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10/11/2006 | |||
Chronique Littrature | |||
L'essentiel d'un livre Terre dasile (MFI) Voici un nouveau roman sous la plume du Tanzanien Abdulrazak Gurnah. Ses hros sont des migrants transnationaux, condamns se rinventer pour survivre aux traumatismes de lexil. Je suis un rfugi, un demandeur dasile. Jai dbarqu laroport de Gatwick en fin daprs-midi le 23 novembre de lan dernier. Cest un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce quon connat pour arriver dans des lieux trangers, emportant avec soi ple-mle des bribes de bagages, ballonnant des ambitions secrtes et embrouilles. Ainsi commence Prs de la mer, le deuxime roman du Tanzanien Abdulrazak Gurnah traduit en franais. Auteur de sept romans, Gurnah qui crit en anglais et vit en Angleterre depuis lge de dix-sept ans, sest fait connatre par la sophistication lgante de ses rcits ayant souvent pour thmes lexil et limmigration. Ses romans mettent en scne des migrants post-coloniaux contraints lexil par la dictature et les violences qui svissent dans leurs pays. Gurnah saisit ses protagonistes un moment critique de leur existence : pris en tenaille entre leur pass et leur prsent, ils sont condamns se rinventer pour survivre aux traumatismes du dracinement. Prs de la mer ne droge gure la rgle. Cest lhistoire de deux rfugis qui ont fui leur pays et qui tentent de se reconstruire dans le froid et la solitude dune ville anglaise de bord de mer. Il se trouve quils sont tous les deux natifs de Zanzibar, quils ont quitt dans des conditions dramatiques. Lun est jeune, lautre plutt g. Le premier est install en Angleterre depuis plusieurs annes o il enseigne lhistoire de son pays et exerce le mtier de traducteur. Les services sociaux font appel lui lorsque le dossier du vieux requrant leur est transmis. Les deux hommes se rencontrent et dcouvrent quils se connaissent. En fait, ils appartiennent deux branches dune mme famille qui se sont longtemps livr bataille pour des raisons obscures de biens vols et dhonneurs bafous. Ce pass nest pas tranger au choix du pseudonyme dont le plus vieux sest affubl : il se fait appeler Rajab Shaaban Mahmud, ce qui nest autre que le nom du pre du traducteur quil accuse de lavoir dnonc la police de son pays afin de le spolier de ses biens. Comme lon peut limaginer, la sance de traduction vire rapidement une vritable confrontation verbale. Un huis-clos que Gurnah transforme, avec le brio narratif dont il est coutumier, en un processus de catharsis qui rvle des connections insouponnes entre les deux migrants, victimes tous deux du dsenchantement post-colonial. Lune de ces connections, cest la mer, motif prsent ds le titre du roman. Mtaphore de la violence qui plane sur lle africaine o se droule lessentiel du rcit, elle est aussi le lien qui runit les deux protagonistes et suggre, dans la dernire section du livre qui se droule quelque part au bord de la Manche, la rconciliation des adversaires dhier, mais surtout la possibilit de renchantement du monde. Il faut lire Prs de la mer sans perdre de vue ces symboliques qui le travaillent de lintrieur et laissent entrevoir derrire sa fable de la dshrence contemporaine la promesse du renouveau. Prs de la mer, par Abdulrazak Gurnah. Roman traduit de langlais par Sylvette Gleize. 314 pages, 19 euros. Tirthankar Chanda Lexile de Mada (MFI) Prim la rcente dition du Salon du livre de la Plume noire, Mada est un premier roman trs prometteur. Claire Tristan surprend par son criture vive et intense qui sied si bien lhistoire dexil, de solitude et de privation matrielle et motionnelle au coeur de ce volume de quelque 170 pages. Le rcit se droule la Runion, o une jeune femme europenne se lie damiti avec la nounou noire de son fils. Mise en confiance, celle-ci lui raconte son enfance Madagascar o ses parents avaient t pousss partir par le gouvernement franais. Ctait le temps du bonheur, un bonheur li aux mystres de lenfance, mais aussi aux lumires de la terre rouge de Mada, son immensit quendiguent les contreforts de collines rubicondes sous le soleil du soir . La narratrice y a rencontr lhomme de sa vie, sest marie, puis a d, son corps dfendant, regagner la Runion, incapable de sintgrer dans la famille de son poux. Mais si elle a quitt Mada, Mada ne la jamais quitte. Cest cette mmoire obsessive du pass, du paysage, du pays la fois proche et lointain que raconte Claire Tristan, associant lexil individuel des histoires collectives de fuite, dmigration, darrachement dont fourmillent les livres dhistoire des les de locan indien. Oui, il en faudrait, des livres, des dizaines de rayonnages, des centaines douvrages, des milliers de pages, pour la raconter, lHistoire. Celle de tous ceux qui y croient encore ou qui y cru comme mes parents, comme moi jy ai cru, au trembl de la vague. Racont la premire personne, le rcit de Claire Tristan se lit dune seule traite. Et une fois le livre referm, le lecteur continue dentendre longtemps encore la voix obsessive, ressassante de la narratrice linvitant la suivre jusquau bout de la nuit noire de lexil et du souvenir ! Mada, par Claire Tristan. Editions de lAube, 172 pages, 16,20 euros. T. C. Le prolongement de la mmoire (MFI) A la fois tmoignage et fiction, Rue Lallouette prolonge est une plonge dans lenfance et ladolescence. Celles, atypiques, dun auteur talentueux nomm Sylviane Vayaboury dont ce livre est le premier ouvrage publi. Ne Fort-de-France, celle-ci a grandi dans la Cayenne des annes 60-70, loin de ses propres parents, mais entoure de lamour et de lhumanit de ses parents adoptifs au parcours surprenant. En vingt-cinq textes suggestifs et pittoresques, tels des estampes japonaises, Vayaboury raconte les heurs et malheurs de la jeune fille la fois comble et inquite quelle fut. Partag entre la Guyane, les Antilles et la France, son parcours reflte quelque chose de cette inquitude intrieure, la douleur, lamerturme que la maturit na pas permis de contenir et qui percent parfois dans ces pages. Un regard pos sur une photo encadre, celle de ma mre, la biologique, celle dont je ne connais rien, mme pas le son de la voix, seulement quelques traces crites, jetes sur quelques rares cartes postales ou de voeux. Quelques mots en sourdine lors dun dpoussirage de mobilier. Cette douleur silencieuse, prsente tout au long des 150 pages de ce mince volume, saccompagne dune force dvocation peu commune pour un premier roman. Sur le mode de je me souviens , lauteur nous entrane dans le tourbillon dun pass o le politique se mle au personnel, le trembl sentimental aux turbulences dune socit guyanaise en pleine mutation. Des personnages hauts en couleur, affubls des noms inventifs de la Tour Eiffel ou de Femme Touloulou , y cohabitent avec Gaston Monnerville et Christophe Colomb et lOncle A., gaulliste de la premire heure. Les plages avec les coles, la grande Histoire de la Guyane de la rue vers lor, du bagne avec les petites histoires de coeur des jeunes filles en fleur. Cela donne un rcit doux-amer, spontan et tonnamment vif ! Rue Lallouette prolonge, par Sylviane Vayaboury. Editions de lHaramttan, 140 pages, 13 euros. T. C. Les mutations du thtre africain (MFI) Depuis une quinzaine dannes, les dramaturgies du Sud ont subi des mutations profondes, elles ne sinscrivent plus dans une recherche esthtique identitaire mais ont fait le choix de louverture, se pensent au monde et assument lhybridation issue de lhistoire coloniale pour la retourner en force dinvention et de renouvellement , crit Sylvie Chalaye dans le dernier numro de la revue Notre Librairie, consacr aux thtres francophones dAfrique et de la diaspora. Interrogeant tous les aspects de la cration thtrale, de lcriture la rception de la pice produite sur scne, en passant par ldition, la mise en scne et les influences diverses et varies sur les auteurs, ce numro sattache dmontrer combien le thtre africain a volu, mme si ses pigones continuent de revendiquer haut et fort lhritage qui dun Sony Labou Tansi, qui dun Soyinka, qui dun thtre traditionnel rituel. Pour Sylvie Chalaye, ces mutations datent de la fin des annes 80 avec les premires reprsentations du thtre dun Kossi Efoui, dun Kangni Alem, dun Koulsy Lamko, dun Koffi Kwahul, dun Caya Makhl, dune Werewere Liking ou dune Michle Rakotoson. Sous la plume de ces nouveaux dramaturges, le thtre africain a cess dtre fer de lance de la contestation politique ou mise en scne dun univers mythique pour sintresser aux vcus des humains ordinaires pris dans la tourmente du monde contemporain . Autre caractristique de ce nouveau thtre, son ouverture au monde, son hybridation que la Camerounaise Liking rsume dans une phrase-manifeste des dramaturgies contemporaines du Sud : Nous voulons pouvoir nous inspirer librement dun n japonais ou dun western spaghetti, les digrer et en nourrir notre crativit sans pour autant cesser dtre africains ! Thtres contemporains du Sud 1990-2006 , Notre Librairie, n 162, juin-aot 2006. Revue publie par Culturesfrance. T. C. La fcondit des lettres carabes (MFI) La littrature caribenne est lhonneur dans le numro aot-septembre de la clbre revue Critique, fonde dans les annes cinquante par Maurice Blanchot. Coordonn par un pionnier des tudes littraires caribennes, Albert James Arnold, de lUniversit de Virginie (Charlottesville), ce numro est compos dune dizaine dessais sur lensemble de la littrature caribenne et de textes indits par quelques-unes des grandes plumes de la Carabe telles que Maryse Cond, David Dabydeen, Indiana Hernandez et Ellen Ombre. Lobjectif dArnold est de proposer aux lecteurs de la revue, familiers du versant francophone (Aim Csaire, Glissant, crivains de la crolit) de la production littraire caribenne, un ambiteux portrait de groupe des littratures carabes. On loublie souvent en France : cet espace carabe est une mosaque de peuples, dhistoires, de langues et de littratures. Le roman, lessai, la posie scrivent l-bas en franais, mais aussi en anglais, en espagnol, en nerlandais et, bien sr, en crole , explique la quatrime de couverture. Ainsi, lallant et le talent nont pas t lapanage des seules Antilles francophones, mais concernent toute laire carabe. Aire littraire par excellence qui runit, comme le rappelle Arnold dans une note en bas de page, quatre Prix Nobel de littrature (V.S. Naipaul, Derek Walcott, Gabriel Garcia Maruqez et Saint-John Perse). Ses diverses zones linguistiques, anglophones, nerlandophones, francophones, se caractrisent par un processus de mtissage et de crolisation, qui constitue la marque de fabrique du vcu comme de la cration culturelle caribenne, que les tudes proposes par les experts et chercheurs rassembls dans ce beau numro de Critique permettent dapprhender dans toute sa diversit particulirement fconde. Aux quatre vents de la Carabe , Critique, numros 711-712, aot-septembre 2006. Revue publie par les Editions de Minuit. T. C. Un auteur dcouvrir Les Antilles dmystifies dErnest Ppin (MFI) Romancier et pote, le Guadeloupen Ernest Ppin dmonte les mythes de lle paradisiaque auxquels son pays natal est trop souvent rduit. Nulle terre nest plus ni moins terre quune autre terre des hommes : cest par cette phrase, que le protagoniste europen fait graver sur la tombe de sa mre adoptive guadeloupenne, que se clt LEnvers du dcor dErnest Ppin. Cinquime oeuvre de fiction de lauteur, ce roman sinscrit dans une dmarche littraire de retour au pays natal, de la dcouverte de la Guadeloupe avec ses beauts, mais aussi avec ses laideurs, ses enfers et ses contradictions, sans doute pour se mieux approprier ce pays o le romancier est revenu vivre au dbut des annes 80 au terme dune longue absence. Cette appropriation se fait par le biais dun rcit initiatique, celui dun certain Jean-Paul, un Franais de la mtropole qui se rend en Guadeloupe dans le but de sy installer. Si dans les premiers temps le destin sourit au hros venu chercher fortune par-del les ocans, le restaurant la mode quil a cr pour touristes et autochtones fortuns fait rapidement faillite en raison de la crise conomique. Ruin, abandonn par sa femme, lex-restaurateur erre dans les rues de Pointe--Pitre jusquau jour o il choue au pied du stand dune vendeuse de sorbets du march de la ville. La vieille Anandine prend ce clochard blanc en piti, ladopte, le soigne, soccupe de lui, bref, laide retrouver un sens la vie. Critique sociale et fable potique A travers les heurs et malheurs de ce Cariben dadoption se dgage en pointill le portrait dune socit guadeloupenne la drive, malade de son pass colonial et de son prsent immobile : difficults conomiques, endettement chronique des familles qui vivent au-dessus de leurs moyens, consommation outrance, xnophobie, triste sort des femmes condamnes la souffrance par la dveine et la violence de leurs hommes. Ces femmes ont pour noms Anandine, Choucroune, la Rougeaude. Leurs histoires la fois loufoques et tragiques sentrecroisent avec le rcit principal de qute de sens, donnant ce roman lpaisseur des popes anciennes. Car Lenvers du dcor nest pas seulement une critique sociale, il est aussi une fable sur le potentiel de rsistance de lesprit humain qui russit souvent transformer ladversit en point dappui pour aller de lavant. Cest prcisment grce cet esprit indomptable que le protagoniste du roman, mais aussi les femmes noires qui lentourent et le soutiennent, russissent rester debout, plier sans rompre. Auteur de cinq romans, Ernest Ppin est entr dans la littrature par la posie. Jai t profondment influenc dans ma dmarche intellectuelle et culturelle par loeuvre dAim Csaire, a-t-il crit. (...) Cest donc partir de Csaire que jai abord la posie . Pas seulement la posie, mais aussi la fiction car des romans de Ppin sourd un souffle potique singulier qui est sans doute la marque de fabrique de sa prose. Jugez-en vous-mme en relisant haute voix cette vocation quasi-incantatrice de la Guadeloupe par le hros de LEnvers du dcor : Les tours rivalisent avec des cordillres. On vend des pomes la crie. On avait vendu et achet des hommes. Les roches graves hlent le gnocide. Les oiseaux parlent. Les arbres mangent des pierres. Les morts vivants dambulent. Les poissons marchent quatre pattes. Les mers se donnent la main. Certains fruits ressemblrent au coeur des victimes sacrifies. Les cyclones balaient des villes entires. Les volcans crachent la mort par leurs vents. La Vierge noire. Le Pain de Sucre. Au bout, au bout, nous avons aperu une le pauvre, une le caman, une le papillon aux ailes dissymtriques. Cest l quil fallait aller... . Tirthankar Chanda * Loeuvre dErnest Ppin est compose de romans, mais aussi de plusieurs recueils de posie et dcrits pour la jeunesse. Ses cinq romans sont : LHomme au bton (Gallimard, 1992), Tambour-Babel (Gallimard, 1996), Le Tango de la haine (Gallimard, 1999), Cantique des tourterelles (Ecriture, 2004) LEnvers du dcor (Le Serpent Plumes, 2006). | |||
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