , zone rebelle . Pascale Roze dvoile ce secret comme de lintrieur, faisant saffronter des hommes et des femmes, des peuples et des familles, des personnages forts qui drapent pour un surnom, une humiliation jamais pardonne qui touche Laurence dans son corps, l o a lui fait honte
Un trs beau roman sur la guerre, une guerre dindpendance avec ses cruauts et sa justesse , une guerre fratricide aussi, entre les commandos indignes enrls par les Franais et les troupes invisibles du Vietminh, caches sous les montagnes, une guerre de peurs et de sentiments refouls, avec pour finir, la fin dune longue vie de silence, le terrible remords dune femme.

LEau rouge, par Pascale Roze. Editions Stock, 155 pages, 16 euros.

F. L.


Un auteur dcouvrir

Maryse Cond, chroniqueuse des heurs et malheurs des femmes caribennes

(MFI) Maryse Cond est lauteur dune uvre abondante. Elle offre avec son nouveau rcit un portrait mouvant de sa grand-mre maternelle.


Victoire, les saveurs et les mots est le dernier ouvrage sous la plume de Maryse Cond, la grande femme de lettres des Antilles. Avec cette biographie romance consacre sa grand-mre maternelle, la romancire revient lun de ses thmes de prdilection : les heurs et malheurs des femmes des Antilles, un thme quelle explore depuis des annes, dans des rcits la fois luxuriants et tristes, mettant en scne des Tituba, des Cathy, des Roslie, des Clanire, des Reynalda et autres Marie-Nolle. Autant de monuments levs la figure tragique de la femme antillaise, esclavagise, mancipe, noiriste ou fministe radicale, tentant dsesprment de se librer des clichs qui lui collent la peau.
La grand-mre de la romancire Victoire Elodie Quidal appartient cette catgorie de femmes hroques et discrtes, en lutte contre un destin injuste et cruel. Je ne connaissais delle quune photographie couleur spia, () pose sur le dessus de piano o je faisais mes gammes , crit Maryse Cond dans le prologue, remontant ses premires confrontations avec cette figure maternelle originelle la fois mythologise ( poto-mitan , femme-matador ) et marginalise. Lcrivain se souvient davoir t interpele ds son plus jeune ge par la peau dune blancheur australienne et par les yeux ples la Rimbaud de la femme qui la regardait du fond de son cadre en verre. Ne dune mre noire morte en couches et de pre blanc inconnu dont elle avait hrit les traits et la couleur de la peau, Victoire tait servante chez des blancs pays, matresse du matre de la maison et peut-tre aussi lamante de lpouse du dernier. Asservie chez les blancs et ostracise par les siens ! Cependant, avec les moyens misrables dont elle disposait, elle parvint forcer pour sa fille les portes de la petite bourgeoisie noire naissante , poursuit la romancire, avant de sinterroger : en fin de compte, le jeu en valait-il la chandelle ? La question traverse le rcit tout entier de cette aeule tonnante qui fut aussi une cuisinire hors pair.

Dni de soi

Cette question renvoie aux sacrifices, aux souffrances, au dni de soi qui furent le lot de Victoire dans la Guadeloupe post-esclavagiste o elle a vcu. Les plus belles pages de ce rcit sont celles o Maryse Cond raconte avec une acuit mouvante la sparation idologique des Guadeloupens en blancs pays et Grands Ngres et ses consquences humaines dsastreuses. La vritable tragdie de Victoire tait de devoir renoncer ses allgances de cur envers son amant blanc et sa famille dadoption pour ne pas dplaire sa fille Jeanne (mre de la romancire) qui, elle, forte de ses succs intellectuels et professionnels, avait rsolument choisi le camp de la bourgeoisie noire.
Si presque 70 ans, Maryse Cond sest attach reconstituer la vie de sa grand-mre quelle na pas connue, cest parce que les choix de vie de cette dernire font cho plus dun sicle de distance ses propres intuitions concernant les divisions sociales et politiques bases sur la race et la couleur de la peau. La race nest pas le facteur essentiel. La culture est primordiale , aime rappeler lauteur de Sgou qui sest toujours leve contre les sparations manichennes, blancs/noirs, ngritudinistes/alins, francophones/croles. Son uvre romanesque abondante qui a pour cadre lAfrique, lAmrique du nord et du sud, mais aussi la Guadeloupe o la romancire est ne en 1937, se caractrise par cette volont de ne pas tre enferme dans le carcan des mythologies identitaires lies la race ou au pays natal. Ce souci est manifeste ds les premiers romans de Maryse Cond nourris par une exprience africaine dsastreuse qui a conduit lcrivain affirmer qu il ny a pas danctre fondateur. Il ny a que le vaisseau ngrier . Ses meilleurs ouvrages Moi, Tituba, sorcire (1986), La Vie sclrate (1987), La Migration des curs (1995) ou Desirada (1995) explorent cet impens ou impensable de lidentit, en sollicitant dune part la littrature et lhistoire, et dautre part, lexprience douloureuse mais combien enrichissante de la diaspora noire confronte linquitante tranget de lAutre qui est peut-tre aussi la sienne.

Victoire, les saveurs et les mots, par Maryse Cond. Editions Mercure de France, 255 pages, 16,50 euros.
Ouvrages disponibles en format poche : Moi, Tituba, sorcire ( Folio ) n 1929), Traverse de la mangrove ( Folio , n 2411), Les derniers rois mages ( Folio , n 2742), La Belle crole ( Folio , n 3837), Histoire de la femme cannibale ( Folio , n 4221).

T. C.




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