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24/11/2006 | |||
Chronique Livres | |||
Fils lus du prophte (MFI) Dans le Maroc des annes quatre-vingt, le narrateur, un jeune Casablancais issu de ces familles fassies qui forment la grande bourgeoisie de la capitale conomique du pays, trane son ennui et ses certitudes entre les courts de tennis et le lyce. Ce fils davocat, fier de son ascendance et sr de son avenir, considre dun il indiffrent les serviteurs et petites bonnes qui lentourent, dans lattente du mariage brillant et dune situation la mesure de son statut de descendant du prophte. Mais la rencontre fortuite avec Malik, journaliste lcoute des battements de cur du Maroc profond, va dessiller le jeune nanti. Progressivement, ladolescent aux certitudes ancres va dcouvrir lexistence des humbles, commencer par celle de son chauffeur, Sidi Mohamed, surnomm Simo. Cet homme du silence et de leffacement entretient une tonnante complicit avec Malik qui linitie aux pratiques religieuses dune zaouia de quartier. Religion mais aussi revendications sociales de ce petit peuple affam et dsenchantement des derniers trangers : peu peu apparaissent en filigrane les failles qui lzardent le royaume de Hassan II. Devant sa famille, sourde toute vellit de changement, le narrateur garde le silence mais, lissue de quelques mois de relations avec Malik, le doute aura germ dans son esprit. Ce premier roman de Driss C. Jaydane, un auteur frano-marocain dj auteur de plusieurs nouvelles, est une satire sociale tout en nuances qui en dit long qui veut lire entre les lignes. Le jour venu, Driss C. Jaydane, Seuil, 220 pages, 18 euros. Genevive Fidani Portrait dun Rastignac cairote (MFI) La porte souvrit sur une pice immense, infinie. Tout un univers riche en significations et en stimulations sollicita dun coup son attention. Ainsi dbute le nouveau roman du prix Nobel gyptien Naguib Mahfouz, qui parat en franais ces jours-ci, quelques mois aprs la disparition du matre. Ds les premires lignes, nous entrons dans cet univers la fois malfique et plein de charmes que Mahfouz dcrit avec la minutie passionne dun peintre. Cest dans un monde quasi-paradisiaque que pntre ds les premires pages Othmn Bayyoumi, le jeune hros de Son Excellence. Il vient dtre recrut par lAdministration centrale o ce fils de cocher aux traits de Rastignac rve de faire carrire. Le jeune homme deviendra un fonctionnaire zl qui, sous les yeux amuss du lecteur mis en confiance par les splendeurs de la prose de Mahfouz, monte en grade, franchissant coups de veulerie et de flagornerie les obstacles qui se dressent sur ses pas. Jusqu y perdre son me ! Paru en arabe il y a trente ans, Son Excellence est plus une novella quun roman. Une narration trs mahfouzienne qui mle le ralisme du conteur et lironie caustique et cinglante du romancier moderne, devenus au fil dune uvre prolifique la marque de fabrique de celui quon appelait le Zola du Nil . Si ce rcit-portrait dun bureaucrate pathtique et kafkaen qui sacrifie tout, bonheur, thique, humanit, lautel de lascenscion sociale, natteint pas la perfection de lblouissante Trilogie (Impasse des deux palais, Le palais du dsir et Le jardin du pass) qui a fait la rputation de ce grand romancier, on le lit dun seule traite, happ par cette ambiance dltre de fin de civilisation o cohabitent la joie de vivre et la pourriture que la plume alerte de Mahfouz sait rendre merveille. Son Excellence, par Naguib Mahfouz. Traduit de larabe par Rania Samara. Editions Actes Sud, 160 pages, 20 euros. Tirthankar Chanda Les sortilges du Caire (MFI) Si, depuis Naguib Mahfouz, les crivains gyptiens se sont attachs faire connatre au lecteur le Caire et ses charmes vnneux, il est rare que des auteurs trangers sy soient risqus avec autant de bonheur. Cest le pari audacieux, engag et russi par Carine Fernandez, enseignante et chercheuse, dont cest l le second roman. Il faut dire que cette incorrigible voyageuse sait de quoi elle parle. Vingt annes passes au Liban, en Egypte et en Arabie Saoudite ont fait delle une grande connaisseuse de lOrient, de ses mythes et de ses sortilges. Carine Fernandez ne parle pas du Caire, elle le vit, elle lprouve dans sa chair, dans son sang. Helen, lIrlandaise revenue vivre Londres aprs ses annes gyptiennes en compagnie de sa fille Djehane, se souvient. De Youssef Iskander, ce fils de famille ruin et mlancolique et des annes passes auprs de lui entre Hliopolis et Alexandrie quand le couple tentait encore de sauver les apparences. Du jeune couple dtudiants brillants, il nest rapidement rest que deux individus attachs lun lautre par les liens du mariage et de lennui. Ennui que Youssef a tent de rompre dans les bras de Malika, jeune femme force de vendre son corps pour survivre. Ennui qui submergera Helen lIrlandaise que jamais les Egyptiens ne reconnatront comme lune des leurs. Le drame qui couve ds le commencement du roman finira par clater et la jeune femme rentrera panser ses plaies dans un pays de pluie et de neige qui lui ressemble. Un roman fort, empreint de nostalgie et de violence. La comdie du Caire, par Carine Fernandez. Editions Actes Sud, 206 pages, 18 euros. G. F. Que la terre te soit lgre ! (MFI) Grand-mre la personnalit un brin crasante, Emilia vient de mourir en terre dIsral, au terme dune vie de rvolte. Pour cette sfarade dorigine libyenne et rescape de la Shoah, la vie dans le quartier pauvre de Pardes Katz, la priphrie de Tel Aviv, aurait pu se parer de quelque douceur. Mais linfatigable Emilia en a dcid autrement. Jusqu sa mort, la vieille dame a voulu mener un ultime combat au sein de son propre pays. Dnonant avec force la mainmise de la culture ashknaze sur sa terre daccueil, elle refuse toute tentative dassimilation et entend bien conserver son identit sans toutefois pargner aux siens les critiques quelle juge mrites. Ce combat sera essentiellement men par le truchement de son petit-fils, un tudiant en philosophie parfois perturb par les explosions de laeule, qui au fil de ses propres expriences apprendra faire la part des choses. Au terme dun long dialogue avec sa grand-mre, ce dernier parviendra se librer et apprhender la vie en Isral avec des yeux nouveaux. Ni rquisitoire, ni dnonciation en rgle, ce court premier roman de Yossi Sucary pose la question des difficults entre communauts, nes au sein dun Etat en pleine construction. Si les antagonismes entre ashknazes et sfarades ont exist, on sait aussi quils tendent se rduire dans ce creuset de populations quest devenu Isral. En professeur de philosophie quil est, Yossi Sucary sait sans doute quil est important de se rconcilier avec soi-mme avant de se rconcilier avec les autres. Emilia et le sel de la terre. Une confession, par Yossi Sucary. Traduit de lhbreu par Ziva Avran. Editions Actes Sud, 155 pages, 16 euros. G. F. La controverse autour du fait colonial (MFI) Spcialiste de sciences politiques et chercheur au Centre dtudes et de recherches internationales de Paris (CERI), Romain Bertrand se penche, dans Mmoires dempire, sur 2005 considre comme lanne de la guerre ouverte des mmoires du fait colonial . Dcrivant lmergence dune controverse mmorielle autour de la colonisation , le chercheur en dcortique lobjet le bilan de la colonisation et les mcanismes de production le jeu clientliste entre les dputs et leurs lectorats, les concurrences entre organisations militantes Citant prcisment les discours originaux des nombreux acteurs, Romain Bertrand examine trs minutieusement les lments de la construction de cette controverse : la gense de la loi du 23 fvrier 2005, dont larticle 4 mit le feu aux poudres ; le fait que pour la premire fois depuis la fin de la guerre dAlgrie, des enfants de membres actifs de lOAS sigent lassemble ; la leve du verrou anti-OAS au sein mme des milieux gaullistes, lie aux profondes mutations de la droite de gouvernement qui expliquent comment des lus en sont venus penser comme lgitime et politiquement avantageux le recours un discours de rhabilitation du pass colonial et de lOAS Mais le chercheur sattache galement dcrypter comment la dfense de la thse dune colonisation en deux temps (celui de la conqute, brve et violente, auquel aurait succd celui, plus long, de la mise en valeur), suscite en raction la thse dune colonisation caractrise par son essence la violence , ce qui nest pas sans consquences : rapporte son essence, la colonisation na plus dhistoire, et cette mise en suspens de lhistoricit de la colonisation permet la mise en quivalence, dans le discours politique, des coloniss dhier avec les immigrs daujourdhui. Bien des commentateurs de la crise des banlieues qui intervient la fin de cette mme anne 2005 vont ainsi prter ses jeunes acteurs une psychologie dont rien, dans leurs propres dclarations, ne permet dtablir la ralit . La rvolte urbaine nest plus porte au compte dune marginalisation sociale appelant un renforcement de la lutte contre le chmage et lexclusion, mais dune demande de repentance () Le discours sur lorigine ou sur la nature coloniale des discriminations contemporaines tend relguer au second plan leur analyse en termes de luttes sociales. Un livre passionnant pour qui veut comprendre la logique de fonctionnement ordinaire du systme politique franais. Mmoires dempire, la controverse autour du fait colonial , par Romain Bertrand. Editions du Croquant, 219 pages, 18,50 euros. Pour informations complmentaires, consulter : http://www.editionsducroquant.org Ariane Poissonnier Qui sont les Chinois ? (MFI) La Chine simpose de plus en plus comme une grande puissance, en Afrique comme en Europe. On parle mme de Chinafrique pour dsigner ce nouveau pouvoir dinfluence. Mais qui sont les Chinois ? Comment pensent-ils, quelles sont leurs valeurs ? Jean-Franois Billeter, sinologue et traducteur suisse, sest fait connatre du grand public par ses Leons sur Tchouang-tseu (Allia, 2002), introduction vivante et didactique aux enjeux de la traduction, et donc de la comprhension des autres cultures. Dans ce nouveau livre, il critique en particulier le sinologue et philosophe franais Franois Jullien, et plus gnralement les traductions qui accentuent l exotisme , qui donnent une tranget artificielle une pense dont on devrait supposer au contraire la commune humanit, sur la base de lunit foncire de lexprience humaine . Opposer, cest perdre de vue , disait Tchouang-tseu. Et Billeter renchrit : Lorsquon pose a priori la diffrence, on perd de vue le fond commun. Quand on part du fond commun, les diffrences apparaissent delles-mmes. La position de Jullien apparat alors, au terme dune passionnante enqute sur la constitution progressive dun vritable mythe du confucianisme (o il est question du premier empereur en 221 av. J. C., des dynasties successives, des grands commis de lEtat, des Jsuites, des philosophes des Lumires et des dbats du XXe sicle aprs la fin de lempire), comme le dernier avatar dune idologie du pouvoir imprial qui dominerait aujourdhui les esprits en Chine. La fameuse culture chinoise , avec sa philosophie de l immanence et sa pit filiale , serait le produit dune trs ancienne politique dacculturation et de domination, oppose la libert individuelle, en phase aujourdhui avec lconomie no-librale et les ides du management ! Voil une thse qui fera rflchir Contre Franois Jullien, par Jean-Franois Billeter. Editions Allia, 122 pages, 6,10 euros. Frdric Lefebvre Dcider dtre belle (MFI) La beaut ne rside pas seulement dans un physique harmonieux, don de la nature ou fruit de la chirurgie esthtique. Elle se construit tout au long de la vie grce aux expressions et la gestuelle qui sont le reflet des motions vraies et dune personnalit attachante. Cest cette troisime voie mi-chemin entre la beaut physique et celle de lme que dfend le docteur Jean-Claude Hagge, chirurgien esthtique de renom, dans son troisime ouvrage Vous tes-belle !. Volontairement provocateur, lhomme de lart fustige la recherche dune perfection physique condamne rester subjective. Si chacun a droit un standard minimum individuel garanti (SMIG) de beaut, pouvant justifier parfois laide de la chirurgie esthtique, il ne saurait tre question de sen remettre exclusivement la perfection plastique pour prtendre la vraie beaut. On ne nat pas belle, on le devient assne malicieusement Jean-Claude Hagge pour qui la conqute de la beaut ne peut tre que le fruit dun parcours intrieur empreint de lucidit et dindpendance desprit. Refuser les modles imposs par les mdias ou le monde de la mode, ne pas cder la dictature de la jeunesse tout prix : tels sont les vritables secrets de beaut que chacun devrait mettre en pratique. Cest en se librant des schmas et en dfendant la singularit de sa beaut que lindividu, homme ou femme, accde la plnitude. Un discours tonnant de la part dun professionnel de lesthtique qui amnera le lecteur reconsidrer sa perception de la beaut. Vous tes belle !, par Jean-Claude Hagge. Editions Odile Jacob, 166 pages, 19,50 euros G. F. Alcoolisme : savoir quand il faut arrter (MFI) Parce que lalcool fait des dizaines de milliers de victimes chaque anne (45 000 pour la France), parce que la dpendance sinstalle plus vite quon ne le croit et quil est difficile de rompre avec lalcoolisme, le livre du docteur Philippe Batel, psychiatre et alcoologue, peut tre considr comme une uvre de salubrit publique. Selon les normes tablies par des chercheurs, il suffit de consommer plus de 14 verres dalcool standard par semaine pour les femmes et plus de 21 verres pour les hommes pour encourir de risque de dvelopper lune des nombreuses pathologies lies lalcool. Destin aux professionnels de la sant mais aussi tous ceux qui se posent des questions sur leur relation lalcool ou qui souffrent dj de dpendance et leur entourage, louvrage fait le point sur les connaissances scientifiques actuelles valides par les chercheurs en alcoologie (risques pour les enfants natre, maladies du foie, atteintes du systme nerveux, risques cardio-vasculaires, cancers, etc.). Lauteur se penche galement sur laspect social de lalcoolisme et sur les consquences quil induit dans les rapports avec autrui. Accidents, violences, divorces, perte demploi constituent lautre versant du flau quil reprsente pour la sant des individus. Parce quil est difficile de sortir de la dpendance, parce que les dgts occasionns par lalcool sont irrversibles, il importe, souligne le docteur Batel, didentifier et de soigner au plus tt les personnes dpendantes qui doivent tre traites comme des malades, hors des considrations morales longtemps lies lalcoolisme. Pour en finir avec lalcoolisme, par le docteur Philippe Batel. La Dcouverte, 213 pages, 16 euros G. F. Vivre : le dfi permanent (MFI) Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, inventeur du concept de rsilience (cf. Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999), continue dexplorer les chemins de la vie et du bonheur. De chair et dme, son septime ouvrage, sappuie la fois sur les ressources de la psychologie et de la neurobiologie pour identifier les causes du mal-tre chez les individus mais aussi les moyens de les aider se frayer un chemin dans la vie. Pour lauteur, les connaissances actuelles doivent conduire llaboration dune mthode intgrant les donnes de disciplines diffrentes. La sparation des maux du corps et de lme nest plus dactualit. Il est au contraire capital de considrer linteraction entre ces deux entits et les possibilits de rparer ce qui a t endommag chez lune ou lautre. Car de mme que la mdecine et la chirurgie savent rparer les corps, lme se rduque. Limagerie crbrale montre que des lsions crbrales apparues suite un accident ou un traumatisme peuvent rgresser voire disparatre quand un individu est convenablement rduqu par le biais de stimulations sensorielles, dimages, de mots ou dexpriences nouvelles. Cette dcouverte capitale porte un indniable message desprance. A tout ge et quel que soit le traumatisme vcu, les rsonances extrieures peuvent conduire lindividu une vritable renaissance. Les expriences perues un temps comme ngatives peuvent devenir constitutive dune nouvelle aptitude au bonheur. A condition de savoir les accepter et sen servir. De chair et dme, par Boris Cyrulnik. Editions Odile Jacob, 257 pages, 21,90 euros G. F. | |||
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